Uri Avnery, journaliste israélien et militant de paix d’origine allemande émigré en Palestine en 1933 à l’âge de 10 ans, écrit chaque semaine à l’intention d’abord de ses compatriotes, un article qui lui est inspiré par la situation politique de son pays ou en lien avec lui. Ces articles, écrits en hébreu et en anglais sont publiés sur le site de Gush Shalom, mouvement de paix israélien dont il est l’un des fondateurs. À partir de son expérience et avec son regard, Uri Avnery raconte et commente.
Depuis 2004, l’AFPS réalise et publie la traduction en français de cette chronique, excepté les rares articles qui n’ont aucun lien avec la Palestine. Il va de soi que ces articles n’engagent pas l’AFPS, qui sur certains sujets a des positions très différentes de celles qui sont exprimées par Uri Avnery.
Retrouvez l’ensemble des articles d’Uri Avnery sur le site de l’AFPS : http://www.france-palestine.org/+Uri-Avnery+
Ma compagnie de l’armée israélienne (qui ne portait pas encore ce nom) avait reçu l’ordre de mener une attaque de nuit contre le village arabe d’al-Kubab, près de la ville de Ramleh. On s’attendait à une rude bataille, et j’étais occupé à vérifier mon équipement et à nettoyer mon fusil (tchèque). Quelqu’un annonça alors que Ben-Gourion était en train de prononcer un discours qui était diffusé par la radio de la salle à manger du kibboutz.
Je n’étais pas vraiment intéressé. Nous avions tous la conviction que ce que des politiciens pouvaient raconter à Tel Aviv ne représentait rien de concret pour notre avenir. Que la survie ou non de notre État se déciderait sur le champ de bataille. Les armées régulières des États arabes s’apprêtaient à entrer en guerre, il y aurait des combats sanglants, et le résultat déciderait de nos vies, au sens littéral du terme.
Cependant, un détail suscita notre curiosité : quel serait le nom de notre nouvel État ? Il y avait des rumeurs dans l’air. Nous voulions savoir.
Je me rendis donc à la salle à manger du kibboutz – dont l’accès n’était pas permis aux soldats les jours ordinaires – et j’en suis certain, je pus entendre la voix haut perchée très particulière de Ben Gourion en train de lire le document. Lorsqu’il arriva au passage “(nous) déclarons ici la création d’un État juif en Eretz Israël, qui sera appelé État d’Israël”, je sortis.
Je me souviens qu’à l’extérieur de la salle je fis la rencontre du frère d’une petite amie, qui devait participer à l’attaque d’un autre village cette même nuit. Nous échangeâmes quelques mots. Je ne l’ai jamais revu. Il fut tué.
TOUT CELA m’a traversé l’esprit lorsque j’ai été appelé, il y a trois jours, à la veille du “Jour de l’indépendance”, à participer à une cérémonie dans la salle même où le texte original avait été lu publiquement par Ben Gourion. J’étais l’une des personnes choisie pour en refaire la lecture publique pour le 68e anniversaire.
À cette occasion je lus le texte intégral de la déclaration pour la première fois. Je ne fus pas impressionné.
La version originale avait d’abord été rédigée par des fonctionnaires, puis réécrite par Moshe Sharett (qui devint ministre des Affaires étrangères ce jour-là). C’était quelqu’un de rigoureux en matière de langue hébraïque, et le texte était donc impeccable au plan linguistique. Ben-Gourion ne fut pas satisfait du texte, il le reprit donc pour le réécrire complètement. Il a toutes les caractéristiques de son style particulièrement reconnaissable. De plus, il eut le culot de mettre sa signature en tête de toutes les autres, qui figurent dans l’ordre alphabétique.
Les rédacteurs de la déclaration avaient de toute évidence lu la Déclaration d’indépendance américaine avant de rédiger la leur. Ils copièrent le plan d’ensemble. Elle n’est pas écrite dans le style édifiant d’un document historique, mais comme un document porteur d’une mission : convaincre les nations du monde de reconnaître notre État.
L’INTRODUCTION est une reprise des slogans sionistes. Elle prétend exposer les faits historiques, des faits fort douteux en l’occurrence.
Par exemple, elle commence par les mots “Eretz Israël est le lieu de naissance du peuple juif. C’est ici qu’a pris forme son identité spirituelle, religieuse et politique.”
Eh bien, pas tout à fait. On m’a appris à l’école que Dieu promit la terre à Abraham alors qu’il était encore en Mésopotamie. Les 10 commandements nous furent donnés par Dieu en personne au Mont Sinaï qui se trouve en Égypte. Le plus important des deux Talmuds fut écrit à Babylone. Il est vrai que la Bible hébraïque fut composée dans le pays, mais la plupart des textes religieux du judaïsme furent écrits en “exil”.
“Les Juifs se sont battus à chaque génération pour se réinstaller dans leur ancienne patrie…” Absurde. Il est tout à fait certain que ce ne fut pas le cas. Par exemple, lorsque les Juifs furent expulsés de l’Espagne catholique en 1492, pour la grande majorité d’entre eux ils se rendirent dans les pays du monde musulman, dont une poignée seulement s’établit en Palestine.
Le sionisme, le mouvement visant à établir une nation juive en Palestine, n’a été fondé qu’à la fin du 19e siècle, quand l’antisémitisme devint une force politique puissante partout en Europe et que ses fondateurs prévoyaient les désastres à venir.
LA DÉCLARATION insistait, évidemment, sur l’histoire récente : “Le 29 novembre 1947 l’Assemblée générale des Nations unies a adopté une résolution appelant à la création d’un État juif en Eretz Israël…”
Il s’agit là d’une falsification majeure. La résolution des Nations unies appelait à la création de DEUX États : un arabe et un juif (avec une zone de Jérusalem distincte). Omettre l’appel à la constitution d’un État arabe change tout le caractère de la résolution.
C’était, bien sûr, intentionnel. Ben-Gourion était déjà secrètement en contact avec le roi Abdullah de Jordanie, qui voulait annexer la Cisjordanie à son royaume trans-jordanien. Ben-Gourion était d’accord.
Ben-Gourion y voyait un objectif majeur pour supprimer toute trace d’une nation palestinienne distincte. L’annexion de la Cisjordanie par le roi Abdullah fut approuvée tacitement – même avant que le premier soldat jordanien ne pénétra dans le pays, soi-disant pour sauver les Arabes de l’État juif.
C’EST ICI le lieu de s’attaquer à ces deux mots fatidiques : “État juif”.
Avant la création d’Israël, quand nous parlions de notre État futur, presque tous nous utilisions les mots “État hébreu”. C’est ce que nous criions dans d’innombrables manifestations de rue, c’est ce qui était écrit dans les journaux et demandé dans les discours politiques.
Ce n’était pas une décision idéologique. C’est vrai, il y avait un tout petit groupe de jeunes écrivains et artistes, surnommés “Cananéens”, qui proclamait la naissance d’une nouvelle “Nation hébraïque” et qui ne voulaient rien avoir à faire avec les Juifs de la diaspora. D’autres groupes, dont celui que j’avais fondé, exprimaient des idées semblables sans aboutir à des conclusions aussi absurdes.
Mais en langage courant, aussi, les gens distinguaient clairement entre “hébreu” (les choses du pays, comme l’agriculture hébraïque, les forces de défense hébraïques, etc.) et “juif” (comme religion juive, tradition juive et.)
Alors, pourquoi “État juif” ? C’est très simple : pour l’administration britannique, la population de Palestine était constituée de Juifs et d’Arabes. Le plan de partition des Nations unies parlait d’un État juif et d’un État arabe. La “Déclaration d’indépendance” se donna beaucoup de mal pour insister sur le fait que nous ne faisions qu’appliquer la décision des Nations unies. D’où : “Nos déclarons par la présente la création d’un État juif qui prendra le nom d’État d’Israël”.
(Noter : “Un” État juif, et non “L”’État juif.)
Ces mots innocents ont été cités un million de fois pour justifier la prétention qu’Israël soit un État “juif” dans lequel les Juifs bénéficient de droits et de privilèges particuliers. Cela est admis aujourd’hui sans discussion.
Cependant, on oublie généralement que dans l’un des paragraphes, tout en “tendant la main à tous les États voisins” il est fait appel – dans le texte hébreu original – à une collaboration avec “le peuple hébreu souverain”. Cela est clairement falsifié dans la traduction officielle en “le peuple juif souverain”.
Dans la phrase principale du texte hébreu original, les signataires s’identifient comme “…représentants de la communauté hébraïque en Eretz Israël…” La traduction officielle dit “la communauté juive en Eretz Israël”.
On doit remercier Ben-Gourion pour le fait que Dieu n’apparait pas du tout dans le document. Après une lutte acharnée avec la petite faction sioniste religieuse de l’époque, la seule allusion religieuse concerne le “Rocher d’Israël”, qui est l’une des appellations de Dieu, mais que l’on peut aussi comprendre de façon différente.
UNE ÉCLATANTE omission est le fait très net que la déclaration ne fait aucune mention des frontières du nouvel État.
Le plan de partage des Nations unies traçait des frontières très claires. Au cours de la guerre de 1948, notre camp conquit des territoires beaucoup plus importants. Cela aboutit à la création de ce que l’on a appelé la Ligne Verte.
La Déclaration ne mentionne pas de frontières et, à ce jour, Israël reste le seul pays au monde à n’avoir pas de frontières officielles.
En cela, et dans presque tous les autres domaines, Ben-Gourion a tracé la ligne qu’a suivie Israël jusqu’à ce jour.