Cela fait plus de cinq mois que les États-Unis ont sanctionné la société israélienne de logiciels d’espionnage NSO Group, et les récits sur l’utilisation et l’abus de son logiciel Pegasus continuent de circuler. Alors que diverses organisations tentent de faire pression pour que des mesures supplémentaires soient prises à l’encontre d’Israël, qui fournit cet outil aux auteurs de violations des droits de l’Homme, il est important de rappeler que les technologies militaires et de surveillance israéliennes sont d’abord développées et testées sur des Palestiniens, avant d’être exportées.
Sans surprise, Pegasus a déjà été trouvé sur les téléphones de six militants palestiniens des droits de l’Homme, dont l’un poursuit actuellement NSO en France. Une autre cible se trouve être mon ami-e et collègue dont le travail est directement lié à la relation entre la Palestine et la Cour pénale internationale (CPI) de La Haye.
L’idée que les Israéliens aient eu un accès total à nos conversations personnelles et à nos échanges dans les chats de groupe a été pour le moins troublante. Cependant, ce n’est pas la première fois qu’Israël viole ma vie privée et ce ne sera pas la dernière.
En tant que Palestinien et Jérusalémite, je vis dans une société de surveillance, qui n’est pas si différente des livres et des films de science-fiction dystopiques qui sont populaires de nos jours.
Jérusalem et la Cisjordanie sont parmi les endroits les plus surveillés du monde. Il ne se passe pas un instant sans que nous prenions conscience de l’ampleur de la surveillance intrusive qui nous suit en permanence : caméras avancées de reconnaissance faciale, lecteurs de plaques d’immatriculation, logiciels espions sur nos ordinateurs et appareils mobiles, ainsi que des technologies qui permettent aux autorités israéliennes d’écouter n’importe lequel - et tous - de nos appels téléphoniques.
Laissez-moi vous expliquer la surveillance de routine à laquelle je suis soumis en tant que Palestinien moyen. La surveillance commence chez moi ; elle commence sur mon téléphone et mon ordinateur.
Un rapport récent du Middle East Eye cite un ancien membre de l’unité d’élite de renseignement 8200 de l’armée israélienne, selon lequel Israël peut écouter n’importe quelle conversation téléphonique qui a lieu en Cisjordanie occupée et à Gaza sur les deux seuls réseaux mobiles qui nous desservent, Jawwal et Wataniya.
Selon ce vétéran de l’armée, les Israéliens écoutent les Palestiniens politiquement actifs et les Palestiniens ordinaires pour trouver des "points de pression" ; un exemple de ces derniers "pourrait être de trouver des homosexuels sur lesquels on pourrait faire pression pour qu’ils dénoncent leurs proches, ou de trouver un homme qui trompe sa femme".
Toute ma vie, j’ai travaillé dur pour naviguer dans ces systèmes de surveillance. De l’autocensure au choix minutieux des lieux où je m’exprime, j’ai développé de nombreuses méthodes pour m’assurer que je peux dire ce que je pense sans risquer la persécution, le chantage ou l’emprisonnement. Je connais des personnes qui purgent une peine dans les prisons israéliennes simplement en raison de leur activité sur les réseaux sociaux. Les discours et les comportements de socialisation qui sont considérés comme normaux et protégés dans le monde démocratique sont criminalisés dans l’Israël de l’apartheid pour maintenir le contrôle de la population.
La surveillance israélienne se poursuit dès que je sors dans la rue. Dans le centre de Jérusalem-Est et dans la vieille ville, des centaines de caméras équipées d’une technologie de reconnaissance faciale suivent nos mouvements. En 2014, il y avait une caméra de sécurité pour 100 Palestiniens dans la ville, selon un rapport publié par Who Profits, un centre de recherche axé sur les entreprises qui profitent de l’occupation israélienne.
En 2017, le gouvernement israélien a annoncé son projet d’installer 765 autres caméras dotées de logiciels avancés avec des capacités de reconnaissance faciale, fournissant un retour en direct des profils des individus lorsqu’ils se déplacent dans la ville.
Ainsi, une promenade dans la ville de Jérusalem n’est jamais de tout repos pour nous, Palestiniens. Sachant que je suis surveillé en permanence, j’ai constamment peur de faire quelque chose qui pourrait être mal interprété par les autorités et faire de moi une cible. Je deviens inutilement vigilant et je calcule chaque pas que je fais.
Lorsque je rencontre des amis en public, nous nous résignons tous à l’idée que notre comportement est surveillé et analysé en temps réel. En février, les autorités israéliennes ont ouvertement admis avoir utilisé un système de localisation cellulaire pour cibler et menacer les Palestiniens qui participaient ou se trouvaient à proximité des manifestations de Sheikh Jarrah et de Jérusalem en mai dernier.
Toute cette surveillance me fait toujours penser que je vis dans un panoptique - un système de contrôle conçu par le théoricien Jeremy Bentham, qui permet aux autorités de contrôler au maximum la population avec un minimum d’efforts. Les Palestiniens vivent en effet dans un panoptique - nous sommes tous prisonniers du régime de surveillance d’Israël.
L’occupation israélienne fait payer un lourd tribut à notre bien-être physique et psychologique, et le fait de savoir que nous sommes constamment sous surveillance ajoute à notre souffrance. Non seulement nous devons faire face au harcèlement constant des soldats israéliens, aux abus des contrôles et des fouilles, aux arrestations arbitraires et aux exécutions extrajudiciaires, mais nous ne nous sentons pas non plus en sécurité dans nos propres maisons, lorsque nous surfons sur le web, lorsque nous parlons au téléphone, lorsque nous discutons avec nos amis.
La surveillance ne s’arrête pas lorsque je quitte Jérusalem. Lorsque je me rends en voiture à Ramallah pour le travail, par exemple, les autorités continuent de suivre ma vie quotidienne à l’aide de technologies de surveillance de pointe. Tout au long de la route, il y a des caméras de lecture de plaques d’immatriculation (surnommées Yeux de Lynx), qui rendent les informations privées, y compris la localisation en temps réel, accessibles à la police d’un simple clic.
Chaque poste de contrôle et chaque intersection menant à un village palestinien en Cisjordanie ou à Jérusalem est entièrement surveillée par ce système de surveillance extensif.
Cette forme de surveillance ajoute à l’anxiété que ressentent les résidents palestiniens de Jérusalem. Nous sommes constamment sur le qui-vive, car l’État israélien exige que nous gardions Jérusalem comme "centre de vie" afin de conserver notre droit d’y vivre.
Ceux d’entre nous qui se rendent régulièrement en Cisjordanie pour l’école, le travail ou d’autres raisons, craignent constamment de voir leur droit de résidence à Jérusalem révoqué par l’occupation. Nous craignons que les autorités israéliennes qui nous surveillent puissent décider arbitrairement que nous passons trop de temps à Ramallah, par exemple, et nous expulser de Jérusalem pour de bon.
La surveillance dont je fais l’objet à Jérusalem et à Ramallah n’est toujours pas comparable à celle que subissent mes compatriotes palestiniens à Hébron, où un régime de surveillance beaucoup plus intrusif est en cours d’expérimentation. Là-bas, l’armée israélienne a installé des caméras à balayage facial aux checkpoints au cœur de la ville. Elles permettent aux soldats d’identifier les Palestiniens avant même de vérifier leur carte d’identité. Le programme "Hébron : ville intelligente", comme l’ont baptisé les autorités israéliennes, permet de surveiller en temps réel la population de la ville et peut parfois observer les propriétés privées des Palestiniens, selon les témoignages recueillis par le Washington Post. Les autorités israéliennes ont prévu de mettre en place des programmes similaires de "ville intelligente" dans toute la Cisjordanie.
Il existe en outre le programme "Loup Bleu". S’il a été expérimenté à Hébron, il est désormais utilisé dans toute la Cisjordanie. Il s’agit d’une application téléphonique dotée d’un système avancé de reconnaissance faciale qui capture des photos de Palestiniens et compare les informations avec une base de données d’images si vaste qu’elle a été surnommée le "Facebook secret de l’armée israélienne pour les Palestiniens" . Le journal israélien Haaretz a rapporté le 24 mars que les soldats israéliens avaient reçu des instructions de leurs commandants selon lesquelles, au cours d’une permanence à un checkpoint ou à un poste de garde, ils devaient entrer les coordonnées d’au moins 50 Palestiniens pris au hasard dans le système de suivi "Loup Bleu".
À Hébron, la mise en œuvre du système "Loup Bleu" implique que des soldats fassent des descentes dans les maisons et tirent les enfants palestiniens de leur lit pour les photographier. Récemment, une vidéo a été publiée par B’Tselem montrant des enfants palestiniens endormis en pyjama se faisant crier dessus par des soldats qui leur ordonnaient de les faire photographier. On entend même les soldats israéliens demander aux enfants de sourire et de dire "cheese" avant de les prendre en photo.
Aucun Israélien ne voudrait être exposé au même niveau de surveillance ; les propositions des responsables de l’application des lois visant à installer de telles caméras de reconnaissance faciale dans les espaces publics en Israël ont été farouchement rejetées par les politiciens. L’utilisation du logiciel Pegasus de NSO par la police israélienne contre des citoyens israéliens a également été largement débattue et condamnée. Mais dans le cadre de l’apartheid, une norme s’applique aux Israéliens et une autre aux Palestiniens.
Pour les entreprises israéliennes engagées dans le développement de technologies de surveillance et de logiciels espions, les territoires occupés ne sont qu’un laboratoire où leurs produits peuvent être testés avant d’être commercialisés et exportés dans le monde entier à des fins lucratives. Pour le gouvernement israélien, ce régime de surveillance est à la fois un outil de contrôle et une entreprise lucrative.
Pour nous, Palestiniens, c’est une nouvelle violation systématique de nos droits dans le cadre de la répression toujours plus profonde de l’État d’apartheid israélien.
Traduction : AFPS