Fondatrice à Tel Aviv de la maison d’éditions al Andalus (vous trouverez en annexe de ce courriel un texte de présentation des buts et des principes de cette maison d’édition), elle est par ailleurs une militante israélienne de premier plan, dont l’engagement l’a conduite à adhérer au Rassemblement National Démocratique (le parti « Balad » d’Azmi Bishara, ex-député palestinien à la Knesset, dont elle a été la porte parole, avant qu’il soit contraint de démissionner en raison de ses prises de position contre la guerre israélienne au Liban).
Elle nous parlera de la situation politique en Israël, ainsi que de la place des femmes et de leurs organisations dans les luttes contre les discriminations, pour la paix et la justice.
Elle participe en France au « contre-salon du livre », dont l’objectif est de donner la parole à des écrivains, poètes et éditeurs israéliens et palestiniens en désaccord avec la désignation d’Israël comme invité d’honneur du Salon du Livre officiel (en raison du soixantième anniversaire de la création d’Israël, qui est aussi, pour ceux qui s’en souviennent, celui de la nakba et de l’expulsion de plus de 850 000 Palestiniens).
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Le Mot, en temps de crise
par Yael Lerer, 16 novembre 2004. Original : http://www.oznik.com/words/041116.html
Traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier
L’auteur est la fondatrice de la maison d’édition Andalus Publishing, spécialisée dans l’édition d’ouvrages littéraires arabe en traduction hébraïque. Elle a fait cette conférence au colloque Mare Nostrum III, organisé à Chypre, du 5 au 7 novembre 2004, par The European Writers’ Congress (EWC) et The Cyprus Writers Union (CWU), sous l’intitulé : La Méditerranée : Fossé ou terrain d’entente ? Le rôle de la littérature et des écrivains dans un monde en guerre.
Le titre de cette séance est : « Le mot, en temps de crise », et j’ai été invitée à prendre la parole ici en tant qu’Israélienne et que traductrice d’ oeuvres littéraires arabes en hébreu. Ma première supposition, confirmée par la suite par les organisateurs de ce colloque, était que j’étais invitée à
venir parler de NOTRE temps de crise, c’est-à-dire de la crise actuelle entre Israéliens et Palestiniens. Mais avant de traiter du MOT en temps de crise, j’aimerais dire quelques mots au sujet de LA CRISE ELLE-MEME. Il n’y a pas de « temps de crise », en Israël / Palestine. Il y a un état permanent de conflit entre colonisateur et colonisé, entre occupant et occupé, entre privilégiés et dépossédés.
Ce conflit est ancré dans l’entreprise sioniste, dans l’idée même d’une « terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Il s’est intensifié après la Nakba : la catastrophe palestinienne de 1948, dans laquelle près des trois quarts de la population palestinienne, d’environ un million d’âmes, ont été
chassés de leur patrie - et il n’a fait que se poursuivre, avec l’occupation de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, en 1967, qui entre désormais dans sa trente-huitième année. Aujourd’hui, on peut dire que ce conflit est en cours de « stabilisation » (si l’on ose utiliser ce terme, dans le contexte de l’horreur continuée), sous la forme d’un régime apartheidoïde. Si j’utilise ce terme d’apartheidoïde, c’est parce que je ne dispose d’aucun autre adjectif pour décrire la politique de séparation asymétrique imposée unilatéralement par Israël, à commencer par les routes « réservées aux
juifs » et les routes « réserves aux Arabes » - dans les rares cas où ceux-ci sont assez chanceux de disposer d’une route digne de ce nom, pour finir par les pistes séparées dans pratiquement toutes les autres fonctions, toutes les autres facettes de la vie quotidienne.
Aussi, il m’est très difficile d’associer la réalité présente avec un quelconque « temps de crise », avec une quelconque époque anomale représentant une rupture d’avec on ne sait trop quelle normalité des temps.
Néanmoins, il n’est pas douteux que la situation actuelle soit particulièrement cruelle. Au cours du seul dernier mois, ce sont quelque 430 Palestiniens qui ont été blessés, et 140 tués, dont 25 enfants de moins de 18 ans. L’armée israélienne a endommagé au minimum 230 maisons dans le nord de la bande de Gaza, dont 85 unités d’habitation rasées au sol. Les Israéliens ont appelé cette opération, consistant en quinze jours ininterrompus de dévastation aveugle : « Jours de Repentance ».
Dans le judaïsme, les « Jours de Repentance » marquent les dix journées entre le Nouvel An juif (Rosh Hashanah) et le Yom Kippur (Jour du Pardon). Ce sont des journées durant lesquelles tout homme juif et toute femme juive doivent interroger leur âme et demander le pardon de leurs amis comme de leurs ennemis, ainsi que celui de Dieu. Ce sont des journées consacrées aux bonnes actions, aux prières, aux invocations. Le Jour du Pardon marque le summum d’un processus d’expression du regret, d’imploration de la miséricorde, et de la démonstration de l’attention et de la gentillesse. En la journée du Yom Kippur 2004, l’armée israélienne a détruit quarante-cinq
maisons, à Gaza. L’opération « Jours de Repentance » a été déclenchée, quatre jours plus tard, à la veille de Sukkoth, la fête des récoltes, du jour où vous récoltez ce que vous avez semé. C’est une fête durant sept jours, durant lesquels la plupart des Israéliens sont en congés et où des festivités publiques se déroulent un peu partout dans le pays, auxquelles participent des centaines
de milliers de personnes. Les médias hébreux étaient envahis d’images d’Israéliens se relaxant, jouant, célébrant leur fête dans la joie sous ces tabernacles traditionnels bricolés que l’on appelle « sukkoth » [singulier : sukka, tente]. Inexistantes, pratiquement, les images des Palestiniens contraints à se réfugier POUR DE BON sous des huttes bricolées parce que leurs maisons, et leur vie, étaient systématiquement détruites.
Pour moi, en tant que juive, cette réalité est insupportable, et elle met en question mon travail, sinon ma vie, dans ce pays : Israël. Comment peut-on entendre des informations telles celles-là, et puis prendre son téléphone pour appeler tel ou tel supplément littéraire de tel ou tel journal, afin de
s’enquérir si tel ou tel livre va ou non faire l’objet d’une critique ?
Comment quiconque peut-il se mettre en colère parce que personne n’a remarqué qu’Andalus - la maison d’édition que j’ai créée et que je dirige - a publié un nouveau titre, dès lors que personne ne remarque le drame qui se déroule à deux pas de porte de chez soi ? En tant qu’être humain, et que
simple citoyenne israélienne, il est beaucoup plus important que je prenne le combiné du téléphone pour appeler les éditeurs des quotidiens, pour savoir pour quelle raison ils occultent les informations sur le massacre en cours à Gaza. Avant que les lecteurs israéliens connaissent la littérature
arabe, ils devraient connaître les crimes qui sont en train d’être perpétrés, en leur nom, et S’EN PREOCCUPER. En des temps tels ceux-ci, il semble que faire quoi que ce soit d’autre que lutter contre l’occupation, cela revient à normaliser une situation insupportable. Par « normaliser », j’entends traiter l’anormal, l’intolérable, comme s’il s’agissait d’une routine.
De fait, NOTRE « temps de crise » dure depuis plus d’un siècle, bien que, comme je l’ai indiqué, il soit devenu, depuis la Nakba de 1948, un état permanent d’expulsion, de dépossession, d’oppression et d’occupation. Je suis née dans ce conflit : je n’avais pas le choix. Je suis née, aussi, dans la langue hébraïque, ma langue maternelle, ainsi que celle de mes deux parents. Dès que je suis devenue une adulte consciente, j’ai trouvé cette réalité intolérable. Mais, ce qui est plus important, j’ai tenté d’assumer ma part de responsabilité, dans cette crise. Je suis celle qui expulse, celle qui dépossède, celle qui opprime, celle qui occupe. C’est moi qui ai criblé le corps tendre de la fillette de treize ans Iman Al-Hams, à Rafah, de vingt balles ; c’est moi qui possède la clé des portillons cadenassés,
ménagés dans le mur qui sépare les écoliers palestiniens de leur école. Dans tout autre pays, dans toute autre langue vivante, je me sentirais étrangère, immigrée. Ma critique féroce du sionisme mise à part, le sionisme m’a créée, ainsi que plusieurs autres millions de locuteurs maternels de l’hébreu, dont la seule patrie a été créée sur les ruines d’une autre patrie. Sachant cela, il est de ma responsabilité de lutter pour l’égalité nationale et civique entre Arabes et juifs ; de travailler à une réconciliation historique fondée sur la reconnaissance, par Israël, du Droit au Retour des Palestiniens, et aussi à une vie faite de partenariat, de justice et d’égalité. Le seul cadre dans lequel je puis envisager la réalisation de ces valeurs, c’est un Etat [unique] binational. Pour citer l’historien Amnon Raz-Krakotzkin, qui propose la bi-nationalité comme base permettant de repenser une alternative politique.
La bi-nationalité, c’est, avant tout, une description de la réalité existante. Et dès lors que la distinction nationale juif / arabe est la base pour définir cette réalité, la position bi-nationale est la seule qui incarne l’exigence qu’il y a à démanteler les mécanismes grâce auxquels le collectif juif affirme son contrôle sur le collectif arabe. La position bi-nationale permet de lancer un débat qui intègre les différents aspects de l’ainsi dite « question palestinienne » - aspects qui sont généralement discutés séparément : les territoires, les réfugiés, les citoyens palestiniens d’Israël et l’avenir de la collectivité juive en Israël et dans son environnement arabe.