Razan al-Najjar est morte il y a environ deux ans et demi, mais j’ai encore présente à l’esprit la vision claire de celle-ci. L’ambulancière âgée de 21 ans a été tuée par les tirs de soldats israéliens pendant une des manifestations de la Grande Marche du Retour à Gaza, le 1er juin 2018. Des témoins disent qu’elle a été atteinte par les tirs alors qu’elle se dirigeait vers la barrière qui sépare Israël et la Bande de Gaza pour soigner les blessés, en ayant revêtu une blouse médicale blanche.
Des photos de la jeune fille souriante se sont répandues sur Internet dans le monde entier, mais se sont bientôt perdues dans la mer des photos et des noms de ceux qui ont été tués pendant les manifestations hebdomadaires, dans ce qui est rapidement devenu un rituel hebdomadaire de mort, de désespoir et de sang.
Al-Najjar à été l’une des plus de 200 Palestiniens tués par les soldats israéliens pendant les manifestations de la Grande Marche du Retour, au cours de 86 semaines, ayant commencé le 30 mars 2018. Selon l’ONU, plus de 33.000 personnes ont été blessées dans ces manifestations, certaines si gravement que l’on a été forcé de leur amputer les membres. Il y avait parmi les victimes des hommes, des femmes, des enfants, des membres des équipes médicales, des personnes handicapées, des journalistes et d’autres. Je me souviens clairement de ces redoutables vendredi, où nous devions suivre avec effroi les rapports provenant du terrain, en les mettant à jour d’heure en heure. Je me souviens avoir ressenti que ce qui se passait là-bas était atroce à une autre échelle. C’était inimaginable.
Inimaginable, et cependant pas totalement surprenant. Dans une interview accordée à +972 Magazine avant que les manifestations ne commencent, un des organisateurs de la marche, Hassan al-Kurd, a souligné le caractère civil des manifestations prévues, tout en exprimant sa préoccupation sur la possibilité d’une réponse mortelle de la part des militaires.
Il n’aurait pas pu avoir davantage raison. Quand des organisations des droits de l’homme ont présenté des requêtes contre les règles d’ouverture de feu en usage lors de ces manifestations, avec une affaire portée par les associations des droits de l’homme Yesh Din, l’Association des Droits Civils, Gisha, et HaMoked, et une autre portée par Adalah et l’association Al Mezan basée à Gaza, l’armée a adopté la démarche de dire que les meurtres et les blessures de masse à Gaza ne constituaient pas un sujet d’enquête pénale. Au contraire, elle a affirmé que les incidents faisaient partie du conflit armé d’Israël avec le Hamas — même si les manifestants étaient pour la plupart des civils non armés qui ne prenaient pas part aux hostilités.
A ce titre, selon l’armée, quoi que ce soit qui arrivait pendant les manifestations tombait carrément sous les règles de la guerre, et toute plainte relative aux morts et aux blessures devait être traitée dans un cadre juridique différent. Et donc, au lieu de faire passer ces plaintes par la voie habituelle des enquêtes criminelles militaires, elles étaient renvoyées au curieusement appelé « Mécanisme général du personnel pour l’évaluation des faits ».
Ce mécanisme, instauré après la guerre de Gaza en 2014, est destiné à effectuer des évaluations factuelles rapides en cas de suspicion de violation des règles de la guerre. Une prise de position publiée cette semaine par l’association des droits humains Yesh Din, qui s’appuie sur des chiffres obtenus de l’armée, révèle que la fonction principale de cet organisme est - comme toujours - de blanchir la violence des Israéliens.
Le document révèle aussi que, alors que l’organisme chargé d’enquêter se penchait sur la mort de 234 Palestiniens, seulement 17 enquêtes ont à ce jour été ouvertes, dont la plupart sont encore en cours. Un seul acte d’accusation a été déposé, qui a finalement abouti à une négociation de plaidoyer dans laquelle le soldat abattu était accusé d’un délit disciplinaire plutôt que criminel. L’acte d’accusation lui-même ne mentionne pas l’infraction liée au meurtre proprement dit, et le soldat a été condamné à une peine clémente de 30 jours de travail d’intérêt général, à une peine de prison avec sursis et à une rétrogradation au rang de simple soldat.
Deux ans après le début de la Grande Marche du Retour, environ 80% des incidents transmis à l’organisme chargée de l’enquête pour évaluation sont encore en cours d’examen ou d’enquête. Il est important aussi de noter que le mécanisme n’a pas permis d’examiner ne serait-ce qu’un seul cas parmi les milliers de blessures, dont beaucoup sont graves — y compris celles qui ont laissé les victimes paralysées à vie ou forcées de subir des amputations. Celles-ci n’ont même pas été jugées dignes d’effectuer un examen.
En outre, tous les documents recueillis au cours de l’examen restent confidentiels et ne peuvent pas utilisés comme élément de preuve à l’encontre de suspects dans l’éventualité presque hypothétique que l’armée ordonne finalement une enquête criminelle. Un détail également intéressant est l’identité de la personne à la tête de cet organisme : le Major Général Itai Veruv, chef des écoles militaires.
Une note de bas de page dans la prise de position de Yesh Din apporte l’info suivante au sujet de Veruv : en 2009, pendant qu’il commandait la Brigade Kfir de l’armée israélienne — la plus importante des brigades de l’infanterie israélienne, qui a une histoire particulièrement brutale envers les Palestiniens de Cisjordanie — Veruv a témoigné dans le procès du Lieutenant Adam Malul, qui avait été accusé d’avoir tabassé des Palestiniens. Veruv a reconnu qu’il autorisait les soldats à utiliser la violence physique pendant des « interrogatoires » improvisés de civils palestiniens, même s’ils étaient des passants qui n’étaient suspects de rien et qui ne représentaient aucun danger.
Veruv a été officiellement réprimandé pour ces propos par l’Officier Général commandant le quartier général de l’armée de terre. Yesh Din et l’Association pour les Droits Civiques en Israël ont déposé une requête devant la Haute Cour réclamant sa suspension immédiate ainsi qu’une enquête pénale. Un an après, en juin 2010, l’Avocat Général de l’Armée à cette époque, Avichai Mandelblit, a ordonné une enquête pénale à l’encontre de Veruv et la requête a été retirée. L’enquête a été classée en janvier 2011 sans aucun procès à l’encontre de Veruv.
Pendant près de deux ans, semaine après semaine, l’armée a envoyé des tireurs d’élite entraînés avec un équipement de protection complet pour affronter les habitants de la bande de Gaza assiégée et malmenée qui sont allés manifester près de la barrière. À en juger par l’expérience accumulée pendant 50 ans d’occupation, chacun de ses soldats avait toutes les raisons de croire que, quoi qu’il arrive lorsqu’ils appuyaient sur la gâchette, le système les protégerait et couvrirait leurs crimes. Les 234 morts, les 17 enquêtes, et la seule mise en accusation — pour l’assassinat d’un garçon âgé de 14 ans — qui s’est terminée par 30 jours de travail d’intérêt général dans l’armée, une condamnation à une peine de prison avec sursis, et la rétrogradation au rang de simple soldat, prouvent qu’ils avaient raison.
Cet article a d’abord été publié en hébreu dans Local Call.
Orly Noy est rédactrice en chef à Local Call (Appel Local), militante politique, et traductrice de poésie et de prose en farsi. Elle est membre du bureau exécutif de B’Tselem et militante du parti Balad. Ses écrits parlent des traits qui se croisent et définissent son identité de Mizrahie, de femme de gauche, de femme, de migrante temporaire vivant à l’intérieur d’une immigrante perpétuelle, et du dialogue constant entre elles.
Traduit de l’anglais par Yves Jardin, membre du GT prisonniers de l’AFPS