Photo : Réduction de moitié de l’aide humanitaire entrant à Gaza en février © UNRWA
À la mi-décembre, deux mois et demi après le début de la guerre d’Israël contre Gaza, un Comité d’experts de la famine affilié aux Nations unies a signalé que plus d’un demi-million de Gazaouis souffraient d’une faim catastrophique, que les 2,3 millions d’habitants étaient en situation de crise et que la situation « se détériorait rapidement ».
À la veille de l’évaluation de suivi du Comité d’examen de la famine, la famine forcée à Gaza s’aggrave rapidement.
Dans une déclaration du 5 mars, sept experts des Nations unies ont affirmé qu’ « Israël affame intentionnellement » Gaza et qu’une « famine généralisée » dans l’enclave assiégée et martyrisée est « imminente ».
Mondoweiss s’est entretenu avec le premier auteur de la déclaration, Michael Fakhri, rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation.
« La situation évolue à une vitesse que nous n’avons jamais vue auparavant », a déclaré M. Fakhri à Mondoweiss. « Nous n’avons jamais vu des enfants sombrer dans la malnutrition aussi rapidement. Tout cela aurait pu être évité. »
« Je n’ai aucun doute – et je le répète en concertation avec des experts du monde entier – nous n’avons tous aucun doute que l’horreur, les nombres, le degré de faim, le degré de décès dû à la malnutrition seront plus élevés que ce que nous sommes capables de mesurer aujourd’hui. »
Selon des responsables sanitaires de Gaza et un « médecin de haut rang », cités le 8 mars par l’Associated Press, au moins 20 personnes sont mortes de déshydratation et de malnutrition dans les hôpitaux Kamal Adwan et al-Shifa’, au nord de Gaza, et seize bébés prématurés ont succombé à des troubles « liés à la malnutrition » à l’hôpital Emirati de Rafah.
Le 10 mars, Al Jazeera a fait état de 25 « décès dus à la famine » dans le nord de la bande de Gaza.
Pour que la famine soit déclarée à Gaza, trois critères doivent être remplis, explique Michael Fakhri. Premièrement, au moins 20 % de la population doit souffrir de la faim. Deuxièmement, un enfant sur trois doit souffrir de « malnutrition aiguë » ou « d’émaciation ». Le troisième indicateur de famine – le plus difficile à mesurer dans les guerres où les journalistes et les spécialistes de l’aide sont interdits d’accès – est que deux habitants sur 10 000 meurent chaque jour de faim, de malnutrition ou d’une maladie associée.
« Il est difficile de déterminer le nombre de personnes qui meurent réellement de malnutrition, de maladie et de faim, par rapport aux bombes et aux balles », a déclaré Michael Fakhri à Mondoweiss.
« Néanmoins, le fait que nous voyons aujourd’hui des enfants mourir de malnutrition et de déshydratation nous indique qu’il y a probablement déjà une famine. »
Et la famine apparaît à Gaza à un rythme sans précédent, selon M. Fakhri. « Nous n’avons jamais vu une population civile souffrir de la faim aussi complètement et aussi rapidement. Jamais dans l’histoire moderne. Nous n’avons jamais vu des enfants plongés dans la malnutrition aussi rapidement. Jamais. »
Selon M. Fakhri, le fait qu’Israël utilise la nourriture comme monnaie d’échange dans ses négociations avec le Hamas confirme son affirmation et celle de ses collègues du 5 mars selon laquelle Israël a « intentionnellement affamé » les habitants de Gaza.
« C’est d’ailleurs ce qu’a dit le président Biden aujourd’hui [discours sur l’état de l’Union du 7 mars], à savoir qu’Israël ne devrait pas utiliser l’aide humanitaire comme monnaie d’échange », ajoute M. Fakhri.
Destruction du système alimentaire à Gaza
Alors que les négociateurs israéliens jouent au poker avec la famine, les principaux ministres refusent d’autoriser l’augmentation des envois d’aide tout en bloquant les livraisons sur le terrain.
Selon Sky News, l’autorité d’occupation militaire israélienne (COGAT) est prête à augmenter l’aide dans le nord de la bande de Gaza si le cabinet israélien le lui demande.
« Ce serait une décision qui devrait être prise par le gouvernement », a déclaré Shimon Freedman, porte-parole du COGAT, à Sky News le 7 mars.
« S’il devait prendre une telle décision, nous trouverions un moyen de la faciliter. Si la directive venait du gouvernement, le COGAT trouverait le moyen de remplir sa mission. »
Le blocage de l’aide alimentaire n’est qu’une partie du problème, affirme M. Fakhri. Le système alimentaire de Gaza est systématiquement détruit.
« Il ne s’agit pas seulement de refuser l’aide humanitaire », a déclaré M. Fakhri à Mondoweiss. « Il ne s’agit pas seulement de tirer sur les civils qui tentent d’obtenir de l’aide humanitaire. Il ne s’agit pas seulement de bombarder des convois de camions humanitaires, même si ces camions humanitaires sont coordonnés avec eux. Ils détruisent le système alimentaire… ils ont détruit plus de 80 % des flottes de pêche et des filets des petits pêcheurs de Gaza. Ils détruisent les terres agricoles, les champs, les serres, les vergers. Ils utilisent du phosphore blanc, qui empoisonne la terre. Il est donc pratiquement impossible de cultiver ces terres dans un avenir proche . »
Tout cela après dix-sept années de siège, marquées par une politique ouvertement déclarée de restriction de l’apport calorique pour les habitants de Gaza.
« L’idée est de mettre les Palestiniens au régime, mais pas de les faire mourir de faim », avait déclaré Dov Weisglass, conseiller du Premier ministre israélien de l’époque, Ehud Olmert, en 2006.
La nourriture comme arme de guerre
Dans le cadre de sa politique de restrictions alimentaires désormais bien établi, Israël autorisait, le 7 octobre, l’entrée à Gaza d’environ 500 camions d’aide par jour. Aujourd’hui, ce nombre est tombé à 100 ou moins.
« C’est très loin d’être suffisant », affirme M. Fakhri. « Le peu d’aide qui entre, la plus grande partie ne va pas vers le nord… à cause de cette volonté, encore une fois, de pousser tout le monde du nord vers le sud. Je dois rappeler qu’imposer cela à des civils est un crime de guerre ».
« Israël reserre et étrangle le nord de la bande de Gaza, comme il a dit qu’il allait le faire », a déclaré M. Fakhri à Mondoweiss.
Le « massacre de la farine » du 29 février a fait monter d’un cran sa politique d’étranglement, dit Fakhri, mais il s’agissait d’une étape prévisible.
Entre le 8 et le 15 octobre, a indiqué M. Fakhri à Mondoweiss, les trois conduites d’eau de Gaza – qui fournissent 75 % de l’approvisionnement total en eau de Gaza – ont été fermées.
Le 15 octobre, le ministre de l’énergie et des infrastructures de l’époque, Israël Katz, a annoncé que l’eau serait rétablie dans le centre et le sud de la bande de Gaza, où Israël avait exhorté les habitants à fuir, mais pas dans le nord.
« La décision de rétablir l’eau dans le sud de la bande de Gaza », a déclaré M. Katz à l’époque, « a fait l’objet d’un accord entre le Premier ministre [Benjamin] Netanyahu et le président américain [Joe] Biden, et poussera la population civile vers le sud [de la bande de Gaza] ».
L’entassement des Palestiniens dans le sud de la bande de Gaza faisait partie d’une stratégie plus vaste, a révélé le 18 octobre le ministre des affaires étrangères (aujourd’hui successeur de M. Katz au portefeuille de l’énergie), M. Eli Cohen.
« À la fin de cette guerre, non seulement le Hamas ne sera plus à Gaza, mais le territoire de Gaza diminuera également », a déclaré M. Cohen à Army Radio.
Trois mois plus tard, le 22 janvier, alors que l’étranglement de l’aide et les déplacements forcés battaient leur plein, l’OMS a renoncé à acheminer l’aide alimentaire vers le nord. Le lendemain, l’UNRWA a interrompu ses propres livraisons. Le Programme alimentaire mondial a fait de même le 20 février.
Le 13 février, Axios a rapporté que le ministre israélien des finances, Bezalel Smotrich, avait bloqué la livraison d’une cargaison de farine financée par les États-Unis – qui languissait dans le port d’Ashdod – parce que l’UNRWA en était le destinataire.
Deux semaines plus tard, le 28 février, un convoi d’aide est finalement arrivé dans le nord de Gaza, provoquant la ruée des habitants affamés. Le lendemain, à l’aube, le « massacre de la farine » a eu lieu. On estime à 114 le nombre de morts et à 750 le nombre de blessés.
Les habitants de la ville de Gaza étaient « désespérés et brutalisés », a déclaré Michael Fakhri à Mondoweiss, et les forces israéliennes étaient prêtes à ouvrir le feu sur eux. À ce moment-là, dit-il, les soldats israéliens avaient déjà tiré sur des Gazaouis affamés à au moins quatorze reprises.
« Faisons comme si nous ne savions pas combien de personnes sont mortes de blessures par balles [dans le massacre de la farine] », dit Fakhri, en réponse aux affirmations d’Israël selon lesquelles il n’a pas du tout tiré sur les habitants de Gaza et, s’il l’a fait, c’était en état de légitime défense.
« Les soldats israéliens ne sont pas autorisés à tirer sur des civils qui reçoivent une aide humanitaire. Point final. C’est tout ce qu’il y a à dire. Les soldats ‘ont eu peur’. Peu importe… Si vous tirez sur des civils qui sont désespérés, cela va mener au chaos, n’est-ce pas ? Les forces israéliennes ont donc tiré sur des civils qui recevaient une aide humanitaire, ce qui constitue un crime de guerre ».
Un crime de guerre grave. En vertu des articles 55 et 59 de la quatrième convention de Genève, les puissances occupantes comme Israël sont tenues d’assurer « l’approvisionnement alimentaire et médical de la population » et, si tout ou partie de la population est « insuffisamment approvisionnée », de « consentir à des programmes de secours » et de « les faciliter par tous les moyens à sa disposition ».
Les accords de Genève IV exige également des États-Unis et des autres États parties qu’ils « garantissent » la protection de l’aide humanitaire.
Entre-temps, les États-Unis ont commencé à larguer de la nourriture par avion. Lors d’un incident tragique survenu le 8 mars, le parachute d’une palette de nourriture ne s’est pas déployé et a foncé dans une foule de personnes qui attendaient une livraison de nourriture. Cinq personnes auraient été tuées et plusieurs blessées.
« Les bombes américaines et l’aide américaine tombent en même temps », a déclaré Michael Fakhri à Mondoweiss.
« Le degré d’absurdité le plus ignoble – je veux dire, c’est la seule façon dont je pense pouvoir le décrire ».
Cette absurdité s’accompagne [de la consommation] d’une nourriture impropre pour les animaux eux-mêmes, stade prévisible de la famine.
« Et ils donnent cette nourriture à leurs enfants », déclare Fakhri.
« C’est là qu’est le pire. Ils renoncent à des repas. Les adultes qui doivent choisir qui mangera dans la famille, donneront la priorité aux enfants… Ensuite, tout ce qu’ils ont à offrir à leurs enfants, c’est de la nourriture pour animaux, ce qui entraîne de nombreux problèmes de santé. »
« Imaginez que vous ne puissiez pas nourrir votre enfant, que votre enfant vous regarde et que vous ne puissiez rien faire. Et puis il meurt ».
Survivre peut être pire
« Lorsque les enfants âgés de zéro à cinq ans ne reçoivent pas les aliments adéquats, cela peut entraîner des déficiences physiques et cognitives permanentes à l’avenir », explique M. Fakhri.
« À l’avenir, ces enfants auront besoin d’un soutien important pour pouvoir mener une vie digne. Le nombre d’enfants qui ont perdu toute leur famille et qui se retrouvent seuls ; les cicatrices psychologiques des personnes qui ont réussi à survivre sont d’une telle ampleur… C’est comme si Israël essayait de condamner à l’infirmité ou à la mort tous les enfants de Gaza ».
Le salut pour les enfants affamés de Gaza et leurs parents ne tombera pas du ciel, dit Fakhri.
« Je me demande si [l’aide américaine parachutée] n’est pas plutôt une réponse à la pression intérieure ? » s’interroge M. Fakhri. « Je me demande s’il ne s’agit pas plutôt d’un affichage, d’une manière de montrer que l’on fait quelque chose sans en réalité faire quoi que ce soit ? »
Si la campagne de Joe Biden sur l’abandon de l’aide se veut spectaculaire – une tentative pour améliorer ses perspectives dans cette campagne [électorale] à venir – c’est très décalé, a déclaré Michael Fakhri à Mondoweiss.
« Il vraiment étrange que l’administration américaine et le président Biden essaient d’envoyer de l’aide humanitaire sous une forme que vous n’utilisez que dans les territoires de votre ennemi, tout en donnant à votre allié un degré de liberté qu’il ne donne à aucun autre allié ; en lui donnant simplement un chèque en blanc… Encore, à ce jour, j’en suis à vouloir comprendre ce que cela signifie ».
Conclusions du Comité d’experts sur la famine
Alors que Michael Fakhri traite des contradictions de la politique étrangère américaine, le Comité d’examen de la famine, un organe de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, analyse les chiffres de la famine.
Dans une analyse du 21 décembre, le FRC a conclu que, pendant et peu après la « pause humanitaire » de sept jours décrétée par Israël, qui s’est achevée le 1er décembre, 25 % des habitants du nord de Gaza, 15 % des habitants déplacés vers le sud et 10 % des habitants du sud de Gaza ont été confrontés à des conditions alimentaires catastrophiques.
En se projetant jusqu’au 7 février, la FRC a conclu que la faim catastrophique pourrait atteindre 30 % dans le nord et 25 % dans le sud pour les habitants déplacés de Gaza. Ces estimations sont prudentes, précise la FRC, et la prévalence de la faim catastrophique serait probablement plus élevée.
Compte tenu de « l’expansion du conflit de haute intensité » et du « niveau extrêmement élevé et croissant des déplacements », la FRC a conclu que l’ensemble de la population de Rafah, Khan Younis et Deir al-Balah connaîtrait probablement « des conditions catastrophiques similaires », quel que soit leur statut de résidence.
« Sur les 150 à 180 camions de nourriture qui entrent habituellement chaque jour avant l’escalade, rapporte la FRC, seuls 30 environ sont entrés quotidiennement dans la bande de Gaza depuis la fin de la pause humanitaire le 30 novembre 2023. Même des estimations optimistes des kilocalories potentielles livrées dans ces cargaisons indiquent que ce niveau d’approvisionnement alimentaire est bien inférieur aux besoins nutritionnels de l’ensemble de la population. »
Les personnes mal nourries et affamées tombent malades, souligne la FRC dans son évaluation du 21 décembre, qui doit être mise à jour d’ici la fin du mois.
« Combinée à la surpopulation des abris [de réfugiés] et d’autres lieux, et à un approvisionnement en eau extrêmement limité, cette situation entraîne un risque élevé d’épidémies de maladies infectieuses dans un contexte où la capacité du système de santé à répondre a été gravement dégradée », a déclaré la FRC.
« La situation à Gaza est clairement catastrophique pour tous les secteurs et nécessite une réponse politique extrêmement urgente. »
Chris Gunness est moins diplomate. L’ancien porte-parole en chef de l’UNRWA s’est entretenu avec Mondoweiss.
« Tout cela est malsain. C’est un truc de malade », a déclaré Gunness, en réponse aux affirmations répétées d’Israël selon lesquelles des milliers de camions d’aide sont entrés dans Gaza et que s’ils ne livrent pas d’aide alimentaire aux Gazaouis affamés qui en ont besoin, c’est la faute de tout le monde.
Le financement de l’UNRWA devrait être rétabli immédiatement, affirme Gunness [la Suède et le Canada ont déclaré qu’ils le feraient].
Sinon, « une catastrophe humanitaire deviendra une apocalypse humanitaire », a déclaré Gunness à Mondoweiss.
« Andrew Mitchell, le ministre britannique du développement, David Cameron, le ministre britannique des affaires étrangères, Anthony Blinken, l’administration Trudeau, veulent-ils vraiment être jugés par l’histoire comme complices d’un génocide et d’une famine ? » a demandé Gunness.
« Car, pour être clair, [la famine] n’est pas imminente. Elle a lieu en ce moment même. La famine est un massacre au ralenti. Et ce massacre, comme nous l’avons vu le dernier jour de février, a commencé ».
« Ce n’est pas comme la famine en Éthiopie au milieu des années 1980 », affirme Gunness. « Il ne s’agit pas d’une catastrophe naturelle. Il s’agit d’un choix politique que nos gouvernements sont en train de faire, et les gens de conscience du monde entier doivent dire à leurs gouvernements, à leurs représentants élus, qu’ils ne veulent pas être complices d’un génocide et d’une famine. Cette folie, ce massacre au ralenti de la population de Gaza, doit cesser ».
Michael Fakhri et ses collègues experts en droits de l’homme sont plus précis.
« L’aide humanitaire ne doit pas être utilisée comme monnaie d’échange dans les négociations », écrivent-ils dans leur déclaration du 5 mars.
« Nous réitérons notre appel antérieur à un embargo sur les armes et à des sanctions à l’encontre d’Israël, dans le cadre du devoir de tous les États de garantir le respect des droits de l’homme et de mettre un terme aux violations du droit humanitaire international par Israël. »
Traduction : Chronique de Palestine