Combien sont-ils exactement, ces
travailleurs agricoles palestiniens
qui tentent jour après jour
de gagner quelques dizaines de shekels
dans les colonies agricoles israéliennes
de la vallée du Jourdain : plus de 8000,
selon l’estimation de l’administration
civile israélienne du travail ou moins
de 2000 comme l’affirment les autorités
locales ? Nul ne le sait avec précision.
Voudrait-elle le savoir que l’Autorité
palestinienne elle-même ne le pourrait
pas puisqu’elle ne dispose d’aucun moyen
légal d’imposer une visite de ces lieux.
Quant aux ministères de l’Industrie, du
Travail ou du Commerce israélien, ils préfèrent
bien sûr fermer les yeux sur les
conditions de travail des hommes et des
femmes qui sont ici employés : totalement
en contradiction avec le droit fondamental
de l’Etat et même de toutes
les conventions internationales.
7 à 8 shekels de l’heure pour les ouvriers agricoles
Face à ce silence assourdissant, un homme
a voulu en savoir plus : S. Alinat, coordinateur
des activités en Palestine de
l’Ong israélienne Kav Laoved (voir encadré).
Il vient de rentre public un rapport
sur ces forçats sans nom ni visage. Ses
conclusions sont accablantes : ni fiche
de paie, ni enregistrement devant les
autorités du travail israélien, les travailleurs
agricoles palestiniens qui
s’emploient dans les colonies israéliennes
de la vallée du Jourdain sont livrés à
l’arbitraire le plus total. Pour un salaire
de 50 et 60 shekels pour sept heures de
travail par jour, ils travaillent sans pouvoir
justifier d’un employeur attitré.
Déplacés sans cesse d’une exploitation
à une autre, la plupart d’entre eux sont
donc d’autant plus facilement licenciés
qu’ils n’ont aucune existence légale. Pas
de congés payés, pas de bonus pour les
jours de repos hebdomadaires ou les
vacances religieuses, ils sont rémunérés
a minima. Dans certaines exploitations,
les temps de repas ne sont pas prévus et
les toilettes souvent absentes. La plupart
des travailleurs ne disposent d’aucun
équipement de protection, en particulier
contre les pesticides ou le soleil. Un travail
d’esclave mais pourquoi les colons
se gêneraient-ils ? Quand le travail fait
défaut à toute une population, ceux qui
en cherchent ont bien du mal à poser
leurs exigences...
De 10 à 30 shekels par jour pour les intermédiaires palestiniens
Ces travailleurs qui souvent sont prêts à
tout pour garder leur emploi viennent
de tous les coins de la Cisjordanie : des
villages avoisinants, bien sûr, mais aussi
désormais de Ramallah, de Jénine et de
Naplouse où le Mur empêche la plupart
d’entre eux de trouver un autre emploi
et les pousse à se rendre dans ces lieux.
La plupart d’entre eux ne se connaissent
pas et leur seule préoccupation est de
garder leur travail le plus longtemps possible.
La concurrence qui existe entre
eux existe aussi entre les intermédiaires
palestiniens qui les conduisent sur les
lieux, des sortes d’agents recruteurs qui
fournissent aux employeurs la maind’oeuvre
dont ils ont besoin et reçoivent
pour chaque travailleur proposé une commission de 10 à 30 shekels par jour en
fonction du lieu duquel ils l’amènent.
Ces intermédiaires n’ont aucun contrôle
sur les conditions de travail qui sont proposées
à la main d’oeuvre qu’ils recrutent.
La plupart d’entre eux ne sont liés
par aucun contrat avec les employeurs
israéliens. Même si les relations peuvent
être bonnes avec les colons donneurs
d’ordre, leur fonction est avant tout de
pourvoir les exploitations en bras, de
servir d’interprètes et d’assurer le transport
des hommes et des femmes qu’ils
ont recrutés.
Kefach est l’une des leurs. Elle fait l’intermédiaire
entre les employeurs israéliens
et des travailleuses agricoles palestiniennes.
Elles les conduit sur les lieux de
travail et, pour leur tâche quotidienne, elle
reçoit une commission de 10 shekels par
jour et par personne. Kefach est responsable
de la distribution de la paye. Sur
requête de Kav Laoved et de la PGFTU,
le syndicat palestinien, un juge lui a fait
savoir qu’elle pouvait être poursuivie
par les travailleuses dont elle avait la
charge pour les conditions qui leur étaient
faites et dont elle devenait complice :
des salaires bien en-dessous du minimum
requis par la loi israélienne, des
conditions de travail contraires à toutes
les réglementations ; absence de congés
payés, d’assurance sociale, non-respect
des horaires légaux. S’en est-elle inquiétée
? Le rapporteur ne le dit pas. Ce qu’il
précise indique que les travailleurs, eux,
doivent vraiment le vouloir pour pouvoir
se défendre.
Surtout ne jamais se plaindre
Rares en effet sont ceux qui, employés
dans l’une des vingt et une colonies agricoles
israéliennes de la vallée de Jéricho,
disposent d’un permis de travail.
Au cours de l’année qui vient de s’écouler,
refuser des permis pour « raisons de
sécurité » est même devenu une pratique
courante pour l’administration civile des
travailleurs agricoles de Jéricho. Ce motif
est opposé à la plupart des postulants,
même à ceux qui n’ont jamais eu d’« activités
anti-israéliennes », de poursuites
criminelles ou de poursuite pour quelconque
« trafic ». Résultat, l’inquiétude
est permanente. Et chacun de ceux qui veulent
pouvoir gagner leur vie dans les
colonies doivent accepter les conditions
qui leur sont faites. Les travailleurs savent
très bien qu’en cas d’accident du travail,
ni leurs employeurs ni les intermédiaires
palestiniens n’assumeront leurs responsabilités.
A eux reviendra la charge de
payer les frais médicaux qui en découleront.
Et ce genre d’incident signifie
pour la plupart la perte de leur emploi.
Survivre comme « Taxi driver »
Pour assurer les cadences, de nombreux
travailleurs agricoles sont tenus de rester
de trois à six heures assis au sommet
des dattiers. Cette pratique, connue dans
la vallée sous le nom de « Taxi Driver »,
a été inspirée de celle utilisée aux Etats-
Unis pour exploiter la main-d’oeuvre
mexicaine. De quoi s’agit-il ? A l’aide
d’une grue, l’employeur hisse le travailleur
en haut de l’arbre et le laisse à
la tâche pendant de longues heures sans
qu’il ait aucune possibilité de descendre.
Les travailleurs se sont souvent plaints
de ces conditions de travail extrêmement
dangereuses. S’ils ont besoin de se rendre
aux toilettes, ils doivent attendre que
leurs employeurs acceptent de les descendre.
La peur de tomber, de se blesser
et, pour finir, de perdre son travail est
constante. Beaucoup finissent par nier
la dangerosité de la tâche pour pouvoir
gagner leur vie. L’un d’eux raconte ainsi
qu’il n’y a aucune raison de s’inquiéter.
Il a commencé à ramasser les dattes
quand il avait 14 ans et pense qu’il est
parfaitement normal de passer de longues
heures en haut des arbres. Il ne nie nullement
l’existence des insectes, des serpents
et des abeilles qui menacent en
permanence, encore moins les vents forts
qui agitent les arbres, risquant de les
faire tomber, ses camarades et lui. Simplement,
explique-t-il, cette épreuve le
rend plus fort. C’est pourquoi, dit-il,
« j’ai survécu et je persiste dans ce travail
depuis des années tandis que les
autres le quittent dès les tout premiers
jours. »
En principe, et jusqu’ici, personne n’osait
se plaindre de telles conditions de travail
par crainte de perdre son emploi. Mais
malgré les difficultés et le chômage récurrent
auxquels sont confrontés les travailleurs
palestiniens, les choses commencent
à changer. Avec l’aide de Kav
Laoved, la PGFTU contourne aujourd’hui
l’interdiction qui lui est faite de se rendre
sur les lieux de travail pour engager des
actions de sensibilisation auprès des personnes
employées dans les colonies industrielles.
Le mur du silence est en train
de tomber. Reste à faire respecter la loi.
Martine Hassoun