La visite est historique et a été saluée comme telle dans la bande de Gaza. "Aujourd’hui, vous êtes un hôte d’importance, vous annoncez officiellement la levée du blocus politique et économique imposé à la bande de Gaza", s’est félicité mardi 23 octobre le chef du gouvernement du Hamas, Ismaël Haniyeh, en accueillant l’émir du Qatar et sa délégation à Khan Younès. Le cheikh Hamad Ben Khalifa Al-Thani est le premier homme d’Etat d’un tel rang à effectuer une visite dans le territoire palestinien depuis l’accession au pouvoir des islamistes du Hamas en 2007.
Faisant la démonstration de l’influence croissante de son pays au Proche-Orient du fait du nouveau jeu régional qui se dessine après les printemps arabes, l’émir a mis fin à cinq ans d’isolement diplomatique du mouvement de la résistance islamique, au risque d’amplifier la division palestinienne. Comme il l’ambitionne, le Qatar pourrait bien inspirer d’autres chefs d’Etat sur la ligne politique à adopter dans la région. "Cette visite pourrait servir à lever l’interdit qui semblait être respecté par tous de ne pas visiter la bande de Gaza. Cela va notamment faire réfléchir les Turcs, qui avaient envisagé une visite puis renoncé", estime Jean-François Legrain, politologue à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman.
Un soutien politique plus qu’humanitaire
Entré en limousine au poste-frontière de Rafah, depuis l’Egypte, accompagné de son épouse la cheikha Mozah et d’une imposante délégation, l’émir du Qatar a parcouru la bande de Gaza flanqué pour l’occasion de drapeaux aux couleurs blanc et pourpre de la petite pétromonarchie du Golfe. Une visite de six heures ponctuée d’inaugurations de projets que le petit émirat du Golfe s’est engagé à financer . Le Qatar a porté son aide de 254 à 400 millions de dollars (de 195 à 307 millions d’euros) pour financer la reconstruction d’infrastructures routières et de logements dans le territoire palestinien dévasté par l’opération israélienne "Plomb durci" entre décembre 2008 et janvier 2009. Une aide salutaire au moment où les dons internationaux à l’Autorité palestinienne, et notamment ceux du Qatar, ont chuté, passant de 1,8 milliard de dollars en 2008 contre 700 millions cette année, selon un rapport de la Banque mondiale
La visite est pourtant loin de servir des ambitions strictement humanitaires. "L’urgence humanitaire existe depuis longtemps dans la bande de Gaza. Le choix du moment traduit une volonté calculée, qui est une volonté partisane qui profite aux deux parties, note Jean-François Legrain. Une certaine neutralité aurait voulu que l’émir fasse un arrêt en Cisjordanie. Mais il ne l’a pas fait." Certaines sources affirment que le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, n’aurait pas même été invité. La visite a été dénoncée par le comité exécutif de l’Organisation de libération de la Palestine qui, tout en saluant le soutien à la reconstruction de la bande de Gaza, a appelé les pays arabes à "ne pas poursuivre la politique d’établissement d’une entité séparatiste dans la bande de Gaza, qui sert fondamentalement les desseins israéliens".
Le renforcement du Hamas au détriment du Fatah
La visite est vue comme un soutien affiché au mouvement de la résistance islamique, visant à renforcer sa légitimité au détriment de Mahmoud Abbas et du processus de réconciliation scellé il y a huit mois entre les deux frères ennemis à Doha, la capitale du Qatar. Ce dont l’émir Ben Khalifa a semblé vouloir se défendre lors d’un discours à l’université islamique de Gaza. "Il est temps de tourner la page de la division palestinienne, d’ouvrir le chapitre de la réconciliation et du consensus, sur la base de ce qui a été fait à Doha et au Caire grâce aux efforts sincères du président palestinien Mahmoud Abbas et du chef du bureau politique du Hamas, Khaled Mechaal", a-t-il dit. Sans convaincre . "Tout le monde pense que le Hamas va s’en servir pour renforcer la division", a déclaré à la radio officielle Voix de la Palestine le responsable du dossier de la réconciliation au sein du Fatah, mouvement de Mahmoud Abbas, Azzam Al-Ahmad.
Et de fait, estime Jean-François Legrain, "cette visite est une prise de position politique qui montre qu’aujourd’hui le Qatar mise sur le Hamas et non plus sur le Fatah et l’OLP". "Actuellement le Fatah n’est pas un interlocuteur crédible. Son incapacité à se réformer n’est pas un gage pour l’avenir", poursuit le chercheur. Le Hamas disposerait en effet d’une capacité de mobilisation forte en Cisjordanie, qui ne trouve pas à s’exprimer du fait de l’occupation israélienne, des forces de sécurité palestiniennes et de l’implication internationale auprès de Mahmoud Abbas et de son premier ministre Salam Fayyad, dont la politique de libéralisme économique a entraîné une certaine dépolitisation. Les élections municipales qui se sont tenues dimanche 21 octobre en Cisjordanie ont confirmé cette tendance, les candidats officiels du Fatah ayant enregistré des scores réduits face aux rebelles du mouvement. Ces derniers ont notamment gagné à Naplouse, Jénine ou Ramallah.
A la veille du renouvellement des instances dirigeantes du Hamas, cette visite pourrait tout autant servir à renforcer le mouvement que constituer une ingérence dans ses affaires internes. "Khaled Mechal, le chef du bureau politique du Hamas, ami de longue date de l’émir du Qatar où il réside désormais, ne compte pas se représenter. La visite de l’émir du Qatar dans la bande de Gaza peut également être vue comme un soutien à la candidature d’Ismaël Haniyeh face à celle d’Abou Marzouk, qui réside au Caire", explique Jean-François Legrain. Alors que le Qatar entretient des relations ambiguës avec l’Egypte, entre proximité idéologique avec les Frères musulmans dont est issu le président Mohammed Morsi et rivalité pour la place de puissance régionale, l’élection d’Abou Marzouk pourrait renforcer les relations entre le Hamas et les Frères musulmans égyptiens au détriment du Qatar.
Une nouvelle donne régionale
Car, si la visite de cheikh Hamad Ben Khalifa Al-Thani marque une nouvelle étape dans le soutien déjà ancien au Hamas, elle sert aussi et surtout les ambitions régionales du petit émirat. "Le Qatar profite du printemps arabe, dans lequel il joue un rôle moteur pour satisfaire son appétit de puissance. Il a misé sur les Frères musulmans et leur mouvance pour promouvoir ses intérêts, que ce soit en Tunisie, en Egypte, en Libye ou ailleurs", explique Jean-François Legrain. Le cheikh Hamad, au pouvoir depuis 1995, a mis l’immense fortune qu’il tire du pétrole et du gaz au service d’une politique volontariste de puissance. Pendant le printemps arabe, le petit émirat a ainsi soutenu sans réserve les soulèvements contre la vieille garde arabe, dont le régime de Bachar Al-Assad en Syrie.
Par sa visite dans la bande de Gaza, l’émir du Qatar exprime notamment sa gratitude envers le Hamas pour avoir rompu ses relations avec le régime syrien. Jusqu’à cette année, la direction politique en exil du Hamas était en effet installée à Damas, considéré comme un membre-clé de l’axe de résistance à Israël avec l’Iran et le Hezbollah. Avec le début du soulèvement syrien, le chef du bureau politique, Khaled Mechal, est parti pour Doha. "En ligne d’horizon l’on trouve la rivalité avec l’Iran. Le Qatar cherche à se substituer à l’Iran comme premier allié du Hamas", ajoute Jean-François Legrain. L’Iran avait réduit son soutien au Hamas après qu’Ismaïl Haniyeh se fut prononcé en faveur de l’opposition syrienne.
Et c’est en cela que la visite du Qatar "bénéficie d’une certaine ’compréhension’ internationale, du moins des Etats-Unis et de l’Union européenne en dépit des sanctions prises contre le Hamas, tous deux misant sur les Etats du Golfe pour contrecarrer la puissance iranienne", poursuit le chercheur. Alors que l’Arabie saoudite est empêtrée dans des questions de succession à répétition, le Qatar est l’allié de substitution du fait de ses capacités économiques, de sa stabilité politique et de sa volonté de puissance qui l’a toujours amené à ménager toutes les alliances dans un parfait jeu d’équilibriste.