Sur la frontière
Michel Warschawski
Édition Stock, 2002, 250 pages
[...] En 1967, tout va basculer et, en l’espace d’une génération,
la religion et les communautés religieuses ne vont pas seulement
cesser d’être opprimées par le régime, elles vont en devenir une
composante essentielle. Ce renversement se fera en deux mouvements complémentaires.
La guerre de juin 1967 va éveiller un sentiment messianique sans
précédent, en particulier dans les cercles sionistes religieux. La victoire « miraculeuse » sur les armées arabes, la « libération de
Jérusalem » et d’autres lieux saints qui se trouvaient auparavant
sous contrôle jordanien créent une atmosphère tout à fait nouvelle.
Pour les uns, c’est l’ère messianique qui est arrivée ; pour les laïcs,
ou prétendus tels, c’est la réalisation de l’objectif ultime du sionisme. Rapidement, ces deux courants d’opinion vont se confondre en
un grand mouvement messianique et nationaliste dont le discours
va progressivement devenir hégémonique dans l’opinion publique
israélienne, du moins dans son expression modérée.
Dans le monde religieux, le courant représenté par les disciples
du rabbin Kook qui, jusqu’en 1967, était resté marginal, prend un
essor considérable. Ses rabbins deviennent des personnalités courtisées par les politiciens de tous les partis sionistes, et ses processions, religieuses à l’origine, vers le mur des Lamentations, deviennent rapidement des parades nationalistes et militaristes de masse,
pour dégénérer, à partir des années 1980, en ratonnades sanglantes,
deux ou trois fois par an.
C’est ce mouvement qui va créer le Gush Emounim (« Bloc de la
foi ») qui sera à l’avant-garde et à la tête de la colonisation entre 1970
et la fin des années 1980. Les disciples du rabbin Kook et les
dizaines de milliers de jeunes qui les suivent n’essaient plus de
mimer les laïcs : ils fixent la nouvelle norme, celle de l’après-1967,
pour les laïcs d’abord, mais rapidement aussi pour les religieux.
Parmi les premiers, même ceux qui ne partagent pas le nationalisme messianique du Gush Emounim lui reconnaissent un
grand idéalisme et lui donnent facilement le titre de « nouveaux
pionniers du sionisme ». Et, en effet, ce sont ses membres qui vont
propulser la colonisation de la Cisjordanie et de la Bande de Gaza,
entraînant derrière eux les divers gouvernements, de droite et de
gauche, l’armée, et, petit à petit, une majorité de l’opinion
publique. « Mes frères chéris », dira le Premier ministre travailliste Ehud Barak aux colons d’Ofra et de Beit-El, bastions du Gush
Emounim en Cisjordanie, quelques jours après son élection en
1999. Il inclura dans son gouvernement les représentants de cette
tendance, alors qu’il provoquera sans grands états d’âme le départ
du Meretz de sa coalition.
En moins d’une génération, le messianisme nationaliste devient
une composante essentielle du nouveau discours national, y compris dans les milieux sionistes ouvriers. De droite à gauche, on parle
de terre sacrée, on évoque la promesse divine, on vénère les lieux
saints. Le mouvement sioniste et Israël ne sont plus une solution à
la question juive, mais des éléments de la rédemption du peuple
juif et de la libération de la Terre sainte. [...]
(pp. 239-241)
[...] Comme l’exprime avec beaucoup de pertinence le titre du
livre de Seffi Rachlevsky sur la montée de l’intégrisme messianique
en Israël, le sionisme a été l’« âne du messie », le bras séculier et
inconscient par lequel se réalise la volonté divine et la rédemption
du peuple juif. Dans la conclusion, Seffi Rachlevsky décrit ce que
ressentent aujourd’hui les religieux en Israël : « Le résultat des élections
de 1996 a signifié pour le judaïsme religieux le signe de la victoire. Sa voie est la
voie gagnante, et la certitude messianique s’est encore affermie. À l’avancée vers
la rédemption par la conquête de territoires et la venue d’un certain messie [1],
s’ajoute une nouvelle avancée : celle du retour à la foi du peuple d’Israël. Tous le
ressentent : le peuple pécheur fait pénitence. L’heure de cette gauche qui pousse
au péché et coupe les papillotes est terminée ; celle du véritable coeur juif est arrivé, et ce coeur veut du judaïsme. Le peuple a voté, et malgré le meurtre et l’incitation contre les religieux, malgré les médias, le peuple veut Eretz-Israël, veut du
nationalisme et surtout veut du judaïsme [2]... »
Sur un point au moins les religieux ont raison dans leur arrogance condescendante envers les brebis égarées : le sionisme non-religieux est pathétiquement impuissant à offrir un projet alternatif,
laïque et démocratique à celui que défendent les religieux. Il n’y a
pas, et il n’y a jamais eu, de courant véritablement laïque en Israël,
doté d’une philosophie et d’un projet de société dans lequel la religion ne joue pas un rôle constitutif. Il y a quelques années, après une manifestation où près d’un quart de million de religieux exigeaient l’abolition de la Cour suprême et l’institution d’un « véritable État juif », la première chaîne de télévision interviewait l’ancien ministre travailliste Shimon Shetrit, par ailleurs professeur de
droit constitutionnel à l’université hébraïque. À la question « Quelle réponse proposez-vous à cette revendication d’un État juif tel que le veulent les
partis religieux ? » le ministre répondit, après avoir longtemps réfléchi : « Un État traditionaliste. » Il ne pouvait répondre un « État laïque », ou
un « État démocratique » sans remettre en question la nature même de l’État d’Israël. De même en est-il de la plupart des partis et politiciens qui croient être laïques en revendiquant moins de pouvoir
pour les partis religieux, plus de tolérance pour les courants religieux non-orthodoxes, le droit d’élire des femmes dans les conseils
religieux [3] ou de laisser les femmes diriger le culte au mur des
Lamentations, mais en aucun cas ils ne revendiquent la séparation
de la religion et de l’État. Ces « laïcs » trouvent d’ailleurs tout à fait
normal que la Knesset délibère sur les types de conversion valides,
estime quel divorce religieux est pratiqué dans les règles et quel
courant, dans la religion juive, a le droit de représenter la tradition
et de légiférer sur des questions rituelles..., ce qui, démocratie oblige, fait souvent que ce sont des députés arabes qui tranchent sur
des questions d’ordre strictement rabbinique. [...]
(pp. 249-251)
[...] La laïcité doit être, en Israël, l’objet d’un combat, mais
d’un combat tout autre que celui qui se mène actuellement contre
les religieux. Un combat pour une séparation totale de la religion et
de l’État, autant qu’un combat pour la séparation de l’ethnie et de
l’État. Un combat pour un État laïque et démocratique, un État qui
soit celui de tous ses citoyens. [...]
(pp. 253)