Il a fallu pas moins de quatre historiens pour écrire enfin l’histoire urbaine de Jérusalem, des origines à nos jours. Katell Berthelot, Julien Loiseau et Yann Potin ont travaillé cinq ans sous la direction de Vincent Lemire pour retracer l’histoire et la géographie de cette ville trois fois sainte, enjeu de tant d’empires, peuples, Etats (ou embryons d’Etats) et religions. Ils viennent de publier Jérusalem, histoire d’une ville-monde (Flammarion). Grand spécialiste du sujet - son précédent ouvrage, Jérusalem 1900, vient de sortir en poche (Points-Seuil) - Vincent Lemire nous explique en quoi ce lieu qu’Israéliens et Palestiniens revendiquent comme capitale est en réalité une cité traversée par le monde.
Peut-on raconter l’histoire et la géographie de Jérusalem sans faire de politique ?
Il faut bien sûr intégrer la dimension politique, ce livre n’est pas un filet d’eau tiède. Mais personne ne peut nous accuser de parti pris car nous disons les choses à partir des archives et sans rien passer sous silence. Nous racontons les synagogues incendiées par les Jordaniens en 1948, mais aussi la stratégie d’occupation des quartiers palestiniens par les Israéliens depuis 1967. Tous les habitants de Jérusalem partagent la même histoire. Le rôle de l’historien est de rendre compte de ces récits et de les connecter les uns aux autres, c’est cela qui produit du sens. De toute façon, si on est catalogué comme historien partisan on devient inutile, car on est lu par les deux parties comme un ennemi ou un soutien. Le rôle de l’historien est de s’adresser à tout le monde et de s’en donner les moyens.
Y a-t-il eu dans l’histoire un moment où Jérusalem n’était pas un enjeu politique ?
C’est l’un des axes qui traversent ce livre. Il n’y a que deux moments où Jérusalem est considéré comme une capitale : à l’époque biblique et depuis 1948. Entre les deux, la ville est un joyau sur une couronne impériale (romaine, byzantine, omeyyade, ottomane, britannique…) qui est, par définition, supranationale, ce qui contribue à apaiser les tensions. En revanche, à la fin du XIXe siècle, quand le lieu devient le point de focalisation des deux projets nationaux sioniste et palestinien, cette coexistence commence à craquer. Au Moyen Age, il y a un bref épisode comparable, en 1099, quand les croisés massacrent des milliers d’habitants juifs et musulmans pour purifier « la ville du Christ » : on voit bien que toute définition exclusive de l’identité de Jérusalem produit de la violence. Car, historiquement, c’est bel et bien une « ville-monde ».
Certains lieux saints sont revendiqués par plusieurs religions…
Ils sont le berceau commun des trois monothéismes. L’histoire de ces lieux sur la longue durée nous montre qu’il y a énormément de porosités entre ces traditions religieuses, même si ces circulations peuvent être conflictuelles. Des gens se sont entretués pour le contrôle des lieux saints mais, au passage, des traditions se sont transportées d’une religion à l’autre. En fait, quand on regarde les pratiques, ces lieux restent souvent partagés. La tombe de Samuel, par exemple, est coiffée par une église byzantine, aujourd’hui la crypte est une synagogue et la nef une mosquée. Tous honorent la mémoire du prophète Samuel, celui qui a désigné David comme roi d’Israël. La tombe de David, justement, sur le mont Sion, a été successivement un lieu saint chrétien au Moyen Age, puis musulman à l’époque ottomane, et enfin juif depuis 1949.
La rupture est donc récente ?
Effectivement, car vouloir faire de cette ville-monde une capitale nationale est en soi problématique. Toutes proportions gardées, c’est comme si l’Arabie Saoudite voulait faire de La Mecque sa propre capitale ou comme si l’Italie annexait le Vatican. Cela ne peut que créer des tensions. Jusqu’aux années 80, les gouvernements israéliens étaient conscients du problème et cherchaient des solutions pragmatiques. Mais aujourd’hui, les adeptes du sionisme religieux sont au pouvoir et ils ne comprennent pas que, depuis l’époque biblique, deux monothéismes sont apparus et que l’on ne peut pas revenir à cette période en court-circuitant deux mille ans d’histoire.
Une récente résolution de l’Unesco sur l’esplanade des Mosquées et le mont du Temple a rendu furieux les Israéliens. Pourquoi ?
En 1967, les Etats arabes réunis à Khartoum ont décidé d’agir au sein de l’Unesco pour protester contre l’occupation israélienne, en faisant voter des résolutions pour défendre les lieux saints musulmans. Depuis cinquante ans, il y a eu des résolutions bien plus salées que celle de cette année et Israël choisissait de faire la sourde oreille. La nouveauté c’est que Nétanyahou a décidé de médiatiser cette résolution pour en faire une polémique. Or, venant du Maroc, du Soudan ou du Qatar, il est logique que cette résolution se focalise sur la défense des lieux saints musulmans. C’est comme si on reprochait à Nétanyahou de ne pas faire de grandes déclarations sur les liens indéfectibles entre Jérusalem et l’islam ! A ce compte-là, le Vatican aurait pu nourrir la même polémique en disant que la résolution de l’Unesco était christianophobe…
Qu’apprend-on sur l’antisémitisme en étudiant l’histoire de Jérusalem ?
Qu’il s’est longtemps confondu avec un antijudaïsme chrétien ancien et structurel, alors que l’antisémitisme musulman est plus récent et contextuel, indexé sur le conflit israélo-palestinien. Premier exemple : en 638 et en 1187, c’est bien la conquête musulmane qui a permis le retour des juifs dans la ville sainte. Autre exemple, plus récent : en 1908, la révolution constitutionnelle ottomane accorde l’égalité de droits à tous les sujets de l’Empire. A cette occasion, une procession de jeunes juifs demande à accéder à l’esplanade des Mosquées. Le mufti les accueille à bras ouverts. Quand ils veulent visiter le Saint-Sépulcre, ils sont chassés manu militari par les moines grecs et arméniens, qui les accusent d’être le « peuple déicide » qui a tué le Messie.
Jérusalem vivra-t-il un jour en paix ?
Dans les années 1860, les notables de la ville se sont constitués en autorité municipale, considérant que leurs religions respectives ne les empêchaient pas de gérer en commun la cité. Cela a fonctionné jusqu’au milieu des années 30, puis cette entité a explosé sous la pression des nationalismes concurrents. Depuis, il y a eu la partition de 1948, puis l’annexion de 1967, mais Jérusalem reste plus que jamais coupée en deux. Aujourd’hui, l’horizon municipal est sans doute une partie de la solution. A Jérusalem vivent 500 000 Israéliens et 300 000 Palestiniens. Depuis 1967, la population palestinienne de la ville a été multipliée par 4, la population israélienne par 2,5. Donc quand on parle de judaïsation, c’est vrai sur le plan territorial, mais faux sur le plan démographique. Ces chiffres ne sont pas connus, car ils ne sont politiquement utiles pour personne. Ni pour les gouvernements israéliens qui ne veulent pas admettre qu’ils ont perdu la bataille démographique. Ni pour les leaders palestiniens qui, enfermés dans une stratégie victimaire, ne communiquent que sur leurs défaites. Aujourd’hui, les Palestiniens de Jérusalem boycottent les élections municipales car ils ne veulent pas légitimer l’occupation. Mais, dans le cadre d’un règlement global, la municipalité pourrait être partagée et placée sous une double souveraineté nationale ; techniquement, ce n’est pas plus compliqué que le statut actuel de Bruxelles.
L’eau est-elle une donnée importante pour Jérusalem ?
L’eau permet de prendre en compte l’histoire de la ville dans sa matérialité. On ne peut pas la comprendre si on la voit comme une ville plane. Il faut percevoir ses reliefs, ce que permet un travail sur l’eau. La géographie est une donnée fondamentale. Jérusalem est une ville de montagne, à 800 mètres d’altitude, il y neige en hiver, elle a une forte singularité climatique, au contact du désert et de la plaine littorale, ce qui a toujours eu de fortes implications symboliques. Travailler sur l’eau, c’est aussi travailler sur les points chauds de la mémoire de la ville, de l’aqueduc du roi Salomon aux fontaines de Soliman le Magnifique, en passant par les bains publics de l’époque mamelouke.
Vous dirigez le projet « Open Jerusalem ». De quoi s’agit-il ?
Ce projet a été lancé en 2014, pour cinq ans. Il est financé par l’Union européenne (Conseil européen de la recherche, ERC), piloté depuis l’université Paris-Est et soutenu techniquement par Huma-Num, l’infrastructure du CNRS dédiée aux humanités numériques, en partenariat avec les Archives nationales et l’agence web Limonade & Co. L’idée de départ est simple : Jérusalem a longtemps souffert d’une historiographie cloisonnée. Chaque historien travaillait dans sa langue (hébreu, arabe, arménien, ottoman, russe, grec…) et donc le plus souvent dans sa communauté, ce qui est très réducteur. On manquait de ponts entre ces historiographies et ces archives. Avec « Open Jerusalem », on réunit plusieurs dizaines de chercheurs qui ont des compétences fortes. L’échange, c’est donc d’abord l’échange des documents. L’autre idée consiste à faire une histoire « hors les murs », car les archives de Jérusalem sont dispersées. On retrouve des documents inédits à Addis-Abeba, Amman, Berlin, Erevan, Saint-Pétersbourg, Istanbul, Athènes… Partout ! Pour rendre tout cela accessible, on construit une base de données complexe, en posant des couches d’indexation en plusieurs langues, la langue commune étant l’anglais. L’idée n’est pas forcément de tout numériser, mais de décrire ces massifs documentaires le plus finement possible pour poser les bases d’une histoire partagée.