C’est l’histoire d’un destin tragique : celui d’un quartier vieux de 800 ans, rasé en à peine quelques heures, et dont presque tout le monde a oublié l’existence. Une histoire que raconte Vincent Lemire, maître de conférences à l’université Paris-Est Marne-la-Vallée et directeur du Centre de recherche français à Jérusalem, dans son nouveau livre, Au pied du mur. Vie et mort du quartier maghrébin de Jérusalem (1187-1967).
Fondé au XIIe siècle par le célèbre sultan Saladin à la suite de sa conquête de la ville, ce quartier abritait des habitants originaires du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie, et était localisé au pied du mur occidental, également appelé « mur des Lamentations ». Il a été anéanti dans la nuit du samedi 10 au dimanche 11 juin 1967, juste après l’instauration du cessez-le feu qui a mis fin à la guerre des Six-Jours.
Genèse
La naissance de ce quartier est étroitement corrélée au parcours de l’illustre professeur et poète Sidi Abou Mediene (1126-1198), figure du soufisme maghrébin. Après avoir effectué son pèlerinage à la Mecque, ce dernier intègre l’armée de Saladin en Palestine, et participe aux combats contre les croisés, au cours desquels il perd sa main gauche.
Suite à la victoire du sultan, Abou Mediene se voit attribuer le village d’Aïn Karem en waqf – une donation faite à perpétuité pour une œuvre pieuse. C’est dans ce qui est devenu plus tard un quartier de Jérusalem que se concentrent alors les voyageurs venus du Maghreb. Avec le temps, le lieu devient une étape incontournable pour les pèlerins maghrébins qui se rendent à La Mecque et à Médine, à l’instar du célèbre Ibn Battûta.
« Le waqf Abou Mediene, loin d’être un phénomène isolé, est au contraire le pivot d’un ensemble de liens spirituels et matériels tissés sur la durée entre le Maghreb et Jérusalem », résume Vincent Lemire.
Amputation mémorielle
Malgré la durée de son existence, ce quartier, nous dit l’auteur, n’a laissé qu’un « souvenir fragile et paradoxal », et a été « privé d’une mémoire établie et instituée ». L’historien tente d’éclaircir un autre mystère : pourquoi et comment l’épisode de sa destruction a-t-il presque intégralement disparu de l’historiographie pourtant garnie qui existe sur l’année 1967 ?
En quelques jours, plusieurs siècles d’histoire urbaine ont été rasés, terrassés
L’ouvrage, illustré par de nombreuses photographies de Gilles Caron (1939-1970), propose des explications « multiples et non exclusives ».
Première d’entre elles : la nature de l’objet d’étude. « Comme souvent en pareil cas, cet effacement brutal a laissé peu de traces écrites. En quelques jours, plusieurs siècles d’histoire urbaine ont été rasés, terrassés », témoigne Vincent Lemire.
Autre raison possible de cette amnésie : le « silence involontaire » des institutions internationales, submergées par les conséquences plus globales de la guerre qui a frappé la région en 1967. Comme le rappelle le chercheur, l’ONU dénombrait à l’époque 250 000 réfugiés palestiniens. Un contexte de crise humanitaire de grande ampleur qui a occulté la question de la destruction du quartier maghrébin.
Stratégie délibérée
Vincent Lemire évoque également une stratégie délibérée d’Israël, « partie prenante dans l’édification de ce mur de silence », à travers une stratégie de discrètes indemnisations des habitants chassés de la zone. Ces derniers, « isolés, dispersés, privés de toute protection juridique et de tout soutien politique », étaient contraints d’accepter l’évacuation avant que les bulldozers ne fassent table rase de leurs anciennes habitations.
Pour finir, l’auteur procède à une analogie entre cet épisode et celui du 17 octobre 1961, date à laquelle une centaine d’Algériens avaient été tués à l’issue d’une manifestation pacifique organisée par le FLN à Paris pour protester contre le couvre-feu qui leur était imposé. Le préfet de police de l’époque, Maurice Papon, avait mis l’affaire sur le compte d’affrontements entre factions rivales algériennes.
Si le bilan de la destruction du quartier maghrébin de Jérusalem est bien moins lourd que celui des événements du 17 octobre 1967 (on ne déplore qu’un à trois morts), des spécificités communes existent néanmoins entre les deux événements. L’auteur les détaille : « violence d’État doublée d’un mensonge d’État ; volonté d’attribuer l’évènement à plusieurs “bavures” – de policiers français dans un cas, et de quelques entrepreneurs israéliens exaltés dans l’autre – ; même mutisme des archives aux niveaux supérieurs de l’appareil d’État, […]. Et même violence dissymétrique de type colonial contre des civils désarmés. »