Photo : A Gaza-ville, une école en ruines suite à l’offensive israélienne sur la bande de Gaza, 15 septembre 2014 © Anne Paq / Activestills
Alors que je m’apprête à former les médecins et les professionnels de la santé mentale de Gaza dans le cadre d’une initiative de l’Organisation mondiale de la santé visant à combler le fossé entre les besoins en matière de santé mentale et les ressources disponibles, je ne peux m’empêcher de me demander : l’enclave palestinienne peut-elle être guérie ?
Notre objectif est de renforcer le système médical dévasté de Gaza en intégrant la santé mentale dans les soins primaires et en donnant aux non-spécialistes les moyens de reconnaître et de répondre à la détresse psychologique.
Un cessez-le-feu a été imposé après deux ans de génocide israélien. Gaza reste une terre à bout de souffle, son horizon brisé, son sol recouvert de chagrin.
Pertes immenses
Environ 90 % du parc immobilier de Gaza a été endommagé ou détruit. Les hôpitaux et les cliniques ont été délibérément pris pour cible. Les routes, les réseaux d’approvisionnement en eau, les universités, les archives, les mosquées et les cimetières ont été rasés.
Mais ces chiffres ne peuvent rendre compte des pertes les plus profondes : les visages des enfants qui manquent dans les salles de classe, les mains qui autrefois construisaient et qui aujourd’hui tremblent, les mères terrifiées à l’idée de mettre au monde un nouvel être dans un monde qui tue ses enfants.
La véritable dévastation réside dans l’érosion de la confiance, la corrosion de la dignité et la normalisation de l’insupportable. Qu’est-ce qui peut aider une mère de Rafah qui prépare chaque jour une assiette pour son enfant assassiné ?
Selon les estimations, environ 70 milliards de dollars seraient nécessaires pour reconstruire les hôpitaux, les maisons, les écoles et les autres infrastructures détruites par les bombardements répétés. Mais aucun économiste ne peut mesurer la destruction invisible : la désintégration psychologique et morale d’une société qui a été déshumanisée et privée d’espoir.
Gaza peut-elle être soignée ? La question elle-même exige de l’humilité. Un psychiatre pourrait y voir un traumatisme, un humanitaire pourrait y voir un déplacement, un architecte pourrait y voir des décombres. Mais les blessures de Gaza sont tout cela et bien plus encore.
Même après le cessez-le-feu, les blessures psychologiques et les traumatismes de Gaza sont renouvelés chaque jour par le siège, la privation et l’humiliation. Parler de « soutien en santé mentale » sans tenir compte de la justice revient à traiter les symptômes tout en ignorant la cause.
À Gaza, la thérapie commence par la vérité.
Lorsque l’humanitarisme est dépouillé de son engagement moral, il devient un autre mécanisme de domination, une sorte d’anesthésie qui engourdit la conscience plutôt que de traiter la maladie. L’exemple grotesque de la soi-disant Gaza Humanitarian Foundation, qui attire les affamés avec de l’aide alimentaire pour mieux les piéger, illustre cette perversion.
Sous le couvert de l’aide, la faim a été transformée en arme, l’« aide » devenant un appât. De tels actes révèlent l’effondrement moral d’un ordre international qui a transformé l’aide humanitaire en un autre théâtre de cruauté.
Détaché de toute éthique, le travail humanitaire risque de reproduire la même logique coloniale qui ravage Gaza depuis des décennies, déterminant qui mérite de vivre et qui est sacrifiable. L’aide devient un outil de contrôle, conditionnant la survie à la soumission. C’est de la colonisation à travers la charité.
Aider Gaza signifie être sensibilisé au traumatisme, ce qui ne peut se traduire par l’adoption de cadres apolitiques importés de la psychologie occidentale. Le traumatisme à Gaza n’est pas le résultat d’un accident ou d’une catastrophe naturelle ; il est le résultat d’une violence politique délibérée et systématique, exécutée en toute impunité et approuvée par le silence mondial.
Dans ce contexte, être conscient du traumatisme signifie nommer et prendre position envers la partie qui inflige ce traumatisme, tout en rejetant la fausse symétrie entre victime et auteur. Il ne peut y avoir de guérison dans la complicité, la confusion et le déni. Sans affronter la source du mal, l’humanitarisme devient une autre forme de manipulation mentale.
Une véritable prise en charge tenant compte des traumatismes doit honorer l’action et la résistance de Gaza. Elle doit reconnaître l’endurance des familles, les salles de classe souterraines et l’art qui émerge des ruines, non pas comme une « résilience » sentimentale, mais comme des actes de survie exigeant une conscience politique et une solidarité.
Thérapie de routine
Même si la question de la responsabilité est soulevée, la population de Gaza ne peut pas attendre. Elle a besoin d’une aide immédiate, non pas sous forme de charité, mais comme un droit.
La nourriture, l’eau potable, les abris et les soins médicaux constituent les premières mesures d’urgence pour une population poussée à la famine. Cependant, l’aide humanitaire doit aller de pair avec le rétablissement d’un rythme de vie normal : réouverture des écoles, réunification des familles et remise en service des centres de santé.
La mise en place d’une routine est un acte thérapeutique. Pour un enfant qui n’a connu que la guerre, réécrire son nom sur du papier est le début de la guérison. Pour les parents, trouver un endroit sûr où élever leurs enfants et nourrir leur espoir, c’est retrouver leur humanité.
Pourtant, rien de tout cela ne peut être durable sans justice. Reconstruire sans rendre des comptes, c’est comme panser une blessure qui continue d’être poignardée. Les « reconstructions » d’après-guerre en Irak et en Afghanistan nous ont montré que lorsque la reconstruction est confiée à ceux qui profitent de la destruction, la domination persiste sous un autre nom.
Gaza ne doit pas devenir un autre laboratoire de récupération néolibérale, où les mêmes pouvoirs qui l’ont détruite dictent les conditions de sa renaissance.
L’histoire offre un précédent obsédant. Après la Seconde Guerre mondiale, le monde a organisé les procès de Nuremberg non seulement pour punir, mais aussi pour guérir ; non seulement pour juger les auteurs, mais aussi pour réaffirmer les limites de la conscience humaine.
Nuremberg n’était pas seulement un tribunal juridique. C’était un processus moral, la reconnaissance que la justice a un effet apaisant. Alors que Nuremberg symbolisait le réveil moral d’un monde horrifié par les atrocités, les procédures de la Cour internationale de justice sur Gaza ont contribué à clarifier si cet engagement moral était sincère ou s’il était réservé à certaines victimes.
Le silence des témoins
Gaza aura-t-elle son Nuremberg ? Y aura-t-il un tribunal où la vérité sera dite, les responsabilités établies et la dignité des morts restaurée, permettant ainsi aux survivants de recommencer à respirer ?
Tant que ce jugement n’aura pas été rendu, tous les plans de reconstruction et discours de condoléances resteront incomplets. La guérison commence par la vérité, mûrit grâce à la justice et culmine dans la solidarité. Sans cette séquence, l’« aide » du monde risque de devenir un autre instrument de déni.
Après la Seconde Guerre mondiale, l’Europe a été reconstruite grâce au plan Marshall, car ses habitants étaient considérés comme « civilisés ». Mais lorsque l’Afrique, l’Asie et l’Amérique latine ont sollicité un soutien similaire, elles ont été soumises à l’austérité et à l’ajustement structurel du Fonds monétaire international, outils économiques du colonialisme moderne.
Gaza est aujourd’hui confrontée au même risque : être gérée, et non libérée ; reconstruite, mais toujours captive. Le monde s’est engagé à « plus jamais ça » après l’Holocauste, et a réitéré cet engagement après le Rwanda et Srebrenica, mais le même système mondial qui a érigé ces mémoriaux soutient aujourd’hui l’anéantissement en temps réel de Gaza. Le silence des spectateurs fait désormais partie du crime.
Guérir Gaza, c’est guérir la conscience du monde. Chaque bombe qui est tombée sur Gaza était aussi une atteinte au droit international et à notre moralité collective. Traiter Gaza n’est pas seulement la tâche des médecins ; cela nécessite des pédagogues, des architectes, des artistes, des ingénieurs et, surtout, le public mondial. Chacun a un rôle à jouer pour dénoncer l’impunité et réparer le tissu déchiré de la solidarité humaine.
Tout comme la reconstruction de l’Allemagne après la guerre était indissociable du souvenir et de la justice, le rétablissement de Gaza doit être étroitement lié à la vérité et à la réparation morale. Les Palestiniens ont besoin d’une solidarité éclairée, courageuse et fondée sur l’éthique. Ils demandent au monde de rejeter le langage de la neutralité, de parler clairement du génocide et du colonialisme de peuplement, et de démanteler les systèmes qui les rendent possibles.
Gaza peut être guérie, mais pas par ceux-là mêmes qui l’ont blessée. Gaza ne peut être guérie que par ceux qui s’intéressent non seulement à sa souffrance, mais aussi à sa vérité.
Le traitement nécessite la restauration de l’humanité elle-même, un réveil mondial qui reconnaisse qu’aucune aide humanitaire ne peut remplacer la responsabilité. Au milieu des ruines de Gaza, la question n’est pas de savoir si le territoire palestinien peut se relever, mais si le monde peut retrouver sa vision morale.
Traduction : AFPS




