Ces mots me vrillent la tête et pèsent en moi comme des blocs de béton.
Kalandia, camp de réfugiés palestiniens, le Mur plein de graffitis dénonçant l’horreur, la honte. Dans son prolongement, le checkpoint où passent les véhicules, sous contrôle israélien.
Tous les « passagers » descendent du bus palestinien, seuls sont autorisés à y rester les personnes très âgées ou invalides.
Nous nous retrouvons dehors sans trop savoir où aller. Des baraquements sur le côté, dans un espèce de no man’s land. Nous devons, nous dit-on aller par là.
Devant nous, des gens amassés devant trois grands tourniquets zébrés de barres de fer. Au dessus des informations lumineuses défilent en boucle comme un télex :"WELCOME TO ATAROT TERMINAL...
Au dessous... : "BE PATIENT..."
Des femmes, enfants, hommes, sont entassés devant chaque tourniquet dont la mise en marche est fonction de « feux » rouges ou verts qui s’allument.
Au « vert », on s’engouffre, on pousse, on étouffe : des femmes très pressées bloquent le tourniquet, veulent à tout prix passer de l’autre côté, empoignade, brouhaha agressif. J’étouffe, collée à Annie. Dix personnes passent ce premier barrage et vont présenter leur papier à un soldat dans un bureau vitré. La lumière est passée au rouge, on attend.
Je suis, nous sommes du bétail. J’ai dans la tête les visions de taureaux qu’on fait entrer dans l’arène. Moi aussi je veux passer, moi aussi je pousse ceux qui sont devant, me libérant un espace pour ne pas « crever ».
On passe, on ne reprend pas le même bus car il est parti. Le copain qui était avec nous est passé lui du côté des voitures, récupérant le car, après avoir fait des photos du Mur. Il a nos bagages. Le chauffeur ne voulait pas nous attendre plus longtemps. Il est content de lui, de sa « naïveté » comme il dit, nous on est allé par deux fois le chercher, près du Mur. Il ne comprend pas, lui il s’est « bien débrouillé »... no comment.
Rentrée en France, le lendemain, je ne pensais pas trimballer en moi ce checkpoint, pourtant, j’ai une boule sur l’estomac, une angoisse diffuse.
Je me réveille la nuit. Je cueille des olives encore et encore... je ne sais plus trop où je suis, devant faire un effort mental pour reconstruire mon environnement immédiat.
Au boulot, premier jour, l’indifférence de certains me met mal à l’aise. Ils n’en ont rien « à cirer ». D’autres se rendent compte que cette « expérience » m’a marquée. Je ne suis pas gaie, m’isole. Je suis encore là-bas, coincée au checkpoint. Je n’imaginais pas que je serais « habitée » ainsi. J’ai cette même angoisse que j’ai eu, sans raison apparente, avant que j’apprenne qu’une amie très proche avait une leucémie foudroyante.
J’ai envie de chialer.
Toutes les nuits, je suis là-bas... je cueille... comme si c’était vital de le faire.
Cette inhumanité m’a profondément blessée. Je pense qu’en moi elle a télescopé les images, les films vus sur la période nazie. Que des Juifs puissent traiter d’autres humains comme des bestiaux, annihile le temps. Je suis devant un Mur. Je pourrais meugler. Le Mur est en moi et ma pensée bute contre son impensable et barre mes nuits. J’étouffe, comme ils étouffent, et mon impuissance me submerge.
Je crois profondément qu’il est nécessaire qu’un maximum de personnes aillent en Palestine. On peut témoigner et c’est un devoir, mais ressentir une inhumanité n’est pas traduisible. Je la porte en moi.
Je suis libre mais je sais, je sens, que non, je ne suis pas Palestinienne, non je n’étais pas Juive en 40 mais je suis, je fais partie de la communauté humaine, et dans ce checkpoint, où on me souhaitait la bienvenue, j’ai rejoint cette partie de l’humanité à laquelle on dénie tous les jours, un droit d’ETRE HUMAIN.
J’écris et me dis, et alors ! tu t’es un peu libérée en posant sur le papier une partie de ton angoisse, 18 morts pour une soi-disant bavure ; tu vas manifester demain contre ces tueries programmées mais eux, que fais-tu pour eux, que risques-tu pour ces Palestiniens, comment faire éprouver à cet autre, mon semblable, ce qu’ils endurent, comment leur dire que c’est aussi un peu d’eux qu’on assassine : que s’ils ne sont pas libres, je ne pourrai pas l’être entièrement, sauf à me leurrer : que jamais on ne pourra « construire ce monde meilleur ». Si on ne réagit pas à ce qui se passe là-bas, si on ne met pas un terme à ces massacres, à ces spoliations de terres, c’est une partie de moi qu’on assassine.
Je n’étais pas née en 1940, je ne suis pas responsable de l’holocauste, mais aujourd’hui je ne peux plus ignorer que c’est ce qui fait mon essence même d’Etre Humain, qu’on tue, bafoue, là-bas, dans cet ailleurs si proche... Dans ce monde qui se barricade de jours en jours, qui s’enferme dans des espaces murés je ne suis plus rien. Sont-ils en train de nous atomiser, de nous rendre fous, car si j’appartiens à l’espèce humaine, comment puis-je accepter, tolérer que l’Autre, de préférence, noir, arabe... soit liquidé, mené à l’abattoir, qu’il n’existe pas. Il n’est pas tel ou tel état arabe, ou parti (palestinien) qui ne veut pas d’un état juif, d’Israël. C’est Israël qui raye de la carte du monde la Palestine et est coupable de crimes contre l’humanité.
C’est ce que j’ai vu et dont je veux témoigner ici.