Photo : Rafat Ghaith-Sub Laban lors d’une manifestation en juillet 2023 - Source : Facebook
Il est 17 h 15 à la porte de Damas, dans la vieille ville de Jérusalem. Rafat Ghaith-Sub Laban arrive en retard à notre réunion après avoir fait la queue au poste de contrôle de Hizma, qui relie Jérusalem-Est occupée au reste de la Cisjordanie.
Fils de Nora et Mustafa, Rafat travaille comme fonctionnaire pour le Haut Commissariat des Nations unies aux droits humains à Ramallah. Au cours des derniers mois, il a dû interrompre son travail de terrain dans la région de Jénine, à la fois pour cause d’épuisement professionnel et pour aider ses parents à empêcher les colons israéliens de s’emparer de la maison familiale dans la vieille ville. Le 11 juillet, après une bataille juridique de plusieurs décennies, les parents de Rafat ont été expulsés.
Nora est née dans la maison en 1955, elle et son mari y ont élevé leurs cinq enfants. D’après ce qu’elle sait, la maison appartenait auparavant à la famille palestinienne Al-Rassas, et des Juifs y auraient vécu jusqu’en 1948. Cette année-là, à la suite de la Nakba, les bâtiments appartenant à des Juifs dans la partie orientale de Jérusalem ont été transférés aux autorités jordaniennes, qui les ont occupés dans le cadre d’un accord d’armistice avec l’État israélien nouvellement créé. La famille de Nora, les Ghaiths, s’est vu attribuer la maison.
Après l’occupation de Jérusalem-Est par Israël pendant la guerre des Six Jours, la maison familiale a été transférée à la Conservation générale israélienne, conformément à la loi de 1950 sur la propriété des absents. En 1970, Israël a adopté la loi sur les questions juridiques et administratives, qui permet aux personnes et aux organisations juives de « récupérer » les propriétés de Jérusalem-Est qui appartenaient à des Juifs avant 1948 ; la même politique ne s’applique pas aux Palestiniens qui ont perdu leur maison à Jérusalem-Ouest ou ailleurs dans ce qui est devenu Israël après la Nakba.
Par ce mécanisme, la maison - toujours habitée par Nora et sa famille - a été transférée en 2009 au contrôle du Kollel Galicia trust, un fonds de dotation obscur qui s’occupe ostensiblement des juifs ashkénazes de l’ancienne Galicie autrichienne résidant aujourd’hui à Jérusalem.
Dans les années qui ont suivi, la famille a passé de nombreux jours dans les tribunaux israéliens à se battre pour garder sa maison. En mars, la Cour suprême a rejeté la dernière requête de la famille et a approuvé son expulsion. En juin, un ordre d’expulsion « souple » est entré en vigueur et, le 11 juillet, la famille a été mise à la porte. Le matin même, des colons juifs sont entrés dans la maison et ont accroché des drapeaux israéliens aux murs.
Près de deux semaines plus tard, un représentant des nouveaux colons locataires a informé les Ghaith-Sub Laban que leurs meubles seraient retirés de la maison le lendemain à 8 heures, et que s’ils ne venaient pas les chercher, ils seraient jetés à la poubelle. Lorsqu’ils sont arrivés, l’un des nouveaux locataires a brandi devant Rafat une bouteille de yaourt provenant du réfrigérateur de la famille - à la fois pour le narguer sur le fait qu’il ne vivait plus là, et parce que Sub Laban en arabe signifie verser du yaourt. Rafat a repoussé la bouteille et le yaourt s’est répandu sur un autre colon.
Les colons ont appelé la police, affirmant que Rafat les avait agressés. À leur arrivée, les policiers ont immédiatement arrêté Rafat et l’ont maintenu pendant sept heures, les bras menottés et les jambes attachées. Rafat me raconte que les colons ont agressé sa famille à plusieurs reprises au cours des derniers mois, y compris devant la police, sans aucune conséquence. Pourtant, ici, il a été arrêté immédiatement sur ordre des colons, sans que la police ne pose la moindre question.
Rafat a été libéré sous caution à des conditions qui comprenaient une interdiction d’accès à la vieille ville pendant deux semaines. Quelques jours plus tard, la famille a été condamnée à une amende de 48 500 shekels (près de 13 000 dollars) pour payer les 160 heures de maintien de l’ordre, l’entreprise privée qui a évacué la maison et les frais de justice des colons qui ont pris leur maison.
Je me suis entretenu avec lui peu de temps après pour connaître ses réflexions sur le combat de sa famille. L’entretien a été remanié pour plus de clarté.
Tout d’abord, comment tenez-vous le coup ?
Notre famille a l’impression d’avoir été prise pour cible et harcelée par les gouvernements israéliens, l’armée, la police et les colons. C’est épuisant. Cela vous prend tout : la santé physique, la santé mentale et votre vie quotidienne.
Dans les années 1980, ma mère se rendait aux audiences du tribunal après avoir accouché. Si une tentative d’expulsion échouait, ils en lançaient une nouvelle. Ma mère prend des médicaments contre la dépression et l’anxiété depuis plus de 8 ans. Les derniers mois ont été très agités. Nous avons fait de notre mieux pour faire entendre notre voix, et le monde nous a entendus. Le monde nous a écoutés. En fin de compte, cela n’a pas suffi. Israël voulait une victime silencieuse et parfaite, et nous avons refusé de le lui accorder.
Racontez-moi ce qui s’est passé après que vous avez été informé de l’ordonnance d’expulsion souple. Comment cela vous a-t-il affecté ?
Au cours des derniers mois qui ont précédé notre expulsion, nous avons reçu des gens [présents au domicile] 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 - des militants, des médias, des diplomates. Nous avons fait tout cela en tant que famille pour attirer l’attention sur le problème, mais cela, ajouté à la pression psychologique et à la peur causées par l’imminence de l’expulsion forcée, était très épuisant. À l’heure actuelle, notre famille est dysfonctionnelle ; nous ne pouvons même pas subvenir à nos besoins de base. Je suis incapable de me nourrir pendant des semaines, et il en va de même pour ma mère et mon père.
Où vit la famille aujourd’hui ?
En 2016, le tribunal a décidé que mes frères et sœurs et moi-même ne pouvions plus vivre avec nos parents, deux personnes âgées et malades, dans la vieille ville. Moi-même et Lama [la sœur de Rafat] avons loué un appartement à Shu’afat [un quartier palestinien de Jérusalem], et c’est là que mes parents sont venus après l’expulsion. Lors d’une tentative d’expulsion en 2018, ils ont utilisé cette location contre nous pour prétendre que nous avions une propriété en dehors de la vieille ville, et que nous n’avions donc probablement pas besoin de la maison d’Al-Khalidiya.
Qui vit dans la maison maintenant ?
Nous ne le savons pas. Il semble que personne n’y vive encore à plein temps. Ils vont rénover la maison, mais je pense qu’ils y ont déjà installé des meubles. L’endroit n’est pas en bon état ; nous n’avons pas été autorisés à faire des travaux, et nous y sommes restés en risquant notre sécurité. Par exemple, il y a un an, une pierre de la terrasse est tombée alors qu’il n’y avait personne, mais si elle était tombée sur la tête de quelqu’un, elle l’aurait tué. Ils vous forcent à vivre de cette manière et vous obligent ensuite à partir.
Le jour de la déportation, vous avez fait le tour du quartier en appelant les Palestiniens à vous rejoindre. Qu’avez-vous pensé de la solidarité que vous avez reçue de la part des Palestiniens et des Israéliens ?
Je travaille dans le domaine des droits humains depuis 12 ans et je connais donc de près le phénomène de l’expulsion. En général, la famille se bat seule. La plupart des voisins ont peur de sortir au cas où ils se feraient arrêter ou agresser. En Cisjordanie, ils ont peur de perdre leur permis de travail en Israël, tandis qu’à Jérusalem, de nombreux Palestiniens craignent de perdre leur emploi en raison de leurs opinions politiques.
Dans notre cas, ils ont utilisé des rumeurs pour que nous nous sentions seuls - ils ont dit à nos voisins que nous avions vendu les droits de notre maison. Le but était de nous isoler de notre société et d’empêcher les Palestiniens de faire preuve de solidarité à notre égard. Il y a eu quelques activistes palestiniens, des ONG et une grande couverture médiatique. Mais en fin de compte, la plupart des actions de solidarité ont été menées par des Juifs israéliens de gauche... Les Palestiniens ne peuvent pas tous parler anglais et s’exprimer par eux-mêmes.
Vous sentez-vous toujours seul ?
Honnêtement, face à l’État et à ses organisations, oui, je me sens encore très seul. Mais les membres de Free Jerusalem [un groupe d’activistes] ne nous ont pas quittés, ils étaient présents tout le temps. Même après l’expulsion, ils sont venus rendre visite à mes parents, apporter de la nourriture, des plantes pour remplacer celles qui étaient restées dans notre maison. Mais là encore, la rue ne nous a pas rejoints. Certains voisins et certaines familles nous ont soutenus, mais dans l’ensemble, non.
Mais pour moi, les gens qui vont se lever à Sheikh Jarrah, Masafer Yatta et Khan al-Ahmar sont les justes. Pour moi, leur voix est importante, car ils se sont joints à notre message et l’ont amplifié. Cela nous a permis d’affirmer qu’il s’agit d’un crime. S’il n’y avait que les Palestiniens pour dire que c’est un crime, les gens nous traiteraient d’antisémites.
Quelle leçon les autres familles menacées d’expulsion peuvent-elles tirer de votre cas ?
Israël veut que nous restions silencieux afin d’étendre son projet colonial sans contestation. Si ma famille ne s’était pas battue en 2015, nous aurions été expulsés à l’époque. Je me souviens que lors d’une audience au tribunal en 2015, la première rangée était remplie de diplomates, la deuxième et la troisième de membres de l’ONU, et le juge s’est comporté différemment. Pour moi, leur présence est donc significative. Les déclarations ne suffisent plus.
Quel message aimeriez-vous envoyer à tous ceux qui vous lisent ?
Il faut comprendre que les personnes qui nous ont expulsés de notre maison ne sont pas des marginaux - ce sont les membres du gouvernement. C’est ce que je ne comprends pas dans les manifestations israéliennes [contre le gouvernement d’extrême droite et le coup d’État judiciaire] : pourquoi protestez-vous ? Ils protestent pour maintenir le statu quo. La seule raison pour laquelle ils manifestent est que ce gouvernement a touché à leurs droits. Mais cela fait des décennies qu’ils nous font ça, et aucun d’entre eux n’a protesté.
Traduit par : AFPS