Pourquoi un livre sur Israël, et pourquoi sur les gauches ? Crois-tu que l’évolution de ces forces est un facteur qui comptera dans la solution du conflit israélo-palestinien ?
Entre 2015 et 2017, j’ai participé à une quarantaine de débats autour de mon livre La Mémoire de la Nakba en Israël (L’Harmattan, 2015). Alors que ce n’était pas le thème de la conférence, j’étais systématiquement questionné sur la situation de la gauche sioniste. Dans l’imaginaire collectif, y compris celui des milieux militants et plus généralement des connaisseurs de la question palestinienne, la gauche israélienne reste assimilée à Rabin et au mythe d’une paix presque possible durant le processus d’Oslo.
Avant même que je puisse débuter une réflexion à ce sujet, la salle se divisait. D’un côté, ceux qui estimaient qu’on ne peut pas être sioniste et de gauche, renvoyant la question posée à sa propre contradiction. De l’autre côté, ceux qui continuent de croire qu’un retour au pouvoir du Parti travailliste israélien serait une étape vers la paix avec les Palestiniens.
J’ai souhaité proposer une troisième voie : un récit de ce sionisme de gauche qui prendrait également en compte la gauche juive critique du sionisme. Non pas de ses dirigeants, mais de ces milliers d’individus qui ont cru et continuent de croire dans l’utopie d’un État pour les Juifs sur des bases socialistes.
Si l’essai que je propose conclut à l’échec de ce projet, il n’en demeure pas moins que d’autres pistes existent pour voir émerger un camp progressiste en Israël. Car c’est, entre autres, ainsi que pourra s’ouvrir une nouvelle ère pour le conflit israélo-palestinien. L’absence de cette alternative favorise l’hégémonie de la droite nationaliste et des religieux, faisant d’Israël un État toujours plus colonial.
Dans ton titre, le mot gauche est au pluriel. Il y a donc une gauche juive et une gauche arabe. Mais veux-tu aussi parler d’une gauche sioniste et d’une gauche non sioniste ?
Es-tu d’accord avec Zeev Sternhell selon qui - je résume - le Parti travailliste israélien est avant tout un parti dont le fondement est le nationalisme, enrobé dans un emballage socialiste ? Plus l’argumentation biblique, bien sûr.
Parler des « gauches » en Israël permet d’introduire cette dualité entre les sionistes et les « non-sionistes ». Si les premiers ont toujours été majoritaires, les seconds ont su construire, par opposition, une culture politique singulière et qui a réussi, à certains moments de l’histoire, à influencer l’ensemble de la gauche israélienne.
Cette singularité réside dans le fait d’essayer de s’extirper de son statut de colon en Palestine au profit de la construction d’espaces politiques où Arabes et Juifs militeraient côte à côte pour penser et bâtir une société juste et égalitaire. Jusqu’aujourd’hui, cette division au sein de la gauche israélienne demeure opérante. La Liste unie, incarnée par le communiste palestinien Ayman Odeh, représente l’héritage de cette gauche non-sioniste, longtemps symbolisée par les différents groupes qui ont composé le communisme israélien ou les nationalistes arabes.
La question rejoint la critique que m’adresse Michel Warschawski dans la préface du livre, à savoir : peut-on vraiment considérer le Parti travailliste comme « de gauche » ?
Premièrement, tout colonial et nationaliste qu’il a été et qu’il est, ce parti compte dans ses rangs des individus attachés à de nombreuses valeurs incarnées par la gauche : justice sociale, une forme particulièrement urgente ici de laïcité, égalité entre les femmes et les hommes ainsi que pour les minorités type LGBT… Lors du mouvement social de 2011, voire dans une moindre mesure lors de la contestation l’an dernier contre le maintien au pouvoir de Netanyahu, la gauche israélienne était présente dans toute sa pluralité, non sioniste comme sioniste, communiste comme travailliste.
Dès lors, deuxièmement, peut-on imaginer un récit réduit à l’une ou l’autre de ces deux tendances ? Cela nous ferait perdre un pan de l’histoire et fragiliserait la réflexion. La gauche non-sioniste peine à exister en Israël car elle ne peut plus compter sur une gauche sioniste forte et en capacité de contester l’hégémonie de la droite. À l’inverse, la gauche sioniste se perd en se coupant des cercles militants de la gauche non-sioniste, au profit d’une ouverture vers le centre.
Quels sont, selon toi, les principaux facteurs de la dérive droitière de l’électorat israélien ? Historiquement, n’est-ce pas la guerre de 1967, qui débouche sur l’occupation et la colonisation du reste de la Palestine, et donc aussi sur la mise à disposition du capitalisme israélien d’une main d’œuvre massive à bas prix et d’un marché captif, bref un accélérateur de la transformation capitaliste du système ?
1967 est un bouleversement pour au moins deux raisons.
D’abord, le changement d’allié. Si de sa création à la guerre des Six jours, la France constitue le partenaire principal d’Israël, les États-Unis s’imposent comme le nouvel allié après 1967. Ne serait-ce qu’en raison de la nécessité pour Tel-Aviv de trouver ailleurs les armes que Paris fournissait depuis deux décennies. Dès lors, l’intégration d’Israël dans l’économie de marché s’accélère.
Deuxièmement, la victoire sur les armées arabes et la conquête des 22 % de ce qui restait de la Palestine historique, constituée de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, ravive l’élan messianique chez bon nombre de Juifs, y compris à gauche. Le seul cas de Jérusalem est significatif. La photographie des généraux Moshé Dayan et Yitzhak Rabin, tous deux issus du sionisme de gauche et peu connus pour leur pratique religieuse, émus aux larmes en passant la porte des Lions de la vieille ville symbolise un changement des mentalités. Le 14 juin 1967, ce sont 250 000 Israéliens qui se pressent au Mur des Lamentations pour célébrer la fête juive de Chavouot. Sans oublier qu’en quelques jours, le quartier dit des Maghrébins, face au mur, disparaît… Quel dirigeant israélien pouvait prétendre sincèrement être prêt à restituer Jérusalem-Est aux Palestiniens, voire la Cisjordanie ?
Sauf que la gauche sioniste, après sa perte du pouvoir en 1977 au profit d’une droite largement portée par les religieux et les juifs orientaux – décidés à faire payer aux travaillistes des décennies d’humiliations – s’est reconstituée dans les années 1980 autour du discours du camp de la paix et de la solution à deux États. Cela implique, naturellement, une négociation autour des territoires conquis en 1967, ce que la droite refuse catégoriquement.
Si la société juive israélienne a d’abord été à peu près également partagée entre les deux camps, l’échec du processus d’Oslo, le traumatisme de la seconde Intifada puis le retournement de veste des travaillistes – considérant désormais que l’occupation, voire la colonisation peuvent et doivent, à un certain degré, se poursuivre – favorisent l’influence de la droite coloniale et des religieux.
Au-delà des spécificités de cet État, n’assiste-t-on pas surtout en Israël - comme dans beaucoup de pays où déferle la vague populiste - à la combinaison d’un mécontentement profond et d’une absence d’alternative de gauche, intérieure comme extérieure ?
Cela ferait d’Israël un État « normal ». En réalité, le ralliement des classes populaires juives à la droite a débuté bien avant. Dès les années 1960, les Juifs orientaux, qui constituaient alors, et dans une certaine mesure jusqu’aujourd’hui, les populations les plus pauvres du pays, votaient en faveur de la droite. Ils sont arrivés dans un pays qu’on leur a présenté comme étant celui des Juifs, tout en subissant une forme de rééducation à une certaine manière d’être juif, celle des libéraux européens. Ce choc – face à une forme de racisme anti-(juifs) arabes – constitue le point de départ de leur enracinement du côté de la droite nationaliste et religieuse.
Au-delà du mécontentement, il y a une question de valeurs. En Israël, l’électorat se positionne plus qu’ailleurs sur des critères identitaires : tel parti représente les Juifs ashkénazes, tel autre porte les revendications des Juifs russophones, etc.
À cela s’ajoute, effectivement, la perte d’influence de la gauche sioniste au sein des classes populaires. Si l’arrivée au pouvoir de Begin en 1977 a accéléré la mutation d’Israël vers le néo-libéralisme, le ralliement dans les années 1980 des travaillistes à l’économie de marché, poursuivant notamment la politique de privatisation, a entraîner le cumul de plusieurs facteurs qui, conjugués, expliquent la rupture de la gauche sioniste avec les classes sociales précaires.
Poursuivons sur l’alternative : la gauche sioniste ne paie-t-elle pas son incapacité de longue date à proposer une solution de la question palestinienne, mais aussi à porter les aspirations des victimes de la pauvreté, des inégalités et plus généralement du néolibéralisme à l’israélienne. On a l’impression que désormais, comme en France, la majorité des couches populaires - ici arabes et juives orientales - votent à droite et à l’extrême droite - plus, ici, les ultra-orthodoxes - alors que les couches plus aisées votent à gauche.
Lorsque vous discutez avec des militants travaillistes, voire du Meretz, ils peuvent employer des expressions très péjoratives et clichés envers cet électorat de droite pauvre et/ou religieux : « manipulés », « fanatisés », « instinct de troupeau »… En réalité, en plus de la question de la politique menée lorsqu’ils étaient au pouvoir, il faut poser celle de la hiérarchie des valeurs. Les inégalités socio-économiques, la restriction des libertés pour les ONG, les droits des LGBT ou l’accès à l’IVG sont autant d’idées et de valeurs qui mobilisent la gauche juive. Sauf qu’elles restent aux antipodes des principales préoccupations de toute une partie du pays, principalement les religieux, et donc notamment la grande majorité des juifs orientaux, pour qui l’essentiel est qu’Israël demeurent avant tout un État juif.
La gauche continue d’être perçue comme « trop proche » des Palestiniens, prête à faire des concessions sur les territoires conquis en 1967, et surtout pas assez forte pour affronter les « menaces » dans la région. Dans l’imaginaire populaire, Israël est menacé de toutes parts et, pour y faire face, a besoin d’un homme fort à la tête de l’État. C’est ce que Sharon ou Netanyahu ont compris et ils ont su jouer là-dessus. Le premier en assimilant Arafat à Ben Laden au lendemain du 11-Septembre 2001, le second travestissant l’Iran en menace existentielle pour Israël.
Dans ce schéma, au lieu de proposer une alternative pacifique et progressiste, la gauche, notamment travailliste, se tourne vers le centre au profit d’une lutte contre Netanyahu ou contre l’emprise des religieux sur l’État. Sauf qu’à ce jeu-là, depuis deux ans, les principaux candidats ne sont pas issus de la gauche, et les travaillistes se trouvent relégués comme simple variable d’ajustement gouvernementale.
Si Israël était un « État normal », la stratégie de centre-gauche pourrait constituer un point d’appui politique pour renverser le rapport de force. Mais Israël reste plus que jamais un État colonial qui s’est créé sur la base d’une injustice et qui n’a jamais réglé ses différends avec ses voisins. Dès lors, la question sécuritaire revient systématiquement au premier plan, et la gauche n’apporte aucun discours alternatif. Pis, la dirigeante travailliste Merav Michaeli a – contrairement à Nitzan Horowitz, le leader du Meretz – critiqué la décision de la Cour pénale internationale (CPI) d’ouvrir une enquête sur les crimes commis dans les territoires occupés, considérant que l’armée israélienne ne commet aucun crime.
S’il fallait pointer une condition sine qua non d’une éventuelle renaissance des gauches israéliennes, ne serait-ce pas la capacité à rassembler Arabes et Juifs, notamment Orientaux ?
Le camp juif progressiste est minoritaire. Si la gauche sioniste veut continuer de croire en la possibilité d’un gouvernement progressiste, alors elle devra choisir entre une refonte de ses valeurs qui permettrait de tisser une alliance sincère et solide avec les Palestiniens et de s’ouvrir davantage aux Juifs orientaux. Si elle continue à faire mine de croire encore à l’utopie d’un sionisme de gauche, elle perdra toujours plus d’influence et d’aura, et passera durablement sous la barre des quinze à vingt députés.
(Propos recueillis par Dominique Vidal).