Les accusés avaient mené une campagne pour remettre en cause l’invitation de Matisyahu au Festival de Reggae Rototom Sunsplash en 2015, en raison de son soutien à la politique israélienne envers le peuple palestinien. Dans le jugement, la Cour a reconnu que le comportement des militants ne constituait pas un crime de haine, car leur mise en cause du chanteur était une critique politique, protégée par le droit à la liberté d’expression, comme l’a récemment affirmé l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), Baldassi et autres en France (2020).
En 2015, Matisyahu, un chanteur juif américain ayant un long passé de soutien public aux pratiques et politiques discriminatoires mises en œuvre par l’État d’Israël, a été invité à se produire au Rototom Sunsplash, le plus important festival européen de reggae. Le festival promeut ouvertement "la paix, l’égalité, les droits de l’homme et la justice sociale" comme "des valeurs clés pour comprendre non seulement le festival mais la vie en général". L’édition 2015 du festival a été annoncée comme un "appel unanime à la paix contre la douleur causée par tant de conflits au niveau international".
Face à la contradiction entre les valeurs du festival et le soutien public de Matisyahu aux pratiques discriminatoires, les militants ont lancé, le 2 août 2015, une campagne pour dénoncer l’incohérence du festival et remettre en cause l’invitation du chanteur.
Les organisateurs du festival ont d’abord annulé la prestation de Matisyahu ; cependant, le chanteur a été réinvité par la suite en raison des pressions exercées par les ambassades israélienne et américaine sur les organisateurs. Le 22 août 2015, Matisyahu s’est produit au festival.
Depuis 2016, les militants font l’objet d’une enquête du ministère public de Valence pour crime d’incitation à la haine, conformément à l’article 510 du code pénal espagnol. À la fin de l’enquête, le 18 août 2020, le Comité a déposé un "Escrito de acusaciòn" auprès du Tribunal d’instruction n° 19 de Valence (Juzgado de Instrucción nº 19 de Valencia) demandant l’inculpation officielle des militants pour avoir encouragé et incité à la haine contre Matisyahu.
En juillet 2020, le ministère public a demandé le rejet de la plainte, mais fin septembre 2020, le tribunal d’instruction a refusé ce rejet, ouvrant ainsi la voie au procès.
Les avocats des accusés, avec le soutien de l’ELSC, ont fait appel de cette décision devant l’Audience provinciale de Valence, qui a annulé le verdict précédent et a rejeté la plainte. Le tribunal a rejeté la plainte avant que la défense n’ait pu présenter son mémoire.
Arguments des parties
Le comité [pour la lutte contre la discrimination] a fait valoir que les accusés ont publiquement encouragé et incité à la discrimination et à la haine contre le chanteur en raison de son idéologie, de sa religion ou de ses convictions, en raison de son soutien aux politiques discriminatoires de l’État d’Israël et du sionisme. Il a prétendu que, ce faisant, le comportement des accusés était antisémite et a généré un environnement hostile qui constituait une menace pour la sécurité de Matisyahu.
Les avocats des accusés ont fait valoir que la campagne des militants, qui était centrée sur la critique de la politique d’apartheid du gouvernement israélien dans les territoires occupés en violation du droit international, était un sujet de débat public. En conséquence, ils ont soutenu que la campagne était une critique politique, protégée par la fonction démocratique du droit légitime à la liberté d’expression.
Argumentation de l’Audience provinciale de Valence
Le 11 janvier, l’Audience provinciale a déclaré que le comportement des activistes ne constituait pas un crime de haine puisque les éléments subjectifs et objectifs n’étaient pas présents.
La Cour a commencé par évaluer l’élément subjectif de l’article 510 qui exige une intention discriminatoire spécifique consistant en "l’animosité et la haine envers une personne ou un groupe en raison de la couleur de leur peau, de leur origine, de leur appartenance ethnique, de leur religion...". À cet égard, la Cour a déclaré que les allégations du Comité "ne précisaient pas quels faits faisant l’objet de l’enquête pouvaient avoir un tel objectif", car elles ne faisaient référence qu’aux "manifestations et pressions" exercées par les accusés par le biais des réseaux sociaux, des médias et des contacts directs avec les organisateurs du Festival.
Les juges ont souligné que, "dans cette affaire, les faits criminels allégués se réduisent à attribuer à [Matisyahu] une prétendue position concernant la politique du gouvernement d’Israël, non pas en raison de son statut de Juif, de sa religion ou de toute autre circonstance...".
En conséquence, la Cour a estimé que le fait de manifester contre la politique d’un pays spécifique ne peut être considéré comme une incitation à la haine contre la personne qui soutient ces pratiques.
Deuxièmement, selon la disposition pénale pertinente, les expressions et les actes doivent être suffisamment graves pour porter atteinte à la dignité du groupe contre lequel ils sont commis et ces faits doivent être qualifiés juridiquement à la lumière des circonstances spécifiques de l’affaire en cause.
La Cour s’est référée à l’arrêt historique de la CEDH Baldassi et autres - France (2020) - pour préciser que i) "Le boycott est avant tout une forme d’expression d’opinions de protestation. L’appel au boycott, qui vise à communiquer ces opinions tout en appelant à des actions spécifiques les concernant, est donc en principe sous la protection de l’article 10 de la Convention" ; ii) "...l’incitation à un traitement différent n’équivaut pas nécessairement à une incitation à la discrimination".
Appliquant ce raisonnement à la présente affaire, la Cour a estimé que la campagne des accusés visait à empêcher Matisyahu de se produire au Festival tout en dénonçant son soutien à la politique discriminatoire mise en œuvre par l’État d’Israël. Son identité juive n’a joué aucun rôle dans cette forme de critique légitime. Par conséquent, les juges ont estimé que la conduite adoptée durant la campagne n’était pas suffisamment grave "pour considérer ces actes comme une incitation, une promotion ou un encouragement à la haine envers la personne du chanteur, ou pour prétendre que la dignité du chanteur a été atteinte".
En conclusion, l’Audience provinciale de Valence a confirmé les demandes des avocats des accusés et du ministère public, reconnaissant que la critique du sionisme et des pratiques du gouvernement israélien à l’égard des Palestiniens ne constitue pas une incitation à la haine. S’opposer à la participation d’un chanteur à un festival qui s’engage pour le respect des droits de l’homme, sur la base de son soutien personnel aux pratiques de l’État d’Israël, n’est pas criminel, mais reflète une forme légitime de militantisme en faveur des droits des Palestiniens.
Traduit de l’anglais original par Guy Perrier pour l’AFPS