J’étais extrêmement inquiet et extrêmement furieux contre la communauté internationale et en particulier les États-Unis qui avaient gâché des jours et des semaines de temps précieux en palabres creuses, pendant que le dictateur reconquérait la Libye morceau après morceau.
Et puis alors il y eut le spectacle incroyable du Conseil de sécurité des Nations unies se réunissant dans l’heure, faisant l’économie de discours pour adopter la résolution appelant à une intervention militaire.
La scène qui suivit sur la place centrale de Benghazi et le reportage en direct sur Al-Djezeera m’a rappelé la place Mugrabi à Tel Aviv le 9 novembre 1947, juste après l’adoption par l’Assemblée générale des Nations unies de la résolution partageant la Palestine entre un État juif et un État arabe. Les sentiments de joie et de soulagement étaient palpables.
L’HÉSITATION des États-Unis et d’autres pays à intervenir militairement en Libye était scandaleuse. Bien plus – c’était monstrueux.
Mon coeur est avec le peuple libyen. (En fait, en hébreu “libi” signifie “mon cœur”.)
Pour moi, “non intervention” est un gros mot. Cela me rappelle la guerre civile espagnole, qui s’est déroulée alors que j’étais très jeune.
En 1936, la république espagnole et le peuple espagnol furent violemment attaqués par un général espagnol, Francisco Franco, avec des troupes amenées du Maroc. Ce fut une guerre très sanglante, avec des atrocités indicibles.
Franco reçut l’aide déterminante de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste. L’armée de l’air allemande sema la terreur dans des villes espagnoles. Le bombardement de la ville de Guernica a été immortalisé par une peinture de Pablo Picasso. (L’histoire dit que lorsque les nazis occupèrent Paris quelques années plus tard, ils furent scandalisés par cette peinture et qu’ils crièrent à Picasso : “C’est vous qui avez fait cela ? “Non,” répondit-il calmement : “c’est vous !”)
Les démocraties occidentales refusèrent obstinément de venir en aide à la république et forgèrent l’expression “non-intervention”. Non-intervention signifiait en pratique que la Grande-Bretagne et la France n’interviendraient pas, alors que l’Allemagne et l’Italie intervenait, et de la pire des façons. La seule puissance étrangère à venir en aide aux démocrates coalisés fut l’Union Soviétique. Comme nous l’avons appris plus tard, les agents de Staline exploitèrent la situation pour éliminer leurs compagnons d’armes – socialistes, syndicalistes, libéraux et autres.
Des idéalistes du monde entier rejoignaient les brigades internationales de la république. Si j’avais eu quelques années de plus, je me serais sans aucun doute porté volontaire, moi aussi. En 1948, nous chantions avec enthousiasme, dans notre propre guerre, les chants des brigades internationales.
POUR QUELQU’UN qui vivait à l’époque de l’Holocauste, en particulier pour un Juif, il ne peut y avoir aucune place pour le doute.
Quand cela fut terminé et que l’étendue terrible du génocide apparut, il y eut une protestation véhémente qui ne s’est pas encore éteinte.
“Où était le monde ? Pourquoi les alliés n’ont-ils pas bombardé les lignes de chemin de fer qui menaient à Auschwitz ? Pourquoi n’ont-ils pas détruit depuis les airs les chambres à gaz et les crématoriums des camps de la mort ?
Ces questions n’ont pas à ce jour reçu de réponses satisfaisantes. Nous savons qu’Anthony Eden, le ministre des Affaires étrangères britannique, a demandé au Président Franklin Roosevelt : Qu’allons-nous faire avec les Juifs (qui tentent de fuir) ?” Nous savons aussi que les alliés avaient terriblement peur d’apparaître comme menant une guerre “pour les Juifs”, comme l’affirmait du matin au soir la propagande nazie. Et même, les Allemands répandaient des tracts sur les positions américaines en Italie avec l’image d’un Juif répugnant, au nez crochu, faisant la cour à une blonde américaine, avec ces mots : “Pendant que vous risquez votre vie, le Juif est chez vous en train de séduire votre femme !”
Le recours à la force pour empêcher les nazis de tuer les Juifs allemands – tout comme les Romains – aurait indiscutablement constitué une ingérence dans les affaires intérieures de l’Allemagne. On aurait pu constituer un dossier très solide pour affirmer que ce n’était pas l’affaire des autres pays, certainement pas celle de leurs forces armées.
Aurait-il fallu le faire ? Oui ou non ? Et si la réponse est oui, pourquoi cela s’appliquerait-il à Adolf Hitler et pas à ce petit Fuehrer de Tripoli ?
CECI, NATURELLEMENT, nous conduit tout droit au Kosovo.
Là-bas, la même question s’est posée. Slobodan Milosevic était en train de commettre un acte de génocide – expulsant toute une population, commettant des atrocités en cours de route. Le Kosovo était une partie de la Serbie et Milosevic prétendait qu’il s’agissait d’une affaire interne à la Serbie.
Lorsqu’il y eut une protestation mondiale, le Président Bill Clinton prit la décision de bombarder des installations en Serbie pour amener Milosevic à arrêter. Officiellement, ce fut une action de l’OTAN. Elle atteignit son but, les Kosovars rentrèrent chez eux et nous avons aujourd’hui la République indépendante du Kosovo.
À l’époque, j’ai applaudi publiquement, à la consternation de beaucoup de mes amis de gauche chez nous et dans le monde entier. Ils soutenaient que la campagne de bombardement constituait un crime, en particulier parce qu’elle était menée par l’OTAN, qui est pour eux un instrument du diable.
Ma réponse fut que pour prévenir un génocide, j’étais prêt à passer un pacte même avec le diable.
Cela s’applique aussi à la situation d’aujourd’hui. Je ne me soucie pas de savoir qui met fin à la guerre meurtrière de Kadhafi contre son peuple, et en particulier qui effectue des raids de bombardement contre ses forces aériennes. Les Nations unies, l’OTAN ou les États-Unis seuls – peu importe ceux qui le font, qu’ils soient bénis.
Il y a quelque jours, un jour où les pilotes de Kadhafi tuaient des Libyens comme d’habitude, je lisais un article d’une journaliste américaine que j’aime et apprécie fort. Elle attaquait férocement l’idée que les États-Unis imposent une zone d’interdiction de vol au-dessus de la Libye, en particulier parce qu’elle avait le soutien de l’abominable Paul Wolfowicz.
Il semble que c’est devenu une affaire intérieure américaine. Tandis que l’extrême droite (désignée pour une raison quelconque de “conservateurs”) – des membres du Tea Party, des neo-cons et consorts - plaident en faveur d’une zone d’interdiction de vol, des “libéraux” politiquement corrects (une autre de ces expressions curieuses) s’y opposent.
Des gens se font tuer par un dictateur brutal, à moitié fou, un pays entier court à sa ruine – en quoi diable cela concerne-t-il la politique intérieure des États-Unis ? Et pourquoi mes amis ont-ils été entraînés du mauvais côté ?
BARACK OBAMA s’est une fois de plus surpassé, ne disant que des choses justes et en effectuant de mauvaises – ou ne faisant rien du tout.
Il a dit à Kadhafi de s’en aller, puis il a continué d’observer passivement pendant que le tyran, au lieu d’aller peu importe où, terrorisait sa population. Son Secrétaire à la Défense disait à tout le monde combien l’imposition d’une zone d’interdiction de vol serait incroyablement difficile, ses généraux mettaient en garde contre le déclenchement d’une nouvelle guerre qu’ils ne sont pas en capacité de mener. Les tout puissants États-Unis d’Amérique apparaissaient comme une puissance dépassée, incapable d’organiser même la plus petite opération militaire contre l’armée de l’air dérisoire d’un dictateur de pacotille. N’importe quel commandant de l’armée de l’air israélienne aurait réglé l’affaire avant l’heure du déjeuner.
Nous ne sommes pas le policier du monde ont fait valoir les hommes politiques américains. Mais c’est exactement ce qu’est une superpuissance – le pouvoir implique des responsabilité.
Le spectacle pitoyable de l’Administration Obama tout au long de cette crise montre que les États-Unis ne sont plus une superpuissance, juste un grand pouvoir soucieux de conserver ses approvisionnements en pétrole avec le concours de rois et d’émirs qui partagent les mêmes intérêts. Venant après sa capitulation servile devant le lobby de la droite israélienne et son véto à la résolution du Conseil de sécurité contre le développement des colonies, la conclusion est vraiment triste.
Des cyniques vont dire que les Américains souhaitent en réalité conserver Kadhafi , afin qu’il puisse continuer à fournir du pétrole, tout comme ils soutiennent les autocrates d’Arabie Saoudite qui écrasent leurs populations et continuent à exploiter le pétrole comme s’il s’agissait de leur propriété privée.
La “non-intervention” livra le peuple espagnol au bon vouloir de Franco et protégea Hitler aux étapes les plus délicates de sa préparation à la guerre. Une intervention directe, d’autre part, a conduit Milosevic à la prison des criminels de guerre.
JE SOUHAITE exprimer ma position là-dessus de façon parfaitement claire.
La doctrine de non-intervention dans les affaires internes d’autres pays lorsqu’il est question de génocide et de tueries massives est caduque et devrait être enterrée avant que les cadavres ne commencent à sentir jusqu’au ciel.
À ce moment de l’histoire, il est du devoir de toutes les nations de prévenir les atrocités systématiques commises par un gouvernement criminel à l’encontre de ses citoyens. Ce devoir incombe à des institutions internationales comme les Nations Unies, mais lorsque ces institutions se dérobent, comme elles le font souvent, le devoir incombe à des nations particulières ou à des groupes de nations. C’est à l’honneur de la Ligue arabe, qui comprend 22 nations arabes, d’en être venue clairement à approuver une intervention militaire contre Kadhafi – mais pas contre d’autres tyrans arabes dont certains ont voté en faveur de la résolution.
Il y a des siècles, il était admis que chaque nation soit responsable de la capture et du jugement des pirates, sans considération du lieu de leur crime et des personnes contre lesquelles il avait été commis. Ce principe devrait s’appliquer aujourd’hui aux crimes commis par des régimes contre leurs citoyens. Il faudrait se saisir de Mouammar Kadhafi et le juger.
L’Humanité évolue vers un ordre mondial civilisé. La non-intervention est tout le contraire.
La résolution prise en urgence jeudi par le Conseil de Sécurité a constitué un pas historique dans cette direction. En imagination, je voyais des avions français quittant leurs pistes d’envol dans les minutes suivant le décompte des votes. Cela ne s’est pas produit. Mais la Libye est sauvée et le sort de Kadhafi est scellé.
En langage international, la non-intervention est vraiment devenue un gros mot.