Pourquoi jugez-vous utile de republier ce texte ?
A. G. : Ce texte est fondamental car pour la première fois, les Palestiniens s’interrogeaient sur l’avenir des « colons ». Jusque-là, la théorie exprimée, avec plus ou moins de brutalité, était que les colons juifs allaient repartir comme ils étaient arrivés.
Après la défaite des armées arabes en 1967, et notamment la débâcle de Nasser, les Palestiniens occupent une place nouvelle sur l’échiquier politique en développant une lutte de guérilla et en s’affirmant comme la seule et unique force capable de s’opposer aux Israéliens. De cette situation découle un constat : il faut développer un nouveau cadre politique.
La lutte palestinienne s’inscrit dans un mouvement plus large de libération avec les luttes vietnamiennes ou sud-américaines. En Europe, ces convergences positionnent les Palestiniens aux côtés de groupes d’extrême gauche, qui comptent de nombreux juifs dans leur rang. Au Vietnam, les Palestiniens découvrent que les juifs américains sont parmi les plus actifs contre la guerre. Enfin, des contacts sont établis avec des groupes d’extrême gauche israéliens, type Matzpen.
De ces réflexions découle la volonté de penser une nouvelle perspective politique, humaniste et révolutionnaire, pouvant être offerte à ces « colons ». Il ne s’agit plus seulement de gagner par les armes et de défaire l’ennemi, mais de développer de nouvelles relations politiques. Ainsi naît le projet d’État commun démocratique où coexisteraient chrétiens, juifs et musulmans.
Paradoxalement, alors qu’on se trouve à une époque différente, sans le souffle révolutionnaire des années 1970, c’est bien la perspective à deux États qui paraît aujourd’hui utopique et irréalisable tellement le territoire palestinien est gangrené par les colonies. Voilà pourquoi ce texte reprend une actualité nouvelle. Non pas qu’il puisse être appli¬qué tel quel aujourd’hui mais ce texte me paraît pertinent pour nourrir le débat sur l’apartheid et l’État unique.
Le projet révolutionnaire de 1970 devait se réaliser par la lutte armée. L’idée était de multiplier les opérations pour amener les Israéliens à s’interroger, voire à fracturer leur société. Or, cette stratégie semble surtout avoir renforcé le consensus militaro-nationaliste en Israël et fermé toute ouverture des Israéliens à un projet d’État commun…
A. G. : Dans le texte du Fatah, il y a l’idée de s’ouvrir à la société israélienne et d’attendre qu’elle réponde, sans indiquer ce qui se passera si celle-ci reste silencieuse, ce qui fut le cas. Concrètement, le Fatah était conscient de cette difficulté : comment revendiquer un État commun à tous ses citoyens, dont la moitié de la population, les actuels juifs israéliens, ne voudraient pas. Que faire dans ce cas de figure ?
Je compare cela à la stratégie de l’ANC en Afrique du Sud, qui a été l’émanation politique de noirs mais aussi de métis et de blancs sud-africains. Dès le départ, sa structure était « arc-en-ciel », contrairement à l’OLP qui était une organisation arabe. Même en Algérie, le FLN comptait davantage de soutiens pieds-noirs que l’OLP n’avait de juifs israéliens à ses côtés.
La difficulté était aussi au cœur de la lutte armée des Palestiniens. Ce n’était ni l’Algérie ni le Vietnam, d’autant plus après 1970 et l’écrase¬ment par l’armée jordanienne de la résistance palestinienne. D’un point de vue pratique, les Palestiniens n’avaient les moyens que d’opérations très limitées et qui souvent touchaient des civils. En fait, la résistance militaire à cette époque n’était pas assez forte pour amener la société israélienne à s’interroger sur son avenir. À l’inverse, la droite s’est renforcée par des discours martiaux : « Il faut les écraser ».
Si je reviens souvent à l’Afrique du Sud, c’est parce que pour la première fois nous avons eu un mouvement de libération nationale qui se fonde sur l’intégration de toutes les populations vivant sur le territoire, y compris des « colons ». Lorsqu’on parle de colonialisme, dans la plu¬part des situations, vous aviez quelques milliers de colonisateurs qui dirigeaient plusieurs millions d’indigènes.
Le colonialisme de peuplement, qui ne compte qu’une dizaine de cas dans l’histoire, se définit par l’installation massive d’une population sur le territoire colonisé. Lorsque les Palestiniens sont amenés, au tournant des années 60-70, à se questionner, il y a schématiquement deux cas de figure. Le premier : les colonisés ont été massacrés (Amérique du Nord, Australie, Nouvelle-Zélande) et il ne reste plus aucun mouvement de libération si ce n’est pour l’obtention de certains droits et la défense des cultures des autochtones. Le second : les colons, minoritaires, sont battus et repartent, comme en Algérie. La particularité palestinienne tient au fait qu’il y a autant de colons que de colonisés sur le territoire historique. Cela prive les Palestiniens d’un atout maître, qui était celui des Algériens, à savoir une écrasante majorité démographique.
Comment expliquer, entre 1970 et les accords d’Oslo, le ralliement de la majorité des forces politiques palestiniennes à la solution à deux États ?
A. G. : En 1974, l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) entre à l’ONU et multiplie ses relations, par exemple, avec les pays d’Europe de l’Est. C’est évidemment un atout politique pour faire reconnaître la cause du peuple palestinien à l’internationale, mais ces États qui soutiennent l’OLP ont reconnu et entretiennent des relations avec Israël. Ils ne veulent plus entendre parler d’une destruction d’Israël. Concrètement, au-delà de certains pays arabes, plus aucun État ne soutenait l’idée d’une libération de toute la Palestine.
Ainsi, en s’inscrivant dans le jeu diplomatique, les Palestiniens sont amenés à revoir leur position et à faire des compromis. Dans ce contexte et avec ces évolutions, toute la difficulté d’Arafat était de maintenir l’unité palestinienne. Rappelons qu’au moins deux États arabes, la Syrie et l’Irak, disposaient d’espions ou de marionnettes au sein de l’OLP et les utilisaient pour faire pression voire déstabiliser Arafat. Il a souvent été reproché au leader palestinien de ne pas trancher certaines questions, y compris lorsque les rapports de force internes lui étaient favorables, sauf qu’Arafat savait qu’en réalité il devait trancher contre la Syrie et l’Irak.
Vous actez l’échec du processus d’Oslo ainsi que de la solution à deux États. Pour autant, cette solution reste la seule envisagée par la « communauté internationale ». Comment l’expliquez-vous ?
A. G. : Il y a deux choses différentes. D’un côté, si vous arrêtez le dis¬cours à deux États, il faut proposer une alternative et la seule envisageable est l’État unique, perçu par nos dirigeants comme trop compliqué à défendre.
D’un autre côté, il faut constater le recul de nos gouvernements successifs sur la question palestinienne, que je date de la présidence Sarkozy où Israël est devenu un « allié dans la lutte contre le terrorisme ». L’identification du Palestinien au Hamas et à l’islamisme explique ce recul, d’autant plus dans le contexte de montée de l’islamophobie. À cela s’ajoute la menace d’être accusé d’antisémitisme dont le der¬nier exemple est la pétition-tribune du CRIF pour accuser le rapport d’Amnesty international de l’être.
Ce mélange rend encore plus difficile d’affirmer son soutien au peuple palestinien et favorise le maintien de positions consensuelles.
Vous établissez donc un lien entre la lutte contre l’islamophobie et celle pour la Palestine, en France ?
A. G. : Dans Orient XXI, les articles de Jean Stern interrogeant l’existence d’un lobby pro-israélien en France sont clairs. Il y a une convergence entre le Printemps républicain, les fers de lance de l’islamophobie en France et les groupes pro-israéliens. Je me souviens de débats, il y a dix ans, au sein du mouvement de solidarité pour la Palestine en France, sur le danger islamiste et les craintes à s’investir dans la lutte contre l’islamophobie. Désormais, il est évident que le droit à soutenir les Palestiniens va de pair avec la lutte contre l’islamophobie.
Quel regard portez-vous sur la campagne BDS ?
A. G. : Je perçois le BDS non pas comme un moyen de mettre l’économie israélienne à genoux, mais plutôt de parvenir à délégitimer le pou¬voir politique en Israël. Il me semble que c’est la véritable question qui fait peur à Israël : constater qu’aucun dirigeant ou représentant d’Israël ne peut intervenir sans faire face à la campagne BDS et au message qu’elle porte, à savoir que c’est un État colonial, et à présent grâce aux rapports des ONG, un régime d’apartheid.
Propos recueillis par Thomas Vescovi
>> Cet article fait partie du n°80 de notre revue trimestrielle Palestine-Solidarité ou "PalSol".
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