Cet entretien réalisé par un journaliste du Haaretz avec l’éminence grise d’Ariel Sharon aux Etats-Unis, juste après l’élection présidentielle américaine, donne la mesure des relations singulières qu’entretient la Maison Blanche avec les dirigeants israéliens actuellement au pouvoir. Partageant son temps entre Tel-Aviv et Washington, Dov Weissglass, avocat renommé et homme d’influence, a accès quand il le désire à George W. Bush ou à Condoleeza Rice.
Il livre, avec une franchise déconcertante et un cynisme tranquille, le véritable enjeu du plan de désengagement israélien de Gaza : « c’est le formol qui est nécessaire pour qu’il n’y ait pas de processus politique avec les Palestiniens ». Quant à l’Etat palestinien, que Weissglass nomme « le paquet » avec « tout ce que ça comporte », le seul objectif est qu’il soit « effectivement rayé de l’agenda indéfiniment. »
Nous publions une synthèse des extraits les plus significatifs de ce document exceptionnel.
Tout semble les opposer
Ariel Sharon, cow-boy du Negev d’origine russe, incarnation de la colonisation de la terre, bagarreur grossier. Dov Weissglass, 58 ans, de famille polonaise, avocat de Tel Aviv, sophistiqué, représentant de la bourgeoisie financière, défenseur des services de sécurité dans les commissions d’enquête, du Shin Bet et du Mossad ou des responsables de ministères accusés de corruption.
Et pourtant. Quand Sharon s’est retrouvé en 1983 rejeté par tous, devant les tribunaux après les massacres de Sabra et Chatila, c’est Weissglass qui l’a soutenu. D’avocat personnel, familial et politique, Weissglass, est devenu depuis plus de deux ans le conseiller de Sharon, son représentant auprès de la super-puissance américaine. Eminence grise, concepteur du retrait des colonies, comme le pensent les colons ?
Weissglass affirme qu’il a fourni à Sharon les données politiques, économiques, militaires, sur la pression internationale et le soutien américain qui pouvait ne pas durer et que c’est Sharon qui a pris la décision.
L’entretien à Tel Aviv
Weissglass s’étend d’abord sur les excellentes relations qu’il dit avoir avec Condoleezza Rice, conseillère de George W. Bush, avec qui il est en contact téléphonique très fréquent et qu’il rencontre chaque mois. Il dit d’elle qu’« elle (le) croit sur parole ». Il se définit, lui comme elle, comme le canal direct, qui évite la lourdeur étatique, de communication entre Bush et Sharon.
De Bush, qu’il a rencontré, il dit qu’il a beaucoup de charme, une « vérité et une maturité intérieures », comme Sharon. Bush aurait horreur de la violence et du mensonge et ne supporterait pas les bavardages creux du Moyen-Orient. Ce qui expliquerait la disqualification de Yasser Arafat, c’est son « soutien aux attentats terroristes » auxquels il affirmait publiquement vouloir mettre un terme.
Il considère que les Américains ont beaucoup appris, pendant les quatre mois de 2003 où ils ont été présents, et qu’ils ont compris qu’on ne pouvait rien attendre des Palestiniens malgré leurs promesses, plans et diagrammes.
Ajoutez cela au traumatisme du 11 Septembre et à la peur du terrorisme islamiste (indivisible) et la conclusion s’impose d’elle même aux dirigeants américains, dit-il : il n’y a pas d’interlocuteur palestinien.
Le formol
Haaretz : Vous pensez vraiment, comme Sharon, qu’il n’y a personne à qui parler ?
Dov Weissglass : Après des années à tenter de dialoguer, nous avons atteint cette triste conclusion, à la fin de l’été 2003, quand Arafat a mis des bâtons dans les roues à Abou Mazen. D’où le plan de désengagement.
H : En 2001 vous aviez un autre avis, vous cherchiez un accord avec les Palestiniens ?
D.W. : Arik (Sharon) n’a jamais cru en des accords permanents, il ne croit pas qu’il est possible après un conflit de cent quatre ans de le conclure par un bout de papier. Il pense que l’autre côté doit subir des changements sociopolitiques larges et profonds. Mais quand il est devenu premier ministre, il pensait quand même qu’il pourrait arriver à un accord intérimaire sur le long terme. Certains Palestiniens privilégiaient cette approche, c’était avec eux qu’on parlait, mais quand on arrive au coeur de la prise de décision, rien ne se produit.
H. : En 2002 vous avez accepté l’initiative de Bush, la feuille de route, un Etat palestinien...
D.W. : Les Palestiniens considèrent que quand la majorité obtiendra la satisfaction de leurs droits nationaux, ils déposeront les armes et que les occupés et les occupants pourront se tomber dans les bras. Sharon pense différemment : pour lui, chez les Palestiniens, la majorité ne contrôle pas la minorité et la capacité d’une administration centrale à imposer sa volonté à la société palestinienne n’existe pas. Il a compris que le terrorisme palestinien est en grande partie religieux et que l’obtention des droits nationaux ne l’arrêtera donc pas. Il faut éradiquer le terrorisme et seulement après aller dans la direction des droits nationaux. Il faut drainer les marais du terrorisme avant de commencer le processus politique.
Dans son discours de juin 2004, Bush a fait sienne cette approche et Sharon en a accepté immédiatement le principe implicite qu’il a vu comme un tournant historique.
H : La feuille de route traduit ce principe en un agenda très chargé...
D.W. : Sharon l’a acceptée parce qu’elle est basée sur des réalisations, pas des dates sacro-saintes. L’important, c’était le principe que l’éradication du terrorisme précède le processus politique.
H : Vous avez l’aval américain et le principe de la feuille de route. Pourquoi le désengagement ?
D.W. : En 2003 on a compris que ça bloquait et que, même si les Palestiniens en étaient tenus pour responsables par les Américains, la situation ne durerait pas. Ils ne nous laisseraient pas tranquilles, le temps ne jouait pas pour nous. Il y avait une érosion internationale et une autre interne, dans le pays tout s’écroulait, l’économie stagnait et l’accord de Genève était populaire.
Et puis il y a eu les lettres des pilotes, des forces spéciales, comme le groupe Spector, l’élite de nos jeunes.
H : C’est ça qui vous a amenés au désengagement ?
D.W. La formule du président Bush était coincée et ça allait la détruire. La communauté internationale allait nous dire : « Vous vouliez cette formule, vous vouliez Abou Mazen ? Ça n’a pas marché ? Changez la formule. » Si le principe selon lequel l’éradication du terrorisme doit précéder le processus politique était annulé, il faudrait négocier avec le terrorisme, et ce serait difficile d’arrêter. On se retrouverait alors avec un Etat palestinien ET le terrorisme. Rapidement, en quelques mois.
H : Je ne vois pas où est ici l’intérêt du plan de désengagement... ?
D.W. : Le plan permet de maintenir le principe de l’ordre des événements. C’est la bouteille de formol où on place la formule de Bush afin de la conserver pendant longtemps. En fait le désengagement c’est le formol qui est nécessaire pour qu’il n’y ait pas de processus politique avec les Palestiniens.
H : Avez vous avez remplacé la stratégie intérimaire à long terme par une situation intérimaire à long terme ?
D.W. : Le plan permet à Israël de créer une situation intérimaire qui nous tienne loin des pressions politiques et qui légitime notre assertion qu’on ne peut négocier avec les Palestiniens. On décide d’en faire le moins possible, pour maintenir notre situation politique et permettre aux Américains d’aller demander à la communauté internationale qui bout, ce qu’elle veut. Ça impose au monde de faire avec notre scénario et ça met une énorme pression sur les Palestiniens, contraints de prouver leur sérieux. Pour la première fois, ils ont une étendue de terre continue où ils peuvent s’amuser avec leurs Ferrari et le monde demande ce qu’ils ont l’intention de faire de ce bout de terre.
La manipulation du siècle
H : Il y aura aussi un retrait de Cisjordanie...
D.W. : Symbolique seulement. Pour qu’on ne dise pas qu’on a limité nos obligations à Gaza.
H : Vous lâchez Gaza pour sauver la Cisjordanie ?
D.W. : C’est la Judée-Samarie, pas Gaza, qui est aujourd’hui la zone d’intérêt national. Le temps où nous pourrons atteindre des accords définitifs sur la Judée-Samarie est bien loin.
H : L’évacuation des colonies de Gaza renforce-t-elle les implantations de Cisjordanie ou pas ?
D.W. : Cela ne fait pas de problème pour les petites colonies isolées dont l’avenir sera décidé dans longtemps. Pour les grands blocs de colonies nous avons l’engagement américain qu’ils feront partie d’Israël. Sharon évacue 10 000 colons et 10 000 autres plus tard mais il en renforce 190 000 qui ne bougeront pas d’où ils sont.
Sharon ne sacrifie personne. Rien ne se passera tant qu’il n’y aura pas de calme et que les négociations n’auront pas commencé. Nous avons l’intention de nous battre pour chaque parcelle, pour les colonies isolées, nous n’en traitons pas maintenant, mais pour les blocs de colonies il y a un engagement politique réel.
H : Sharon n’a-t-il pas fait volte-face ?
D.W. : Il est le premier qui ait réussi à transformer les idées du camp national en une réalité politique acceptée par le monde entier, avec le soutien de Bush et du Congrès.
H : Votre réussite est d’avoir gelé le processus de paix ?
D.W. : Oui, le processus de paix c’est un tas de concepts et d’engagements : un Etat palestinien avec tous les risques que ça entraîne, l’évacuation des colonies, le retour des réfugiés, la partition de Jérusalem. Tout ça est gelé.
H : La manipulation du siècle...
D.W : Ce n’est pas gentil. J’ai trouvé l’outil, en accord avec les patrons du monde, afin qu’il n’y ait pas de calendrier pour appliquer le cauchemar des colons. Le « paquet » qu’on appelle l’Etat palestinien, avec tout ce que ça comporte, est effectivement rayé de l’agenda indéfiniment.
H : Je répète : vous cédez Gaza pour le statu quo en Cisjordanie ?
D.W. : La bonne définition c’est que nous avons créé un statu quo par rapport aux Palestiniens. Nous étions supposés accepter un « paquet » comprenant des éléments que nous n’accepterons jamais et d’autres pas en ce moment. On a réussi à s’en débarrasser. Et à obtenir un certificat de « il-n’y a-pas-de-partenaire ».
H : Le plan de désengagement sera appliqué ?
D.W. : L’intention de Sharon est sincère, il est déterminé mais il n’est pas un dictateur. Tout dépend du Likoud. Je les vois bien s’aligner politiquement mais sans lui donner le soutien dont un dirigeant a besoin, sans lui faire confiance pour ce qui est le bien du pays.
H : Sharon sait-il où il va ?
D.W. : Il a une vue cohérente du monde, de l’expérience, de la confiance et tout est sous contrôle. Chez lui tout doit mûrir mais quand il est arrivé à une décision, il l’applique. Il a une relation profonde à la patrie, à l’histoire et aux lieux, mais son principe de base, rationnel, est de sauvegarder la vie des Juifs.
H : Vous ne craignez pas qu’une opposition politique ou violente étouffe le projet ?
D.W. : C’est possible. Rien n’est clair. Les gens ne comprennent pas à quel point la décision que nous devons prendre est dramatique. On n’a pas trouvé de mécanisme qui manifestera politiquement le désir de la grande majorité qui soutient le plan.
Si le plan de désengagement de Sharon est torpillé, on le regrettera éternellement politiquement. La communauté internationale perdra patience et nous traitera comme elle a traité Arafat. Nous nous retrouverons avec un Etat palestinien qui utilisera la terreur contre nous et un monde de plus en plus hostile. Ce sera une tragédie.
Ari Shavit © Haaretz.
Entretien réalisé par Ari Shavit pour
Haaretz, le 6 novembre 2004.