C’est un parfait exemple de ce qui est fondamentalement mauvais dans la politique étrangère des Etats-Unis : comme une baleine géante qui s’est enfermée toute seule dans un labyrinthe de contradictions et pourtant qui respire comme si elle insufflait et expirait de l’air frais. Le Capitaine Ahab de Washington, dans le costume du Président George W. Bush, posant le pied au Proche-Orient, tient dans une main la branche d’olivier de la paix et dans l’autre l’épée de Damoclès de la raclée iranienne. Les deux chefs de son agenda sont en désaccord total. Il n’y a aucun moyen d’attraper Moby Dick [1]
Bush a quitté Washington mercredi dernier pour un voyage en Israël, en Palestine, au Koweït, au Bahreïn, aux Emirats Arabes Unis (E.A.U.), en Arabie Saoudite et en Egypte.
A moins de l’avoir oublié (lorsque la Maison Banche a annoncé le projet de Bush de se rendre dans la région, après le sommet pour la paix au Moyen-Orient qui s’est tenu à Annapolis, aux Etats-Unis, en novembre dernier), l’accent initial était purement placé sur le processus de paix. Pourtant, d’une façon ou d’une autre, la direction qui est prise est de plus en plus anti-iranienne, sans tenir compte de la déclaration de conciliation du dirigeant suprême iranien, l’Ayatollah Ali Khamenei, relative à la possibilité d’un futur rapprochement entre l’Iran et les Etats-Unis.
Donc, lors d’une mise en scène médiatique minutieuse avant son voyage, ajoutée à la fuite d’un projet du Pentagone pour envahir l’Iran via l’Irak, intitulé "The Big Right Turn" [Le Grand Tournant], Washington a orchestré une foule d’activités destinées à donner l’impression de "tensions croissantes avec l’Iran", qui convenait à l’approche radicale d’Israël vis-à-vis des Palestiniens.
Ensuite est arrivé "l’incident" de dimanche dernier entre la Marine étasunienne et les garde-côtes iraniens dans le Détroit stratégique d’Ormuz. Cet "incident" a été confirmé par les Iraniens qui, en même temps, l’ont décrit comme un fait "normal" entre les deux camps. Mais cela a montré que le voyage de Bush a quelque chose à voir avec l’Iran.
Par conséquent, si la Maison Blanche n’en fait qu’à son idée, le voyage de Bush au Proche-Orient produira une récolte rémunératrice en termes de construction d’une coalition contre la "menace iranienne" qui, si l’on s’en tient à la dernière interview de la Secrétaire d’Etat américaine Condoleeza Rice accordée au Jerusalem Post, représente "la seule grande menace contre la sorte de Proche-Orient que nous voudrions voir". Il y a, sans aucun doute, un grand fossé de perception entre le rêve des Etats-Unis et d’Israël d’un "grand Moyen-Orient" conciliant et le Moyen-Orient sûr de lui et autosuffisant qui a la faveur de l’Iran et de ses alliés. Ces derniers incluent de plus en plus certains des propres alliés des Etats-Unis, tels que l’Egypte, qui est à deux doigts de normaliser ses relations avec Téhéran et qui a été, simultanément, violemment critiquée par les Etats-Unis à la veille du départ de Bush dans la région.
Toutefois, il ne s’agit pas d’un match-nul et c’est précisément ce qui est mauvais avec l’actuelle campagne anti-iranienne des Etats-Unis qui a dominé jusqu’à un certain point le processus au Moyen-Orient. Le problème de fond est l’incapacité des Etats-Unis à élaborer une stratégie différente, une stratégie qui n’est pas ancrée dans les eaux troubles de l’hostilité profonde, institutionnalisée depuis le début de l’administration de Bill Clinton. Pourtant, une centaine de fibres relient les deux camps et cette nouvelle proximité justifie même la prise de risque.
Comblant un vide majeur dans le milieu de l’après-Guerre Froide, l’Iran "voyou" joue un rôle vital pour le complexe militaro-industriel étasunien qui prospère sur les ventes d’armes lucratives aux Cheikhs pétroliers conservateurs du Golfe Persique, apparemment menacés par un Iran "hégémonique" et aux ambitions nucléaires.
Mais, alors que la logique capitaliste des ventes d’armes dicte de chauffer à blanc l’idée d’asséner une raclée à l’Iran, certaines réalités géopolitiques (par exemple en Irak et en Afghanistan) expliquent clairement par ailleurs la logique d’action diamétralement différente qui a été adoptée. Ceci se reflète dans le dialogue bilatéral entre les Etats-Unis et l’Iran sur la sécurité de l’Irak ; un quatrième round de discussions a été mis en attente à cause du voyage de Bush et de son ordre du jour anti-iranien inflexible. Celui-ci inclut une pression sur les Etats du Conseil de Coopération du Golfe (CCG), comme les E.A.U., pour qu’ils réduisent leurs transactions financières avec l’Iran, couplée avec les sanctions menées par les Etats-Unis sur le régime [iranien] au sujet de son programme nucléaire.
Tandis qu’il reste à voir si les E.A.U. et les autres Etats du CCG vont apaiser ce président en fin de parcours, qui pourrait souhaiter une dernière grande aventure avant de quitter le pouvoir, il y a une chose qui est claire et dérangeante : l’échec persistant de la Maison Blanche à imposer ne serait-ce qu’une modeste pression sur Israël. Parler de paix et faire la guerre aux Palestiniens, cette approche contradictoire d’Israël a augmenté le problème d’image des Etats-Unis au Moyen-Orient. Et, à moins d’une concession importante aux Palestiniens, cette approche recevra probablement un encouragement majeur de la part de Washington, maintenant que Bush a mis les pieds en Israël.
En conséquence, le voyage de Bush au Moyen-Orient risque d’être une grande déception de politique étrangère pour le monde arabe qui fixe son regard furieux sur l’initiative de paix retardée d’un président des Etats-Unis qui a pulvérisé une nation arabe et qui est largement perçu en Israël comme le "président le plus amical de l’histoire". Contrairement à son père, l’ancien président George Herbert Bush, qui a poursuivi sa tactique militaire au Koweït en 1991 avec les pourparlers de paix de Madrid et qui a fait pression sur les Israéliens en les menaçant de couper l’aide des Etats-Unis, George W Bush a manqué, jusqu’à présent, d’une "approche équilibrée". Ceci se reflète dans l’absence de la plus petite critique sur l’expansion sans relâche d’Israël des implantations juives en terre palestinienne. Qui plus est, toute amélioration mineure sera probablement considérée comme un ajustement nécessaire pour pousser le moteur consistant à "contenir l’Iran" et son groupe d’alliés "voyous" dans la région.
Pourtant, si Bush était sincère dans sa recherche d’un Moyen-Orient pacifique, un bon début serait de faire écho à l’appel des Nations-Unies pour qu’Israël fournisse les emplacements des quelques 1 million de petites bombes qu’Israël a répandues sur le sud Liban dans les derniers jours de son attaque estivale contre le Liban il y a deux ans. Depuis lors, plus de Libanais, dont beaucoup d’enfants, ont été tués ou estropiés par ces bombes que durant la guerre qui a duré un mois.
Hélas, le Grand (mauvais) Tournant contre l’Iran est essentiellement incorporé dans un mauvais tournant encore plus grand (à 180 degrés) de l’approche étasunienne d’ensemble vis-à-vis du Moyen-Orient, lequel est cimenté par une priorité "Israël d’abord" pratiquement à l’exclusion de toutes autres considérations. Et, à ce moment critique, cela signifie tout simplement rater encore une fois une fenêtre d’opportunité pour mettre sur un bon pied les relations avec l’Iran. Vraiment, les ambitions au Moyen-Orient de cet Ahab sont ternies par des mythes auto-fabriqués, par exemple, "l’Islamo-fascisme", prédestiné à accomplir une pagaille complète, voire un échec total. La voie pour atteindre le but qu’il s’est fixé a été tracée avec des rebondissements draconiens, sentant l’aile droite du jugement dernier [NdT : référence au triptyque de Jérôme Bosch]. S’apprêtant à tirer sa révérence et pourtant conspirant pour plus de drame, y aura-t-il quelqu’un qui survivra à ce naufrage ? L’héritage de Bush lui survivra-t-il ou sera-t-il, ainsi que Melville le dit : "… et toute sa masse captive enveloppée dans le drapeau d’Ahab, s’est enfoncée avec son bateau". Peut-être qu’il ne serait pas démâté par la baleine islamique, mais à l’instar de ses amis néoconservateurs, il pourrait cracher son dernier souffle sur eux.