« Vous êtes perdu ? » Khaled est au volant d’un tracteur délabré. Il est un des 1700 Palestiniens qui vivent à Fasayil, un petit village de la vallée du Jourdain, en Cisjordanie occupée. Je secoue la tête pour lui indiquer que non, je ne suis pas perdu. Je suis venu après avoir entendu l’annonce par le Premier ministre et son rival Benny Gantz de leur intention d’annexer la Vallée du Jourdain. J’aimerais entendre ce que les habitants palestiniens ont à dire de ce qui les attend.
Khaled éclate de rire en entendant mes explications. « Vous avez vu mon tracteur ? C’est un tracteur israélien. Je suis en route pour aller travailler dans la palmeraie d’une colonie israélienne, pour le compte de mon employeur israélien. Israël est là depuis bien longtemps, annexion ou pas annexion. »
« Je soutiens l’annexion. Je sais que tout le monde n’a pas le courage de le dire mais moi, je suis pour. »
Je ne m’attendais pas à une réponse aussi univoque. « Je gagne 100 shekels (25 euros) par jour. 90% des hommes de Fasayil travaillent à Tomer, la colonie voisine, pour un petit salaire quotidien, comme moi. Je travaille de 5 heures du matin à 14 heures. Et je m’en sors à peine. »
Je travaille pour le même employeur depuis 15 ans et je n’ai jamais eu de fiche de paie. Je n’ai aucun droit. Il me paie en cash. En Israël, un paysan arabe gagne entre 65 et 70 euros par jour. Ils vivent bien. Avec l’annexion, j’aurai la nationalité ou un droit de résidence et je pourrai demander un salaire minimum. Aujourd’hui, si tu le demandes, tu es renvoyé.
« Je ne déteste pas les Israéliens », ajoute Khaled. « Quand quelqu’un meurt dans notre communauté, les gens de Tomer viennent nous présenter leurs condoléances, et si c’est l’inverse, je vais à Tomer. Nous vivons ensemble. C’est la réalité. Mais nous n’avons pas les mêmes droits. »
Quand je lui demande si l’annexion scellera la fin de la solution à deux Etats, il répond : « Cette terre n’est pas faite pour deux Etats de toute façon. C’est un seul territoire. Je veux une solution équitable, que ce soit partagé entre Israéliens et Palestiniens. »
L’espoir de l’annexion
Khaled parle avec urgence. Il me raconte qu’il a quatre enfants, qu’il n’a pas assez d’argent pour les envoyer à l’université, que sa femme est au chômage. Après 53 ans de gouvernance militaire dans les territoires occupés, l’économie de la Cisjordanie est au plus bas et ça ne peut plus durer, selon lui. L’annexion pourrait apporter un petit espoir, même faible, de changement.
Un peu plus bas sur la route, je croise une vieille femme assise sur une chaise en plastique. Des petits enfants lui tournent autour en essayant de capter son attention. Mais elle continue à regarder droit devant elle, comme si elle regardait un monde qu’elle seule voyait. Elle s’appelle Yusra. Alors que je m’approche, elle me propose une tasse de thé. Je n’ai rien demandé mais elle me dit que son fils est mort la semaine dernière. Il s’est levé un matin, a bu son café et il est mort.
« Il était en pleine forme. J’ai eu dix enfants », dit-elle en pointant du doigt les petits-enfants qui courent autour de nous. Elle se tait. Son deuxième fils, Thair, le gagne-pain de la famille, s’assoit à côté de moi. Comme Khaled, Thair travaille dans les vergers de Tomer où il cueille des dattes pour 25 euros par jour. Il suit les discussions israéliennes sur l’annexion de la Vallée du Jourdain.
« Ce n’est pas comme si on me demandait mon avis, n’est-ce pas ? Mais si quelqu’un le faisait, je serais le premier à approuver l’annexion. Israël nous occupe, c’est ça la situation. Mais si je suis déjà occupé, je préférerais avoir des droits. »
Comme Khaled, Thair décrit la sombre réalité d’un ouvrier d’une exploitation dans une colonie qui viole la loi israélienne : « Pendant les cinq premières années, tu gagnes 20 euros par jour. Après, ça peut grimper à 25, 26 pour ceux qui ont une famille. Ce salaire est mieux que tout ce que je peux trouver en Cisjordanie mais c’est loin de me permettre de vivre ou de subvenir aux besoins de ces enfants. »
L’autorité palestinienne ne nous aide pas du tout. Quand je suis allé au ministère du Travail à Ramallah, ils m’ont dit qu’ils refusaient de représenter ou d’aider les Palestiniens qui travaillent dans les colonies. C’est une décision politique qui a été prise là-bas. Ils ne reconnaissent pas les colonies. Ils considèrent le travail que je fais à Tomer comme de la normalisation. Mais qu’est-ce que je peux faire ? C’est la réalité, sur le terrain, depuis des années.
Populisme pré-électoral
A moins d’une minute en voiture de Fasayil, la colonie de Tomer a été construite en 1976 par le mouvement israélien moshavim [communautés agricoles coopératives] qui a fondé les colonies agricoles des deux côtés de la Ligne verte. Les habitants de Tomer ont voté deux fois plus pour Gantz que pour Nétanyahou à la dernière élection.
J’ai passé trois heures avec les habitants – dans la rue, à l’épicerie et dans les locaux du moshav. J’ai été étonné d’entendre que, contrairement à Khaled et Thair, pas un seul des habitants de Tomer n’a exprimé l’envie d’être annexé à Israël.
« Tant que personne ne parle de rendre la Vallée, je n’ai aucun problème avec la situation actuelle », explique Yaffa, une des fondatrices de Tomer. « J’ai été convoquée par un tribunal israélien, je paie des impôts, je reçois des amendes, comme si j’habitais à Tel Aviv. Pourquoi j’aurais besoin d’une annexion ? »
« Vous êtes dans une colonie séculaire établie par des moshavniks du Parti travailliste », raconte Osnat, la trésorière de Tomer, qui se dit de gauche. « Nous ne sommes pas des mitnahlim [le terme qui désigne communément les colons de Cisjordanie], nous sommes des mityashvim [le terme qui désigne les colons établis dans les frontières de 48]. Vous pouvez déplacer ce moshav dans n’importe quel endroit du pays, vous ne verrez aucune différence. Aucun habitant ne parle d’annexion quand ils sortent le soir. C’est un sujet pour les hommes politiques, nous, ce qui nous intéresse, c’est les dattes et la météo. »
Je me dirige vers les plantations de dattes et d’ananas pour chercher les fermiers israéliens et je ne trouve que les ouvriers de Fasayil. Il est 15 heures et la plupart des Israéliens sont rentrés chez eux. Un des ouvrier me donne le numéro de téléphone de son chef. Yair répond immédiatement et, comme Khaled, me parle avec urgence. Mais à la différence de Khaled, il est résolument contre l’annexion. « Rien de bon ne viendra de ça. S’ils nous annexent, ce sera difficile pour les agriculteurs d’exporter leurs produits à cause du boycott. Ça va mettre le feu et les Jordaniens pourraient dénoncer l’accord de paix. Et que faire des ouvriers palestiniens du moshav ? Nous devrions annexer les Arabes qui se promèneront ici avec des cartes d’identité bleues comme à Jérusalem-Est ? »
Je réponds à Yair que les Palestiniens de Fasayil croient que l’annexion leur permettra de demander un salaire minimum. « Ca ne changera rien. selon les tribunaux israéliens, vous êtes déjà obligés de leur verser un salaire minimum. Même si l’annexion avait lieu, il faudrait continuer à les payer entre 25 et 27 euros. Oui, ils auront des demandes … mais ils en font déjà aujourd’hui. Et alors ? Le fait est que l’agriculture ne rapporte pas assez. »
Oubliez ça, personne ne va annexer quoique ce soit. Si Israël voulait vraiment annexer, cela aurait déjà été fait. C’est simplement du populisme pré-électoral. C’est mieux pour tout le monde que ça reste comme ça. Même pour les 100 prochaines années.
Au-delà de l’arrogance et du racisme de Yair, il est intéressant de s’arrêter sur les réserves exprimées par les habitants de Tomer quant à la modification du statu quo. Après tout, selon la loi officielle d’Israël, le régime militaire qui prévaut en Cisjordanie, est temporaire et prendra fin quand le destin des territoires aura été décidé en haut lieu. Selon la gauche israélienne, cela arrivera avec l’évacuation de tout ou partie de la Cisjordanie. La droite croit elle que ça arrivera avec l’annexion de tout ou partie de cette même zone. Les habitants de Tomer savent très bien que tout ça n’a pas de sens. La discussion sur l’annexion ou l’évacuation est usée jusqu’à la corde pour cacher la sinistre vérité : l’occupation militaire d’Israël est une fin en soi.
« Israël veut la terre sans les Palestiniens »
En août 1967, le gouvernement israélien s’est rassemblé pour discuter du sort des territoires occupés depuis quelques mois. Selon les décisions prises lors de cette réunion, le gouvernement est arrivé à la même conclusion que Yair : bien qu’il soit clair, de jour en jour, qu’Israël veut conserver la Cisjordanie pour toujours, il faut entretenir une façade provisoire plutôt que de faire des déclarations publiques.
Zerach Warhaftig, ministre de la Religion à l’époque, le dit autrement : « Le conseil de sécurité de l’ONU devrait-il en convenir et dire : Israël a annoncé qu’il conserve tous les territoires sans intention de rendre quoique ce soit, les gens diront – et que veulent les pauvres Arabes ? Après tout, il n’y a rien à discuter avec les Israéliens. Une telle déclaration signifie anéantir tout l’amour qui existe dans le monde pour nous, dont nous avons tellement besoin en ce moment. C’est pourquoi je suis contre les déclarations et en faveur de l’action. » Les autres membres du gouvernement, travaillistes et Likoud, ont approuvé le ministre.
Plus de 50 ans ont passé, et Israël a fait de nombreuses déclarations tout en appliquant sa politique. « En 1967, 7 000 personnes vivaient ici », explique Halusi, un résident de Furush Beit Dajan, un village visé par l’annexion. « Aujourd’hui, nous ne sommes plus que 1 000. Seuls les plus vieux sont restés, comme moi. Tous les jeunes sont partis vers le grandes villes parce qu’ils ne peuvent pas construire leur maison ici. Tout ce qu’on construit, Israël le démolit. Ils refusent de nous intégrer dans un grand projet. Il n’y a pas d’eau, pas d’infrastructures. »
C’est la réalité de la majorité des villages palestiniens de la zone C. Entre 2016 et 2018, Israël a refusé 98.6% des 1 500 permis de construire déposés. Pour les Palestiniens de la zone C, l’annexion n’est pas un scénario théorique pour demain mais plutôt un processus progressif qui a déjà commencé. Il s’agit d’un processus colonial dont l’objectif est de jeter les bases d’une annexion officielle sans plans ni infrastructures et qui forcera les habitants à quitter leur village.
Israël a détruit deux fois la maison de Halusi – qui la reconstruit pour la troisième fois. Quand je l’interroge sur l’annexion, il ne cille pas : « Je préfèrerais vivre sous une tente que d’être annexé par Israël. »
Mais si l’annexion arrangeait les choses, comme semblent le croire les habitants de Fasayil ? Il répond avec agressivité : « Comment pouvez-vous dire une chose pareille ? Comment ? Je ne serai jamais annexé. Peut-être n’avez-vous pas parlé avec les bonnes personnes. Vous devez interroger les gens éduqués. »
Ca va nous étouffer. Je passe la moitié de la journée à Naplouse. Toute ma famille a été obligée de quitter le village et de déménager ici. Comment être sûr qu’ils continueront de me permettre d’aller à Naplouse, une fois annexé à Israël ? Regardez ce qui arrive aux Palestiniens de Jérusalem. Ils sot annexés. Et quoi ? Vous pensez que leurs maisons à eux ne sont pas détruites ? Vous pensez que tout est bien pour eux ?
Le silence retombe dans la pièce. Le thé qu’il nous prépare chauffe depuis 20 minutes sur une pile de bûches mais ne bout toujours pas. Il n’y a ni gaz, ni électricité. « En fait, reprend-il après quelques instants, ça n’a aucun sens de s’interroger sur les bénéfices ou non de l’annexion. Je ne me pose pas du tout cette question. Pour moi, c’est très simple. Je suis opposée à l’annexion parce que je suis Palestinien. Je refuse l’annexion parce qu’Israël veut la terre sans les Palestiniens qui vivent dessus. C’est ça, la question. Annexion ou pas annexion, ce sera toujours la seule question qui compte. »
Traduction AFPS