Aujourd’hui doctorante en science politique à l’Université libre de Bruxelles, j’ai eu l’opportunité lors de mon master à l’Institut d’Etudes Politiques d’Aix-en-Provence d’étudier l’enseignement de la Nakba dans les écoles bilingues israéliennes, dites « pour la paix » pour le comparer à l’enseignement de la guerre d’Algérie dans les écoles françaises. Toutes proportions gardées, plusieurs similitudes sont apparues : important processus de cadrage opéré en amont pour sélectionner les « bons témoins » et les « bons enseignants », lecture dépolitisée des guerres coloniales-décoloniales au profit du recours constant aux registres émotionnels et aux histoires personnelles ainsi qu’une négociation permanente entre les enseignants pour savoir jusqu’où ils pouvaient ou devaient aller dans leurs explications.
Israël et ses écoles mixtes
Depuis 1953, la loi israélienne sur l’éducation publique entérine l’existence de systèmes éducatifs distincts entre le secteur religieux et laïc, privé et public, mais ne reconnaît pas officiellement le système éducatif arabo-palestinien. Celui-ci fonctionne comme un organe séparé, subordonné et souvent discriminé au sein du système éducatif public. La plupart des élèves palestiniens et juifs israéliens poursuivent donc des cursus scolaires distincts jusqu’à leur entrée à l’université.
Or, si d’un côté les programmes palestiniens sont vidés de tout contenu politique, les écoles juives israéliennes représentent quant à elles des lieux privilégiés de transmission de l’idéologie sioniste. En outre, pour l’État israélien, l’école est un moyen de renforcer l’identité de la majorité juive et de contrôler celle de la minorité palestinienne.
C’est dans ce contexte qu’en 1984, la première école primaire bilingue arabe hébreu ouvre ses portes au sein du village mixte israélo-palestinien de Neve Shalom/Wahat al-Salam, situé sur la colline d’Ayalon entre Tel-Aviv et Jérusalem.
S’inspirant de ce modèle, le Palestinien Amine Khalaf et l’Israélien Lee Gordon créent, entre 1998 et 2015, le réseau d’écoles « Yad be Yad » (Main dans la main) et ouvrent progressivement six antennes à Jérusalem, Haïfa, Wadi Ara, Kfar Saba, Jaffa et en Galilée. Ces structures sont reconnues par l’État et supervisées par le ministère de l’Éducation nationale mais restent néanmoins « non formelles », c’est-à-dire qu’elles sortent du cadre public habituel.
Les établissements proposent les deux programmes officiels (juif israélien et palestinien) auxquels s’ajoutent des programmes développés en interne par l’école, essentiellement en langues, histoire et éducation civique. Ainsi, dans le contexte ultranationaliste et clivé de la société israélienne – où le système scolaire est ségrégué en fonction du groupe national d’appartenance des familles (palestiniennes, juive…) –, ces établissements scolaires mixtes où enfants et enseignants, palestiniens et juifs se côtoient, incarnent des lieux d’espoirs.
Les écoles bilingues ont mis en place des dispositifs intitulés « Apprendre l’histoire de l’autre » permettant à un binôme d’enseignant (un Israélien et un Palestinien) d’enseigner simultanément l’histoire juive du Jour de l’indépendance et l’histoire de la Nakba. Malgré la volonté théorique de créer un modèle précurseur de « vivre ensemble » et d’enseignement mixte, ces écoles ne produisent pas de récit alternatif à proprement parler mais proposent plutôt de mettre côte à côte le récit hégémonique juif israélien et le récit palestinien, les présentant sur un pied d’égalité.
Les travaux des Nouveaux historiens israéliens qui permettraient d’apporter une vision plus complexe et critique des rapports de domination qui structurent le système colonial israélien ne sont jamais évoqués. Ces écoles souvent présentées comme des « bulles de paix » en dehors du conflit, sont en réalité intrinsèquement structurées par celui-ci et restent fortement ancrées dans les rapports de force qui structurent les relations entre citoyens juifs israéliens et palestiniens en Israël.
Normalisation et identité
Pour les enseignants, exercer dans une telle école relève d’un choix, et d’une volonté de participer à un espace de rencontre unique entre Israéliens et Palestiniens. Cependant, les perspectives et les attentes diffèrent. Pour les professeurs palestiniens d’Israël, si la crainte d’être accusés de normalisation est permanente, ils appréhendent d’abord cette expérience professionnelle comme un moyen de défendre leur identité, de parler librement de leur vision de l’histoire, et de débattre. Dans un pays où l’État s’engage à effacer des manuels scolaires toute mention du terme « Nakba », pouvoir en tant qu’enseignant palestinien employer ce terme avec ses élèves, et l’expliquer, donne le sentiment de défier le système, de repousser les limites imposées, d’exercer sans se renier. Certains y voient aussi un moyen de former la future génération dans une logique d’empowerment [1].
Les enseignants juifs israéliens sont à l’image du panorama traditionnel des gauches israéliennes, allant des sionistes réservistes de l’armée, aux Refuzniks antisionistes. Pour eux, l’engagement dans une telle école vise surtout à quitter un système qu’ils jugent, à quelques nuances près, trop nationaliste ou gangrené par le racisme. Ils espèrent oeuvrer à la transformation de la société israélienne en soutenant cet espace de dialogue auprès de la hiérarchie car même si ces écoles bénéficient d’une large autonomie, elles restent dépendantes du ministère de l’Éducation, et reçoivent dans ce cadre, plus régulièrement qu’à l’ordinaire, des visites d’inspection. Le paradoxe de ces écoles qui se veulent mixtes est notamment visible dans les positions d’autorités majoritairement occupées par des juifs israéliens faisant plutôt de ces écoles des établissements juifs israéliens accueillant dans de meilleures conditions qu’ailleurs des Palestiniens plutôt que des écoles mixtes à proprement parler.
La question de la convergence des récits
L’obligation de rendre des comptes au ministère contraint les enseignants à redéfinir constamment les frontières de ces écoles alternatives. La manière dont le système scolaire israélien enseigne l’histoire de 1948 doit aussi être présentée, et la fête nationale officiellement célébrée. Ainsi, des enseignants juifs israéliens se retrouvent à devoir adopter le rôle de porte-parole d’un récit national auquel ils ne croient pas, mais qu’il convient de mettre dans la balance face à la Nakba.
Pour parvenir à un tel jeu d’équilibriste, les enseignants négocient régulièrement leur manière d’approcher ces sujets, de se répartir les rôles et de questionner le choix des termes employés. À cela s’ajoute le rôle des témoins qui permettent d’opposer des récits : au Palestinien réfugié de 1948 s’oppose le juif rescapé de la Shoah venu trouver refuge en Israël. La dépolitisation est totale, au profit de l’émotionnel : les élèves juifs sont invités à faire preuve d’empathie envers leurs camarades palestiniens, et ces derniers doivent faire de même et comprendre la nécessité de célébrer la création d’Israël. Quid du colonialisme de peuplement ? Des massacres de 1948 ? Des rapports de force internationaux ?
Lors de mon enquête, j’ai pu constater que la majorité des enfants juifs israéliens a quitté les écoles mixtes après l’école primaire. En effet, les parents, issus d’une élite militante intellectuelle souhaitent surtout faire vivre temporairement à leurs enfants une autre réalité mais à partir du collège, lorsque les choses deviennent « sérieuses », ces familles privilégient le retour de leurs enfants dans le système traditionnel, et notamment au sein d’écoles prestigieuses. À l’inverse, pour les familles palestiniennes représentant plutôt une élite économique bourgeoise, ces écoles incarnent la possibilité d’une ascension sociale sans pour autant renier leur histoire.
Le prix de la paix ?
Si ces écoles promeuvent la paix et la tolérance, le bilinguisme n’est pas entièrement partagé. Les enseignants palestiniens maîtrisent tous l’arabe et l’hébreu quand une petite minorité de professeurs juifs parlent la langue de leurs collègues. Ainsi, l’essentiel du travail de traduction, de fabrication d’outils collaboratifs et pédagogiques, revient aux Palestiniens. Par ailleurs, ces écoles bilingues ont très souvent été instrumentalisées par l’État hébreu qui tente d’en faire une vitrine de sa démocratie à l’international occultant ainsi la violence de son système colonial, des visites sont très souvent organisées pour des représentants et touristes étrangers.
Au sein de ces établissements, les questionnements politiques, tels que la manière de parvenir à la justice et à la paix se retrouvent constamment relégués à la périphérie du cadre prévu. La Nakba est présentée comme une histoire palestinienne, dont la responsabilité serait encore débattue. Le projet de ces écoles repose davantage sur la possibilité de mettre côte-à-côte des visions politiques différentes sans que jamais celles-ci ne soient questionnées ni remises en question. Malgré la volonté manifeste de proposer des initiatives innovantes, les écoles bilingues sont donc dans l’incapacité de s’extraire des schémas dominants qui structurent la société israélienne. Elles restent cependant considérées, dans le contexte israélien, comme radicales et doivent régulièrement faire face à plusieurs menaces et attaques comme en 2014 et 2020 lorsque l’école Max Rayne Yad be Yad et l’école de Neve Shalom/Wahat al-Salam ont été visées par des incendies criminels perpétrés par des groupuscules d’extrême droite.
Lamia Mellal
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