Il est aussi
militant pacifiste, et on le retrouve souvent
aux côtés des associations Ta’ayush
ou B’tselem. Le cinéma est un peu histoire
de famille, l’engagement aussi : son
père possède une des plus anciennes
salles de Tel Aviv ; son fils Shaul, 19
ans, l’enfant qui suit le chemin du père,
est en prison, condamné en tant qu’objecteur
de conscience, passé en jugement,
à huis clos, sans pouvoir se défendre,
sans avocat. Le dernier film du cinéaste,
Pour un seul de mes yeux, lui est dédié.
Sorti dans les salles françaises ce mois
de décembre, le film n’est pas une comédie
grinçante et burlesque comme ses
précédents documentaires et docu-fictions.
Ici, le cinéaste s’interroge (et interroge
le spectateur et son peuple) sur
deux mythes israéliens, Samson et Massada,
servis à volonté aux jeunes générations
israéliennes, à l’école et lors de
visites collectives - qui s’apparentent
à des réunion de sectes - aux sites, historiques
ou légendaires ...
Suicides israéliens
Le premier mythe s’attache à l’histoire
de la forteresse de Massada. Fantoche
des Romains, Hérode (celui qui, pour
les chrétiens, fait massacrer les nouveaux-
nés d’Israël) fit bâtir à Massada
une forteresse entre l’an 37 et l’an 4
avant J-C. En 66 de notre ère, au moment
des grandes révoltes juives contre la
domination romaine, les membres d’une
secte religieuse, les Zélotes, se réfugient
dans la forteresse et en 72 se suicident
collectivement pour ne pas tomber entre
les mains des Romains.
Second mythe, Samson, combattant
contre les Philistins, tient sa force de
ses longs cheveux que son amante Dalila
coupe pendant son sommeil. Prisonnier
des Philistins, Samson invoque Dieu et
lui demande de lui donner la force de se
venger de ceux qui l’ont aveuglé au
moins « pour un seul de ses yeux », (oeil
pour oeil, etc.) Il s’attaque aux colonnes
du Temple qui s’effondre alors à la fois
sur lui et sur des milliers de Philistins...
Cette manipulation des jeunes et l’exaltation
du suicide, proscrit par la Bible,
poussent Mograbi à se demander pourquoi
on glorifie ainsi les Zélotes et Samson,
« le premier kamikaze de l’histoire »
et l’on condamne en même temps les
attaques suicides palestiniennes.
Grâce à une construction filmique basée
sur le montage parallèle (le rapprochement
symbolique entre deux situations,
son inventeur, Eisenstein, l’avait utilisé
dans une séquence de La grève, où il
juxtaposait la tuerie des ouvriers par
l’armée et une scène d’égorgement d’un
animal à l’abattoir), Mograbi alterne ses
conversations téléphoniques avec un
ami palestinien, les images des checkpoints
et des humiliations subies par les
Palestiniens aux images des jeunes visiteurs
du site de Massada qui suivent les
consignes des professeurs-guides-animateurs.
Ils doivent imaginer, les yeux
fermés, l’état d’âme des Zélotes et choisir
entre le combat, la prière, la capitulation
ou le suicide.
Trois lieux, deux histoires
Le check-point, où des soldats israéliens
empêchent les Palestiniens de passer,
une ambulance du Croissant rouge
de s’approcher d’une femme malade...
Scène de la vie quotidienne.
« On est fatigué de vivre » dit une vieille
paysanne exténuée qui ne peut pas passer
pour rejoindre sa fille...
Au téléphone, l’ami palestinien de
Mograbi fléchit jour après jour : « Le
peuple est en colère à en mourir...Les
Palestiniens commencent à penser que
vivre, dans cette situation, n’a pas beaucoup
d’importance ». Au fil de ces
conversations, reconstituées pour le
film avec la voix d’un acteur pour ne pas
nuire à l’ami palestinien, Mograbi avait perçu le désespoir s’accroître. « Un de mes interlocuteurs est resté deux mois
bloqué à Bethléem (...). Cet homme
absolument non violent se met à parler
de combat armé, d’identification avec
les auteurs d’attentats-suicides. Ces
conversations prennent la place des
monologues des autres films : je suis
face à la caméra, mais ce n’est pas mon
histoire que je raconte, je suis le haut-parleur
de l’histoire d’un autre »
explique le cinéaste au quotidien Libération
Sur la falaise de Massada, les jeunes
visiteurs sont incités à crier « Romains,
on ne se rendra pas ! »... le guide sert
aussi copieusement des renvois à Auschwitz,
à la Shoah... Les mythes de Massada
et de Samson se déclinent tout au
long du film en toutes sortes de shows.
Comme lors du concert rock organisé
par les militants du groupe raciste Kach,
où les chansons inspirées de Samson
excitent les foules et se terminent dans
une apothéose collective avec le cri
« Vengeance sur la Palestine ».
« Dans ce film, j’ai essayé de raconter
une seule histoire en rapprochant des
événements distants de deux mille ans.
De créer un flux qui permette au spectateur
de prélever une idée dans un
passé mythique et de la déplacer dans
l’actualité présente, et vice-versa »,
explique le cinéaste.
Avi Mograbi n’est pas un documentariste
« neutre » - si tant est que l’axiome
d’un regard et d’une écriture neutre au
cinéma puisse être prouvé . Il se met en
question et se met en scène - il se filme dans son intérieur- il s’énerve aussi derrière
la caméra. Il avait avoué déjà
cela dans Comment j’ai
appris à surmonter ma peur
et à aimer Arik Sharon, où il
tentait de comprendre cette
fascination qu’il avait éprouvée souvent
pour l’ennemi, le rappel réitéré
des massacres de Sabra et Chatila servant
à protéger le spectateur contre
cette fascination...
Un autre mythe
Cette fois, il détruit devant nous, pour
nous, un autre mythe, celui du cinéaste
« objectif », du cinéaste caméra froide,
qui fait voeu d’impartialité, de neutralité
: la scène se passe encore à un barrage,
où les soldats empêchent des écoliers
palestiniens de rentrer chez eux.
Le mur a coupé en deux leur chemin
habituel vers l’école. Mograbi questionne
le jeune soldat, demande des
explications, demande à voir les « ordres »
d’un soi-disant supérieur. « Tu travailles
dans mon armée, donc tu travailles pour
moi » dit-il au soldat. « Ouvre la porte,
laisse rentrer ces enfants à la maison ».
La tension monte, le ton aussi. « Bande
de nuls » crie le cinéaste exaspéré, rien
ne peut plus le retenir, il est redevenu
acteur de l’histoire qui se passe devant
sa caméra.
Au dernier festival de Cannes, Mograbi
arborait sur son smoking un autocollant :
« Stop the wall ». Ses images percent
les murs...
Antonia Naïm