« Etre arabe ? Pas de
méprise. Derrière ce titre,
il n’y a pas la moindre tentative
d’essentialiser une identité -pratique
redevenue malheureusement fort prisée.
Bien au contraire, il faut entendre
par être une présence au monde ».
D’entrée de jeu, Christophe Kantcheff [1],
auteur d’un livre d’entretiens avec Farouk
Mardam-Bey [2] et Elias Sanbar [3], précise
une démarche, conceptuelle, éthique,
politique. Ses deux interlocuteurs interrogent
en effet ici la multiplicité des
identités qui se croisent ou se complètent
dans le refus de l’assignation à une seule
d’entre elles, à travers une mise en perspective
historique qui remonte à l’Empire
ottoman. Et les historiens convoquent
leur matière avec le même souci de la
complexité loin de tout cliché. On retrouve
ici comme l’ambition de Nietzsche de
considérer l’histoire « dans la mesure où
elle sert à la vie » et l’influence d’Edouard
Saïd démentant toute vision monolithique
et figée des sociétés. A travers
sept chapitres, ou sept séries d’entretiens,
qui partent du XIXè siècle, puis
d’une réflexion sur « impérialisme, sionisme
et nationalisme(s) », pour interroger
ensuite la Nakba et ses suites, la
« deuxième Nakba » consécutive à la
guerre de 1967, le processus de paix, et
aboutir au « désordre impérial » et à la
nature de « dérives communautaires » en
France, c’est la question de la démocratie
contemporaine qu’ils abordent au
fond. Et ce n’est sans doute pas un hasard
si le livre est dédié à la mémoire de leur
ami, historien et journaliste, Samir Kassir,
assassiné à Beyrouth le 2 juin dernier
tandis qu’il défendait dans le même mouvement
l’indépendance et les libertés
démocratiques tant au Liban qu’en Syrie,
dans le même refus des visions simplistes.
Retour sur l’Empire ottoman
C’est donc de cet immense empire pluriethnique
et pluriconfessionnel que
démarre logiquement leur réflexion.
Farouk Mardam-Bey revient sur la relation
spécifique entre l’ordre impérial et
ses sujets, ceux-ci, rappelle-t-il, se soumettant
à celui-là, qui préserve l’ordre
interne, national, ethnique et religieux
des communautés. Et de questionner les
interactions entre l’intervention spécifique
des puissances coloniales, qui se
retrouvent dans la volonté de dépecer
l’Empire et de s’appuyer sur la clientèle
captive de ses minorités, mais entrent
en concurrence pour le partage de ses
dépouilles, et les évolutions internes de
l’Empire ottoman, dans l’audace des
réformes. Il commente là à la fois la
révolution par le haut pour sauver
l’Empire, dans sa quête de modernité et
de sécularisation, comme dans la proclamation
d’égalité au-delà des « appartenances
» des sujets, et les recherches de
réformes des « lettrés arabes ». Celles-ci
fondent en partie ce qui va devenir un héritage
doublement revendiqué par les
musulmans libéraux et ceux que l’on
qualifie aujourd’hui d’islamistes, entre
d’un côté des initiateurs d’une tendance
au retour à un « âge d’or » débarrassé de
ce qui l’aurait corrompu et de l’autre des
courants fondateurs de la Nahda et leur
recherche de modernité, de l’intérieur,
ouverte à une réflexion sur le monde
notamment européen ; mais il revient
aussi sur les tentatives de synthèse qui
émergent de cette prospection bouillonnante.
Farouk Mardam-Bey distingue « trois
manières d’être arabe au tournant du
XXème siècle : l’arabité, sentiment fondé
pour l’essentiel sur la langue, et qui existait
depuis très longtemps sous différentes
formes ; l’arabisme protonational,
tel qu’il commençait à se cristalliser,
et qui n’était pas encore tendu vers la
constitution d’un Etat-nation détaché de
l’Empire ottoman ; enfin le nationalisme
arabe proprement dit, proche dans
ses aspirations séparatistes du nationalisme
grec, serbe ou arménien ». Des
façons de penser l’identité qui s’articulent
avant de « voir venir l’inéluctable,
c’est-à-dire les Etats des mandats et
l’immense perte qu’ils provoqueront
avec l’instauration de nouveaux pays
délimités par les frontières des Etats
coloniaux ». L’historien interroge donc
là les nationalismes, leurs ambitions,
projets et visions, les rapports entre
« ciment national » et libertés individuelles,
comme leurs relations avec les jeux d’intérêts des puissances coloniales-singulièrement britannique et française.
« Le sentiment de constituer une nation
n’est pas nouveau chez les Arabes », rappelle
pour sa part Elias Sanbar. « A ce
détail près que cette nation (...) est un
édifice formé de composantes identitaires
multiples et que ces dernières ne
s’excluent pas les unes les autres. (...)
Mais il est incontestable que l’émergence
des nationalismes modernes, de
l’Etat-nation (...) impose de se fondre
dans le moule étatique nouveau, un et
indivisible et de se débarrasser de tous
ses traits antérieurs (...). Partant, tout
groupe désireux non pas d’exister mais
de se faire reconnaître, admettre et accepter
en tant que tel, la nuance est essentielle,
se doit de passer sous les fourches
caudines de ce modèle prétendument
universel et absolu ».
Tous deux défendent l’idée d’une pluralité
de « cercles concentriques » identitaires.
Ainsi des Palestiniens : « Ils se considèrent
comme arabes par leur langue, leur
histoire, leur culture, leurs moeurs, mais
aussi comme palestiniens chrétiens, juifs
ou musulmans. Ils sont également très
marqués par leurs régionalismes locaux
dont la trame complexe constitue la
Palestine/Terre sainte (...) », précise
Elias Sanbar.
Les Palestiniens face au défi de la disparition
Le directeur de la Revue d’Etudes palestiniennes
revient ici en partie sur les lectures
qu’il proposait dans son livre Figures
du Palestinien, Identité des origines,
identité de devenir [4], dans lequel il interrogeait
la résistance des Palestiniens à
leur assignation à l’invisibilité. Il proposait
trois « figures » du Palestinien,
liées à l’histoire où « l’identité prend sa
consistance », telles qu’elles furent vécues.
Première « figure », celle des « Gens de
la Terre sainte », sous l’Empire ottoman,
dans une « géographie sacrée », « terrecible
» d’ambitions extérieures, et dont
Jérusalem était le coeur. Seconde « figure »,
celle des « Arabes de Palestine ». Il discerne
(outre le rappel de l’enjeu de la
déclaration Balfour) une double spécificité
au moins. D’abord, celle de la nature de
la colonisation sioniste : non une « simple
occupation » d’un territoire, de ses ressources,
avec une exploitation particulière
de sa population, mais pour les Palestiniens
une « noyade annoncée », le mouvement
sioniste se percevant comme une
colonisation « de repeuplement ». Et de
rappeler l’importance de la formule « une
terre sans peuple pour un peuple qui
revient sur sa terre ». Ensuite, celle de la
définition par la puissance mandataire
non du peuple palestinien, mais de « communautés
» en Terre Sainte : les Palestiniens
sont dès lors définis comme les
« communautés non juives présentes en
Palestine ». « Les Palestiniens ne sont
plus soudain que des chrétiens et des
musulmans. Quant aux Palestiniens juifs,
ils se sont subitement comme volatilisés
et les membres juifs du conseil sont les
délégués de l’organisation sioniste, ellemême
représentant le peuple juif. De
national, entre un peuple de trois religions
et une colonisation, le conflit est devenu
intercommunautaire qui oppose deux
communautés à une troisième », soulignait
l’historien.
Avec la perte du nom propre, Palestine,
se forme la figure de l’Absent, écrivaitil
alors, analysant une politique de
« remplacement » à l’oeuvre, dans la non
porosité des « communautés ». « L’histoire
des Palestiniens et des colons juifs
sous le mandat n’est donc pas celle d’un
voisinage qui aurait mal tourné, c’est
celle d’un séparatisme à l’oeuvre qui vise
à instaurer une présence solitaire et
exclusive dans les lieux ». Il y revient
ici : « cela va consacrer tout d’abord une
perte dans la mesure où l’identité palestinienne
séculaire, qui réunit dans son
creuset les trois composantes indissociables
du judaïsme, du christianisme et
de l’islam, se retrouve déréglée ».
Et de mettre en évidence deux pièges
pour les Palestiniens. L’un a consisté à
entrer dans cette rhétorique croyant mieux
résister à la perte. L’autre à accepter
d’entrer dans la controverse sur l’antériorité
de la présence sur cette terre, dans
une « course à remonter le temps ». Déjà,
dans Figures du Palestinien, il commentait
: « confondue à tort avec la définition
des origines, l’identité relève en
réalité du devenir » et « l’inquiétude identitaire
n’advient que lorsque, individus
ou groupes, nous nous trouvons confrontés
à ce qui nous attend ».
S’ajoutera, rappelle-t-il ici, la fable d’une
terre-désert, « vide de propriétaire légal ».
Une thèse aux multiples avatars que nul
n’oserait plus aujourd’hui reprendre à
son compte.
Elias Sanbar revient sur les deux guerres
de Palestine, celle d’avant puis celle qui
se poursuit après la proclamation de l’Etat
d’Israël, qui consacrent l’expulsion des
Palestiniens. Le combat de ceux-ci devient
non celui « de l’édification d’un pays,
mais de son sauvetage (...) L’autoconservation
devient le maître-mot de la
figure (...) pour sauver la Palestine,
toute la Palestine, chacun de ses membres
devra préserver sa partie du corps », tandis
que nul n’affirme que les Palestiniens
alors n’existent plus, mais qu’ils n’existent
pas. C’est la figure de l’absent ou
du palestinien invisible, les réfugiés partageant
« le sentiment d’être non point
sortis de la patrie, mais partis en sa compagnie
en exil », et devenant « un être territoire
(...) » où « naît et se forme le
sentiment du retour ». Les Palestiniens
« ont désormais un devenir-territoire »
qui va fonder la « muqawama », la résistance,
montrait-il.
Nationalismes, jeux de pouvoirs, espace démocratique
Les deux historiens analysent ici sur le
long terme et avec précision les divers
courants du nationalisme arabe, le thème
de « l’unité arabe », les programmes
sociaux en débats, les tendances autoritaires
de certains courants, les uns aux
alliances détestables lorsque conquis aux
thèses selon lesquelles « l’ennemi de mon
ennemi est mon ami » ; ils reviennent
sur l’arabisme égyptien, sur les rapports
entre Etats et sociétés, sur les relations souvent
conflictuelles entre ces Etats et l’OLP
en double quête d’indépendance et d’autonomie décisionnelle et d’alliances, sur
l’impact de la cause de la Palestine dans
les sociétés arabes ; et commentent les
conséquences de la guerre de 1967, de la
défaite des armées arabes, mais aussi de
la reconnaissance au sommet de Rabat en
1974 de l’OLP comme « représentante
unique et légitime des Palestiniens ».
Puis les évolutions du paysage politique
arabe et le repli sur les frontières de
chaque Etat dans les années 70, tandis que
« les nouveaux pouvoirs sont pour la plupart
ceux qui ont duré le plus longtemps
dans l’histoire arabe contemporaine.
Deux d’entre eux sévissent d’ailleurs
jusqu’à nos jours »...
« Qu’y a-t-il de commun, outre le despotisme,
entre ces régimes fortement
marqués par leur « couleur » locale ?
Il est d’abord évident qu’ils ont tous fait
le deuil de leur nationalisme arabe,
même s’ils continuent à s’en réclamer
bruyamment -et même s’ils savent pertinemment
que personne ne les croit.
Leurs actions en direction de leurs voisins
n’ont d’ailleurs jamais de finalité
réellement unitaire mais visent la consolidation
de leur pouvoir à l’intérieur.
Tous sont minoritaires, avec un ancrage
confessionnel et rural, et une assise
sociale prémoderne et précivile. Issus de
coups d’Etats militaires, ils restent fondamentalement
militaires. Le parti, dit
“dirigeant”, avec ses alliés de pacotille
et ses “organisations de masse” assure
le quadrillage de la société et la promotion
des opportunistes. Tout comme
le commandement de l’armée, sa direction
tire sa cohérence des liens claniques
qui constituent, avec l’omniprésence
des renseignements et le culte du chef,
le trait le plus distinctif du régime »,
résume Farouk Mardam-Bey. Mettant
en lumière la trilogie de « la “poigne”
avec les administrés, l’usage de la religion
dans le discours politique et la passion
pour l’économie libérale » qui caractérise
ces régimes, Elias Sanbar en
rappelle l’autre caractère commun :
l’usage de l’ennemi israélien comme
alibi à « toutes les exactions et tous les
excès de pouvoir » pour délégitimer « les
revendications de liberté et de droits
démocratiques ». Mais cela, dit-il, ne
prend pas.
C’est en tout cas « l’une des clés pour
comprendre pourquoi jusqu’au 11 septembre,
et dans la mesure où, ne se
contentant pas de se battre pour la liberté
et pour le droit, ils remettaient en question
aussi cette trilogie, les vrais démocrates
arabes étaient perçus comme de
dangereux extrémistes par Washington.
C’est également l’une des clés pour
comprendre la nature du profond scepticisme
des peuples arabes à l’écoute
du nouveau discours démocratique américain
», commente-t-il. Et les auteurs
d’analyser là les chemins difficiles des
démocrates arabes, « plus nombreux
qu’on ne croit », dans un espace politique
qui a prospéré « sur les décombres
du nationalisme », longtemps laminés
entre les « ennemis complémentaires »
du despotisme des régimes d’un côté et
des intégrismes de l’autre. Si les choses
évoluent positivement depuis quelques
années, « l’Occident » continue, lui, à
manifester quelque difficulté à voir,
reconnaître, sinon soutenir ces promoteurs
d’une démocratie moderne.
Les auteurs consacrent un long chapitre
à l’analyse du processus de paix, à sa
genèse, à ses ressorts, à la façon dont il
a été vécu, aux raisons de son échec
actuel, aux indéniables avancées de la
négociation de Taba, à la spécificité de
la seconde Intifada palestinienne dont
la militarisation constitue un tournant,
à sa sociologie, à la stratégie du président
Arafat durant cette période...
Recolonisations
Ils décryptent ensuite, dans le « désordre
impérial », le projet américain de recolonisation
du Moyen-Orient, par « l’une
de ces guerres que l’on croyait révolues
avec la fin des colonisations européennes.
Et cela ne tient pas tant à
l’usage de la force à l’égard d’autres
peuples ni à la décision d’une puissance
de renverser un régime hostile
ou défavorable à sa stratégie et à ses intérêts
(...) qu’au fait que c’est le première
fois que, ravivant la politique de la
canonnière (...) les Etats-Unis entendent
modifier l’état des sociétés occupées et
ne plus se contenter de rétablir la sujétion
à l’Empire », souligne Elias Sanbar,
tandis que Farouk Mardam-Bey rappelle
le gel délibéré, parallèlement, du
processus de paix avec Israël. Et Elias
Sanbar de proposer une hypothèse qui
porte à réfléchir bien au-delà des frontières
régionales : « Le monde arabe est
tributaire depuis 1948 d’un épicentre
unique, d’un lieu de départ des secousses : la Palestine (...). Avec la guerre d’Irak,
les Américains ont créé un deuxième
épicentre sismique et la question consiste
à savoir désormais quand les ondes de
choc venues d’Irak croiseront celles
venues de Palestine ».
Communautarismes en France ?
Auteur, avec Samir Kassir, d’Itinéraires
de Paris à Jérusalem [5], Farouk Mardam-Bey revient aussi sur les relations
entre le France et le conflit israélo-palestinien,
remettant en perspective ses trois
étapes principales. De la fin de la seconde
guerre mondiale, alors que le sionisme
apparaît aux Européens « comme la
réplique adéquate aux horreurs du
nazisme », jusque 1967, il discerne un
soutien officiel et populaire au projet sioniste
puis une alliance tacite, notamment
militaire, entre Paris et Tel-Aviv. La
période suivante, inaugurée par le général
De Gaulle, est celle d’un « rééquilibrage
». La troisième étape, dans la foulée
de la première Intifada, fait de
l’orientation gaullienne la position française.
Mais c’est aussi le déchiffrage des perceptions
d’identités qui l’intéressent encore
ici. Aussi propose-t-il, notamment, une analyse
des évolutions sociologiques, politiques,
idéologiques, qui ont traversé la
communauté juive française dans sa diversité
et celle des citoyens d’origine arabe
dans sa diversité également, et de la nature
des liens spécifiques entretenus par les
uns et les autres avec les deux sociétés israélienne
et palestinienne, des modes de lecture
particuliers du conflit qu’ils contribuent
à alimenter. A l’heure où certains
postulent sans jamais le fonder l’importation
du conflit en France, indifférents à
un simple regard sur la sociologie française,
on ne saurait trop conseiller la lecture
de ce dernier chapitre.
Face à tous les pessimismes, Elias Sanbar
et Farouk Mardam-Bey préfèrent la
lucidité d’une connaissance fondée sur
l’histoire. Et ouvrent dès lors de vraies
perspectives salutaires.
Isabelle Avran