Profonde crise au sein du Fatah : débats et témoignages.
Deux entretiens avec Leila Shahid et Qadoura Farès.
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Leïla Shahid s’inquiète de risques de scission
La représentante de la Palestine auprès de l’Union européenne évoque la sclérose de l’organisation créée par Yasser Arafat.
Dans le précédent Conseil législatif palestinien, le Fatah avait 62 députés sur 88. Dans le nouveau, il en a 45 sur 132. Des personnalités connues, des anciens ministres sont sévèrement battus. Qu’est-ce qui peut expliquer une défaite aussi grave pour le parti créé par Yasser Arafat en 1965, qui a dirigé depuis lors l’OLP et, depuis 1994, l’Autorité palestinienne ? Quelles peuvent être les conséquences d’une telle gifle sur un parti déjà traversé par de graves divisions internes, qui ont provoqué des affrontements armés entre diverses factions du Fatah ?
Leïla Shahid, qui représente la Palestine à Bruxelles après douze années à Paris, fait d’abord une mise au point :
« Toute la presse parle de chaos au sein du Fatah. Il ne s’agit pas de chaos mais d’une crise profonde due à la sclérose totale de l’organisation. Les contestataires demandent la démission du Comité central. Ils la demandent depuis longtemps. Il faut savoir qu’il n’y a pas eu de congrès du Fatah depuis plus de seize ans. Les instances dirigeantes n’ont donc pas été renouvelées. Elles ne reflètent pas les évolutions qui ont eu lieu depuis Oslo : ce parti a été créé à l’extérieur il y a quarante et un ans, il est revenu sur le sol de la patrie où il a retrouvé un parti de l’intérieur avec lequel les militants ont fait la première Intifada, et il ne les a pas intégrés dans sa direction. On trouve donc face à face un mouvement de réfugiés, nés dans l’exil, et ceux qui, à l’intérieur, ont porté tout le poids de l’Intifada et de la vie quotidienne sous l’occupation. Ces derniers estiment qu’ils ont le droit d’avoir leur place dans les instances dirigeantes. Tant que Yasser Arafat était là, son charisme et sa personnalité masquaient la profondeur de la crise, mais aujourd’hui ses successeurs doivent payer la facture. Mahmoud Abbas devait convoquer le congrès du Fatah l’été dernier mais il a cédé aux pressions internes et il l’a repoussé... »
Un congrès toujours réclamé avec insistance par « la jeune garde » du Fatah. Mais à cette fronde des jeunes cadres s’ajoute une multiplication des incidents violents : affrontements armés et même, ce qui est tout à fait nouveau chez les Palestiniens, prises en otages d’étrangers. Pour Leïla Shahid, il ne s’agit pas de simple banditisme : « Quand il y a eu les négociations entre Mahmoud Abbas et les divers groupes armés pour l’arrêt des attentats, il y a un an, les membres des Brigades d’Al-Aqsa, qui sont traqués par les Israéliens, ne pouvaient pas rentrer chez eux. Ils n’avaient plus ni ressources ni vie privée. Ils ont demandé deux choses en échange de l’arrêt des attentats : de négocier avec Israël l’arrêt des assassinats ciblés et de leur fournir un emploi. Mahmoud Abbas leur a promis de les intégrer dans les forces de sécurité, comme l’avait fait Arafat en 1994 en créant la Sécurité préventive pour intégrer ceux qui avaient milité dans l’Intifada. Mais l’Union européenne a mis son veto : elle a estimé qu’il y avait assez de policiers comme cela et qu’elle ne voulait pas payer de fonctionnaires en plus. À la fin, ils ont commencé à faire du chantage en se livrant à des actes irresponsables comme les enlèvements d’étrangers. »
Les conséquences de cette crise, non résolue et encore aggravée par les menaces occidentales de couper les vivres aux Palestiniens en cas de gouvernement Hamas, pourraient être tragiques. Leïla Shahid, comme d’autres responsables palestiniens, redoute une scission du Fatah, voire même « des » scissions si certains pays de la région profitaient des circonstances pour tenter de remettre la main sur l’organisation, alors que l’une des principales victoires de Yasser Arafat et du Fatah avait été, précisément, « l’indépendance de la décision palestinienne ».
Françoise Germain Robin
http://www.humanite.presse.fr/journal/2006-02-04/2006-02-04-823348
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« La tenue d’un congrès est indispensable »
Membre du Conseil suprême du Fatah pour la Cisjordanie, Qadoura Fares, qui a été ministre sans portefeuille de l’Autorité palestinienne, évoque l’avenir de son mouvement.
Que se passe-t-il à l’intérieur du Fatah depuis la défaite aux élections ?
Qadoura Fares. Nous avons été choqués. Mais nous comprenons que nous avons fait de nombreuses erreurs ces dix dernières années. Les gens considéraient le Fatah de la même manière que l’Autorité palestinienne. En fait, le Fatah a payé le prix d’actes commis par des gens au sein de l’Autorité palestinienne. Ces derniers mois, lorsque nous nous préparions aux élections primaires nous avons encore commis des erreurs : la façon de composer la liste, des hésitations sur la campagne électorale proprement dite. Plus de 50 % de nos cadres pensaient qu’il n’y aurait pas d’élections, y compris après le début de la campagne parce que le comité central disait qu’il faudrait peut-être retarder le scrutin. Ce n’est qu’une semaine après l’ouverture de la campagne officielle que nous avons mis tous nos cadres en ordre de marche. En clair, nous avons commis toutes les erreurs possibles qui amenaient directement une défaite électorale.
Mais je crois que nous continuons à avoir une majorité au sein de notre peuple. Près de 50 000 Palestiniens ont glissé un bulletin blanc dans l’urne et de nombreux chrétiens ont voté pour le Hamas. Cela signifie que les voix récoltées par le mouvement islamiste ne sont pas nécessairement une adhésion à ses thèses. De plus, de très nombreux membres du Fatah se sont présentés sous une étiquette indépendante, ce qui nous a fait perdre des milliers de voix dans toutes les circonscriptions. Il faut maintenant que le Fatah prépare sérieusement son congrès et le tienne d’ici quelques mois et joue le rôle d’une opposition active jusqu’aux prochaines élections.
Les manifestants, ces derniers jours, réclamaient la démission du comité central et du conseil révolutionnaire. Approuvez-vous cette idée ?
Qadoura Fares. Le comité central est normalement constitué de 21 membres mais ils ne sont plus que 14 à siéger, suite à des décès et compte tenu du fait que plusieurs membres ne sont pas dans les territoires. Le conseil révolutionnaire comprend 120 membres. Mais on ne peut rien changer sans la tenue du congrès. Personne n’a la légitimité pour changer la structure du mouvement en dehors du congrès. Il y aura bien sûr des changements de personnes mais ce n’est pas suffisant. Pour ma part, je considère qu’il nous faut apporter des changements à la structure de notre organisation, de haut en bas. Il faut un nouveau règlement intérieur qui redéfinisse ces structures. Nous sommes un vieux mouvement, créé il y a quarante ans, et avec beaucoup de cadres. Nous devrions avoir 21 personnes siégeant au sein d’un bureau politique et un comité central comprenant 75 membres. Enfin, créer une sorte de mini parlement du mouvement qui serait le conseil révolutionnaire avec 350 membres. Ce conseil révolutionnaire pourrait se réunir tous les trois mois, le comité central, tous les mois, et le bureau politique, aussi souvent que nécessaire.
Au niveau de la base, il faut constituer des commissions thématiques sur les questions de la jeunesse, des femmes, les organisations sociales, le travail... Cela doit nous permettre de nous ouvrir à la société et d’obtenir son soutien. Ces propositions ne sont pas spécialement les miennes mais celles que nous avons élaborées avec plusieurs de mes amis au sein du mouvement, avec une idée de base : il faut une nouvelle structure. Parce qu’après l’installation de l’Autorité palestinienne nous n’avons pas organisé de congrès du Fatah et nous avons continué à nous adresser à la société avec un vieux programme. Il faut donc un nouveau programme. C’est essentiel, parce qu’en ce moment il y a une sorte de chaos politique où chaque cadre définit ses propres orientations, sans concertation. D’où la nécessité de commissions thématiques où les cadres s’exprimeront. Les responsables de ces commissions établiront des rapports tous les mois qu’ils adresseront au comité central. Chacun devra alors justifier de son travail et personne ne pourra rester à siéger indéfiniment sans rendre compte de son activité.
Comment faire passer ces propositions dans le Fatah, quels types de discussions allez-vous avoir ?
Qadoura Fares. Le sixième congrès se tiendra. C’est maintenant une certitude. Il pourra se tenir en mars mais je pense que c’est trop tôt. Le mouvement pourrait se diviser. Il faut préserver l’unité et avancer tranquillement sur chaque question pour éviter toute division. Il n’y a aucun avenir pour le Fatah sans ce congrès.
Quelle est la place de Marwan Barghouti ?
Qadoura Fares. Marwan est le principal leader de notre mouvement. Il est en prison mais nous le représentons et il peut faire passer son message à travers nous.
Entretien réalisé par Pierre Barbancey,
envoyé spécial, Ramallah (Cisjordanie).
http://www.humanite.presse.fr/journal/2006-02-04/2006-02-04-823349
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Voyage à l’intérieur d’un Fatah en pleine crise
Palestine. Les militants du principal parti laïque, après la défaite électorale, dénoncent manque de démocratie, corruption et veulent de vrais changements.
Le Fatah, le parti historique de Yasser Arafat, n’a pas fini de digérer sa récente défaite aux élections législatives. Battu sans appel, le mouvement palestinien se cherche maintenant un nouveau souffle, alors que son chef, Mahmoud Abbas, toujours président de l’Autorité palestinienne (AP), est maintenant à la pointe de l’opposition au Hamas. Chez les hauts cadres du Fatah, ce qui surprend tout d’abord, c’est cette sérénité malgré la claque que leur a infligée le peuple palestinien (lire ci-contre l’entretien avec Qadoura Fares). Chez les cadres intermédiaires en revanche, c’est la colère qui domine.
Lafi Gaith est ainsi membre de la direction du Fatah à Hébron (Cisjordanie). Il se dit « surpris, choqué » par le résultat de son parti. « Triste », il se reprend aussitôt pour dire : « Les gens nous ont chié dessus, ils nous ont trompés. » Mohammad Al Bakri, dirigeant dans la même ville, est plus réfléchi ! À quarante-six ans, il a trente-deux ans d’appartenance au Fatah. Pour lui, trois causes essentielles expliquent la défaite : la situation de l’AP, l’attitude d’Israël et de la communauté internationale, enfin la situation interne au Fatah. « La gestion de l’Autorité palestinienne, ceux qui ont utilisé leur pouvoir pour la corruption ont terni notre image, dit-il. Or l’AP n’a pas pu éliminer cette corruption parce que le problème avec Israël était plus important. » Bakri est plus préoccupé par la situation interne du Fatah. « De 1994 à maintenant il n’y a eu aucun effort pour le réorganiser. D’abord parce que les dirigeants de l’AP et ceux du Fatah étaient les mêmes. De plus, les leaders à l’intérieur du mouvement se pensaient éternels, et il n’y avait pas de démocratie. Ceux qui ont fait fortune ont utilisé leur argent pour corrompre les membres du parti. » D’où cette « image d’OVNI que les gens avaient du Fatah ».
Ali Santarissi, syndicaliste et membre du Fatah à Jéricho, dénonce lui aussi la corruption, « sans que personne n’ait été puni », mais aussi « cette paix avec Israël qui a eu comme résultat 9 000 prisonniers et une situation économique de plus en plus dramatique ». Ses efforts, avec d’autres, pour changer les dirigeants ont été vains. « Avec l’arrivée de l’AP, un gouffre s’est ouvert entre les dirigeants et la population. » Pour Khamis, de Hébron et proche de Nabil Amr, ancien ministre et membre du conseil révolutionnaire du Fatah, « il y a deux sortes d’adhérents : ceux qui croient en l’idéologie et ceux qui y sont par arrivisme. Ceux qui vieillissent dans le parti tiennent à leur place, c’est pour cela qu’ils ont empêché tout processus de démocratisation ». Anouar, au Fatah depuis 1968, a le mérite de la franchise : « Je n’ai jamais eu ma langue dans ma poche, même si je me fixais des lignes rouges. Mais j’ai toujours évité d’affronter les chefs de la sécurité quand ils avaient des comportements qui ne me semblaient pas corrects. » Jamal, à Jéricho, a coupé la poire en deux. Il a voté Fatah pour la circonscription et pour une autre liste (« mais pas le Hamas ») au niveau national.
Tous appellent maintenant de leurs voeux la tenue du sixième congrès du Fatah. Le dernier s’est tenu en 1989. Mais ils n’ont pas tous les mêmes attentes. « Si ce congrès renouvelle les mêmes dirigeants, nous irons à la scission. Malheureusement, il semble que ceux qui sont en lice le sont plus pour leur pomme que pour le peuple ou pour le Fatah », prédit Ali. Il se veut cependant optimiste : « Peut-être que le choc électoral va néanmoins engendrer des gens biens. » Pour Bakri, « il faut une réorganisation totale des cadres, à tous les niveaux. Il faut revoir notre programme politique ainsi que les institutions ». Khamis est encore plus direct : « Il faut virer la vieille garde et travailler à un nouveau programme politique et de développement social. » Mais pour l’heure, rien n’a encore été lancé pour la préparation du congrès. Un congrès dont tout le monde parle depuis un an et dont la date n’est toujours pas fixée.
Pierre Barbancey, envoyé spécial, Territoires palestiniens.
http://www.humanite.presse.fr/journal/2006-02-04/2006-02-04-823347