PLP : Dans l’affaire des sanctions
contre la Palestine, on a l’impression
que l’Union européenne s’est alignée
sur la position américano-israélienne. Après
la constitution, souhaitée par l’UE, du gouvernement
palestinien d’union nationale, on
attendait un changement de comportement,
en particulier une reprise de l’aide à l’Autorité
palestinienne. Il n’en a rien été. Comment
analysez-vous la politique actuelle de
l’Union européenne sur cette question ?
– - Véronique de Keyser : Le gouvernement
d’unité nationale a été difficile à
mettre en place et le Président Mahmoud
Abbas a joué son va-tout, sa crédibilité
politique, dans cette affaire. En
effet, ce n’est pas que le Hamas n’y ait
pas été favorable puisqu’au lendemain
des élections législatives il y consentait
déjà car il a lui-même été surpris par sa
victoire et il n’était pas préparé à gouverner.
Mais le point sensible était la
plateforme politique sur laquelle Fatah
et Hamas allaient s’accorder. Il fallait
que cette plateforme reconnaisse les
accords de paix signés antérieurement.
Il fallait aussi que les portefeuilles stratégiques
soient confiés à des personnalités
qui recueilleraient l’assentiment
du Hamas, du Fatah... et des Américains
(dont l’adhésion entraînait sans
peine celle du Quartet et des Israéliens).
Ces portefeuilles, c’est-à-dire les
Finances, les Affaires étrangères, l’Intérieur,
ne sont donc pas allés par hasard
à des personnalités de la « Troisième
voie », des indépendants bien connus
de la communauté internationale. C’est
d’ailleurs sur ces noms que les plus
grandes difficultés sont apparues puisque,
en décembre 2006, les négociations
avaient capoté et tout espoir de gouvernement
d’unité nationale s’était évanoui
: Mahmoud Abbas appelait à des
élections anticipées et remettait en jeu
son mandat présidentiel car le Hamas
refusait alors d’accréditer Salam Fayyad
comme ministre des Finances alors que
les Etats-Unis cherchaient à l’imposer.
Finalement, c’est Salam Fayyad qui a
été choisi et de manière presque inespérée
le gouvernement s’est formé. Sur
la plateforme politique, il fallait, martelait
Mahmoud Abbas, « qu’elle parvienne
à lever le blocus de la communauté internationale,
sinon ce n’était pas la peine
de faire un gouvernement d’unité nationale ». L’accord s’est fondé sur le document
dit « des prisonniers », élaboré à
partir de leurs cellules par des prisonniers
Hamas et Fatah, et notamment par
Marwan Barghouti, symbole de la résistance
à l’occupant, dont le prestige est
intact. Le document est un formidable
pas en avant puisqu’il reconnaît de facto
Israël sur les frontières de 1967, propose
une trêve avec arrêt des violences
commises sur le sol israélien -tout en se
réservant un droit légitime de résistance
dans les territoires occupés- et les
accords de paix entérinés. La rencontre
de la Mecque, qui a remis en selle l’initiative
de paix de Beyrouth de 2002, a
scellé en quelque sorte ces avancées,
puisqu’elle propose la caution de la Ligue
arabe : si Israël s’y engage, sa sécurité
ne sera plus seulement assurée par
les Etats-Unis avec l’approbation de
l’Europe, ce sera aussi une paix avec
ses voisins arabes. C’est donc loin d’être
négligeable.
On pouvait donc
s’attendre, après ces
événements importants,
à un geste rapide de
l’Europe pour reprendre
son aide à la Palestine.
Cette aide est d’autant
plus nécessaire qu’
Israël bloque toujours
les taxes qu’elle doit à
l’Autorité palestinienne
et qui constituent plus
d’un tiers de son budget.
Mais il n’en a rien été. Malgré les cris
d’alarme lancés de partout (de puissantes
ONG ont dénoncé les risques de
crise humanitaire, en particulier à Gaza
et même la Banque mondiale a dressé
un réquisitoire implacable sur la situation
dramatique que vivaient les Palestiniens),
la machine européenne reste grippée.
Certes, des gestes sont posés et ils ne
sont pas négligeables. Javier Solana
s’est rendu à la Mecque à l’invitation de
la Ligue arabe, il a rencontré les ministres
indépendants du gouvernement, comme
le ministre des Affaires étrangères et
celui des Finances. Mais pas les ministres
du Hamas. L’Europe continue donc, tout
comme les Etats-Unis, à jouer un seul
camp -et non pas tout le gouvernement.
On sait que le TIM (mécanisme temporaire
international) mis sur pied par
l’Europe après la décision des sanctions
contre le gouvernement Hamas issu des
urnes en janvier 2006, sera reconduit
et élargi. Mais on sait aussi que le TIM
est impuissant à soulager le flot de misère
que ces sanctions ont provoqué. Nous
sommes donc dès lors dans une
incroyable position attentiste de l’Europe,
qui a miné chaque jour davantage la
position politique de Mahmoud Abbas,
situation d’autant moins compréhensible
que les menaces de guerre civile se précisaient,
que les territoires palestiniens
devenaient ingouvernables et que les
exactions israéliennes se multipliaient.
Les représailles récentes après la mort
d’une Israélienne tuée par un missile
Kassam le démontrent : plus de cinquante
Palestiniens tués et le kidnapping
d’un ministre et de plusieurs maires
de Cisjordanie.
Le cycle infernal de la violence s’est
enclenché à nouveau : violences intra
palestiniennes, violences entre Palestiniens
et Israéliens. Ces
violences ne demandent
pas davantage de
violence pour les faire
taire mais une riposte
politique. Jusqu’ici,
l’Europe n’en a pas été
capable. Non qu’elle
soit tiède ou aveugle.
Mais le Haut Représentant,
en sa fonction
actuelle, ne peut refléter
que l’avis du
Conseil et le Conseil est divisé sur cette
question. S’il était unanime il pourrait
peser dans le Quartet face aux Etats-
Unis. Etant divisé, il peine à se détacher
de la position américaine.
PLP : L’Union européenne se défend d’avoir
abandonné les Palestiniens en affirmant qu’elle
a envoyé en Palestine plus d’argent qu’auparavant.
C’est le dit « mécanisme temporaire
international » qui est censé assurer la fourniture
de services essentiels comme l’eau et
l’électricité. Que pensez-vous de ce mécanisme ?
– - V. de K. : L’Europe dit qu’elle n’a jamais
envoyé autant d’argent qu’auparavant
en Palestine et c’est vrai. Mais jamais
les besoins n’ont été aussi douloureux
puisque nous sommes dans une situation
de blocus complet, dans des territoires
occupés et bouclés, où aucune économie
ne peut se développer. Ces sanctions
ont transformé les Palestiniens en assistés : à cause d’Israël ils
ne parviennent plus à exporter
ce qu’ils produisent et à cause
des sanctions internationales ils
n’ont pas de quoi rémunérer
leurs fonctionnaires. En effet, le
mécanisme d’aide intérimaire
mis en place par la Commission
après les sanctions a pour interdiction
formelle de payer des
salaires. C’est donc la production
industrielle comme les administrations
qui sont étranglées.
La situation des petits entrepreneurs
de fruits, de légumes
et de fleurs est dramatique et il
arrive que des cargaisons de
fleurs fanées, parce qu’elles
n’ont pu sortir de Gaza, soient
déchargées à même les rues
par désespoir. Même scénario
dans les administrations : les
professeurs dans les écoles, les
policiers dans la rue, les pompiers
sont sans salaire depuis un
an et demi. Les premiers stocks
de médicaments de première
urgence pour les hôpitaux commencent
seulement à arriver,
plus d’un an après le début des
sanctions. C’est kafkaïen. Il est
évident que l’Union européenne ne peut
pourvoir intégralement à la subsistance
de deux millions de personnes. La seule
solution c’est que les Israéliens lèvent
le bouclage des territoires palestiniens et
paient les taxes qu’ils retiennent indûment.
A ce moment-là, cette crise pourrait
être surmontée. De toute manière le
TIM est insatisfaisant. C’est un mécanisme
d’urgence, d’appoint : ce n’est
pas une aide au développement.
PLP : Vous avez été à l’origine d’une proposition
de résolution adoptée à l’unanimité
par le groupe socialiste au Parlement européen
demandant le rétablissement de l’aide
européenne au gouvernement palestinien.
Cette position représente-t-elle selon vous
une évolution significative du PSE dans la
question israélo-palestinienne ?
– - V. de K. : C’est vrai que la position du
Parti socialiste européen et du Parlement
européen en général s’est modifiée
après la guerre israélo-libanaise. Je
crois que là, une ligne rouge a été franchie.
La disproportion de la riposte israélienne
à l’enlèvement de ses soldats, le
millier de morts, les innombrables déplacés,
la destruction des infrastructures
libanaises, la pollution de la mer, la pluie
de bombes à fragmentation : ce spectacle
de désolation sans nom a frappé
les esprits. On a peut-être été moins
attentif à l’époque à la répression sanglante
qui s’abattait sur Gaza -près de
250 victimes- cet été meurtrier, et là
aussi l’usage d’armes
prohibées ; néanmoins
une impression globale
de nausée devant la
gratuité de cette violence
subsistait. Et des
interrogations se
levaient chez certains
députés européens
jusqu’ici peu sensibles
à la situation au Moyen-Orient : l’Europe n’avait-elle
pas fait fausse route
en refusant de traiter avec le gouvernement
Hamas ? Un gouvernement légitime
puisque l’Union européenne avait
salué la tenue exemplaire des élections
qui l’avaient mené à la victoire.
La rencontre de la Mecque et la création
d’un gouvernement d’unité nationale
n’ont-ils pas de surcroît constitué le
moment de saisir la balle au bond et de
sortir du bourbier où l’alignement inconditionnel
sur les Etats-Unis -et une certaine
complaisance vis-à-vis du gouvernement
israélien - l’avait menée ?
Les Européens n’aiment pas l’arme économique ; ils détestent penser qu’ils
affament des populations.
Les sanctions ne
leur ont jamais plu. Mais
ils se rassuraient un peu
en pensant qu’ils donnaient
beaucoup
d’argent et que le TIM
allait empêcher un
drame humanitaire. Las,
les premières études
des ONG, de la Banque
Mondiale, de l’UNRWA,
ont rapidement montré
l’insuffisance du TIM et
la détérioration rapide de la vie déjà si
difficile des Palestiniens. C’est pourquoi,
lorsque j’ai fait voter à la Commission
des Affaires étrangères un avis demandant
la reprise de l’aide normale, il a été
adopté à une majorité des deux tiers,
ce qui était inimaginable quelques mois
auparavant.
Certes, une hirondelle ne fait pas le printemps, mais c’est un signe clair : l’opinion
bouge. Mais elle est encore très volatile,
et la dégradation profonde des rapports
entre Fatah et Hamas, l’envoi de missiles
Kassam, pourraient la faire évoluer différemment.
Le temps des embellies est
toujours fugace : si on ne saisit pas
l’opportunité - de paix, de dialogue - on
la perd pour longtemps et les gens ne
croient plus en nous.
PLP : Le Parlement européen lui-même vous
paraît-il prêt à évoluer positivement et à peser
davantage sur la politique de l’Union européenne
au Moyen-Orient, en particulier à propos
du rétablissement de l’aide européenne ?
Vous avez vous-même évoqué, au cas où la
diplomatie européenne serait impuissante
face au refus israélien de toute négociation
politique avec les Palestiniens au profit d’une
répression militaire meurtrière, la nécessité
« d’utiliser les instruments de pression » dont
dispose l’Union européenne pour contraindre
Israël à appliquer la légalité internationale.
Vous avez cité le gel des accords de coopération
avec Israël.
Et que pensez-vous de l’accord d’association
entre l’Union européenne et Israël, de
certains accords militaires entre certains pays
membres de l’Union européenne et Israël ?
– - V. de K. : Le Parlement a déjà tenté
dans le passé de sanctionner Israël en
demandant le gel de l’accord d’association : l’appel n’a pas été suivi par le
Conseil.
Après la guerre au Liban, le Parlement
a voté une résolution où j’avais essayé
d’introduire la dimension « destructeur-payeur », en proposant de geler une fois
de plus l’accord d’association. Finalement,
c’est une version très édulcorée qui
en est ressortie : les belligérants devraient
rendre compte de leurs actes, et on
demanderait de convoquer le Conseil de
l’accord d’association. Ce conseil a été
convoqué...On y a parlé de tout sauf de
la guerre. Et la conférence des donateurs
à Paris a accordé une aide considérable
au Liban pour sa reconstruction - l’Europe accordant 500 millions d’euros.
En clair : il n’y a pas de sanctions contre
Israël. Et ce laxisme est intolérable.
L’Europe ne cesse de reconstruire ce
que d’autres détruisent, sans en demander
les comptes. Si elle se rattrapait par
une grande fermeté politique on pourrait
encore le comprendre ; mais c’est loin
d’être le cas.
Ce constat désolant ne rend que plus
urgente l’émergence
d’autres niveaux de
conscience et d’action.
C’est vrai que je bataille
ferme au Parlement
européen pour maintenir
un discours clair
sur la Palestine, pour
envoyer vers cette terre
martyrisée un message
d’espoir : au nom de
la justice et du droit
international il n’est pas
possible de se taire. Et
à cause du lieu -le Parlement
européen- ces
paroles ont une résonance.
Mais c’est nettement insuffisant.
Et les autorités locales des Etats membres
ont infiniment plus de liberté d’action
pour initier des projets concrets. Ils ne
sont pas soumis aux oukases des
grandes puissances internationales et
peuvent continuer à travailler avec les
Palestiniens.
J’admire aussi tous ceux qui, en Israël,
bravant le discours ambiant, aident les
Palestiniens, défendent leurs droits, et
se font traiter avec mépris par les leurs.
Un jour, nous devrons les appeler, eux
aussi, des Justes. Quand des Justes se
lèvent, c’est que l’heure est grave et qu’il
est presque trop tard. C’est le cas
aujourd’hui en Palestine. Mais le plus
terrible c’est que le sort de la Palestine
est si intimement lié à celui d’Israël que
la chute de l’un entraînera inévitablement
la chute de l’autre. C’est le cas
aujourd’hui en Israël.