Tout le monde croise les doigts pour Ari Folman et tous les créateurs de « Valse avec Bachir » pour qu’ils gagnent un Oscar. Premier Oscar israélien ? Pourquoi pas ? Mais après avoir dit cela, ajoutons : ce film est irritant, énervant, agaçant, révoltant, trompeur et riche de tours de passe-passe. Il mérite l’Oscar pour les images, il mérite d’être marqué d’infamie pour son message. Ce n’est pas un hasard si Folman n’a pas desserré les dents lors de la cérémonie de remise des « Golden Globes » : pas un mot à propos de la guerre à Gaza qui faisait fureur en son nom, au moment où il était sur la scène et qu’il recevait son prix.
A Gaza, on voyait ce jour-là des images extraordinairement semblables à celles présentées par Folman dans son film mais le réalisateur n’a pas trouvé un mot à dire à leur propos. Avant que nous ne lui tressions des couronnes – manière en fait d’en tresser à nous-mêmes car ce sera notre Oscar à n-o-u-s t-o-u-s – il est bon de rappeler qu’il ne s’agit pas d’un film anti-guerre, pas même d’un film critique à l’égard de l’Israël agressif ; il s’agit d’une fraude, d’une supercherie, un film censé nous faire plaisir, et nous dire, à nous et au monde : voyez comme nous sommes beaux.
Hollywood sera à la fête, l’Europe applaudira et le Ministère israélien des Affaires étrangères dépêchera le film et son créateur dans tous les coins de la terre afin de présenter le beau visage du pays. La vérité, c’est qu’il s’agit d’un film de propagande. Stylé, sophistiqué, bourré de talent et de bon goût – mais un film de propagande. A Amos Oz et A.B. Yehoshua, s’ajoutera maintenant un nouvel ambassadeur culturel. Lui aussi passera pour éclairé, incomparablement éclairé, tellement différent des soldats postés aux checkpoints, des pilotes qui font sauter des quartiers d’habitation, des artilleurs qui bombardent femmes et enfants et des soldats du génie qui détruisent des rues.
En lieu et place de tout cela, voici – et en images – l’image inversée : le bel Israël, éclairé, tourmenté et qui se justifie, celui qui danse la valse avec Bachir, et aussi sans lui. Quel besoin avons-nous de propagandistes récitant les messages du Ministère des Affaires étrangères ? Quel besoin d’officiers, de commentateurs et de porte-parole ? Nous avons une valse.
Cette valse s’appuie sur deux fondements idéologiques : nous avons tiré puis nous avons pleuré, oh ! comme nous avons pleuré, et nos mains n’ont pas versé ce sang. Ajoutez à cela un brin de souvenirs du génocide, sans lesquels il n’y a pas d’activité israélienne digne de ce nom sur quelle que question que ce soit, et une pincée de victimisation et vous avez le portrait truqué d’Israël 2008.
Folman a participé à la guerre au Liban et deux douzaines d’années plus tard, l’idée lui vient d’en faire un film. Folman est tourmenté. Il retrouve ses compagnons d’armes d’alors. Il trinque au bar avec l’un, fume des joints en Hollande avec l’autre, réveille aux petites heures son copain thérapeute et retourne faire une tranche chez sa psy, tout ça pour se libérer enfin du cauchemar qui hante ses nuits. Le cauchemar, c’est toujours le nôtre et rien que le nôtre.
Il est très confortable de réaliser un film sur la lointaine première Guerre du Liban – nous en avons déjà envoyé un aux Oscars, « Beaufort » – et plus confortable encore de se focaliser sur Sabra et Chatila.
Dès le début, les journées de la grande protestation contre le massacre dans ces camps de réfugiés se sont accompagnées de l’affirmation qu’en dépit des silences et des clins d’œil, malgré le feu vert donné aux phalangistes, nos factotums, et bien que tout se soit déroulé en territoire sous occupation israélienne, les mains cruelles qui ont versé ce sang ne sont pas les nôtres. Elevons la voix contre tous les Samir Geagea et les Elie Hobeika, tous les cruels Bachir et oui, aussi un petit peu contre nous qui avons fermé les yeux, peut-être même encouragé, mais du moins n’avons-nous pas versé le sang de nos propres mains. Sur le sang de l’autre, celui que nous avons versé et que nous continuons de verser de Jénine à Rafah, tout entier fait maison, sur celui-là aucun réalisateur israélien ne s’est décidé à faire un film. Ce n’est pas un hasard.
Les soldats de l’armée la plus éclairée au monde chantent une chanson dans « Valse avec Bachir » : « Bonjour, Liban. Puisses-tu ne pas connaître la souffrance. Tes rêves se réaliseront, tes cauchemars se dissiperont. Que ta vie soit toute entière une bénédiction. » Joli, non ? Quelle autre armée chanterait pareilles chansons et au plus fort d’une guerre, de surcroît ? Ensuite, ils chantent que le Liban est « l’amour de ma courte vie » et le char d’où s’élève la chanson écrase une voiture, l’aplatissant comme une boîte à conserve, puis il heurte une maison, menaçant de la faire s’effondrer. Nous sommes comme ça. Nous chantons et nous détruisons. Où trouve-t-on encore des soldats sensibles comme ceux-là ? Il serait encore préférable qu’ils hurlent d’une voix rauque « mort aux Arabes ».
J’ai vu le film deux fois. La première fois, au cinéma, j’avais été impressionné : quel fignolage, quel talent ! Les images sont splendides, les voix authentiques, la musique caressante, même le doigt à moitié coupé de Ron Ben Yishai est dessiné avec précision. On n’a omis aucun détail, aucune nuance n’a été bâclée. Tous les héros sont des héros : merveilleusement stylés comme Folman lui-même, s’exprimant avec aisance, beaux, à la mode, soigneux de leur personne, informés, de gauche, sensibles et intelligents.
Je l’ai vu une deuxième fois, chez moi, quelques semaines plus tard. Cette fois, j’ai été attentif aussi à ce qui y était dit et j’ai perçu le message qui surgit de derrière l’écran trompeur du talent. J’étais d’instant en instant plus révolté. C’est un film irritant comme pas deux, précisément du fait de l’énorme talent qui y est à l’œuvre. L’art y est mobilisé au profit d’une campagne de duperie. La guerre est peinte en couleurs douces et caressantes. Comme une bande dessinée, vous voyez. Même le sang y est merveilleusement esthétique et la souffrance n’est pas vraiment de la souffrance quand elle est dessinée. La bande son joue en arrière-plan, avec les boissons et les joints qu’il faut, dans les bars qu’il faut. Les instigateurs de la guerre ont été mobilisés au service actif de l’admiration et du tourment de soi-même. Boaz est dévasté depuis qu’il a tiré mortellement sur 26 chiens errants et il se souvient de chacun d’eux. Il cherche maintenant « un traitement, un psy, le shiatsu, quelque chose ».
Pauvre Boaz. Pauvre Folman aussi : quel sortilège l’empêche de se rappeler ce qui s’est passé lors du massacre ? « Les films, c’est aussi une psychothérapie », reçoit-il en guise de conseil gratuit. Sabra et Chatila ? « Pour te dire vrai, ce n’est pas dans mon système à moi », dit-il en hébreu d’aujourd’hui. Après la rencontre avec Boaz, qui a eu lieu en 2006, soit 24 ans plus tard, arrive le « flash », le grand flash qui a engendré le grand film.
De cet été-là, le héros du film se souvient avec une grande tristesse : c’est précisément le moment où Yaeli l’a largué. Entre-temps, ils ont tué et détruit sans discernement. Le commandant regardait des cassettes pornos dans une villa de Beyrouth ; même [le journaliste] Ron Ben Yishai « avait un appartement » à Ba’abda où, un soir, il a descendu un demi verre de whisky et a décroché le combiné du téléphone pour appeler Arik [Sharon] dans son ranch et lui raconter le massacre.
Personne ne demande à qui diable pouvaient bien appartenir ces appartements pillés, où étaient leurs propriétaires ni tout bêtement ce que nos forces faisaient là, dans ces appartements. Ce n’est pas dans le système du cauchemar. « Tout ce qu’il me reste, c’est une hallucination, un mer d’angoisses », s’avoue le héros en se rendant chez sa thérapeute qui s’empressera de l’apaiser : « Votre intérêt pour le massacre provient, plus globalement, d’un autre massacre. Cela vient des camps d’où sont revenus vos parents. Vous vivez ce massacre et ces camps-là. »
Bingo. Que n’y avions-nous pensé plus tôt ? Ce n’est absolument pas nous, ce sont les nazis, que leur nom et leur souvenir soient effacés. C’est à cause d’eux que nous sommes ce que nous sommes. « On vous a fait remplir le rôle du nazi malgré vous », le rassure un autre thérapeute, comme un rappel des paroles stupides de Golda Meir disant que jamais nous ne pardonnerons aux Arabes de nous avoir fait ce que nous sommes. « Vous vous êtes occupé de l’éclairage mais vous n’avez pas commis le massacre », dit le thérapeute pour l’apaiser. Parfait. Nous n’y avons pas mis la main.
Et en plus ce n’est pas nous qui avons perpétré le massacre : qu’il est plaisant de montrer la cruauté de l’Autre. Les membres amputés que les Phalangistes – leur nom soit effacé – plaçaient dans des bouteilles de formol, les pelotons d’exécution devant le mur, les marques tailladées dans le corps de leurs victimes. Regardez-les et regardez-nous : jamais nous ne faisons des choses pareilles.
Lorsque Ben Yishai pénètrera dans les camps, il évoquera des images du ghetto de Varsovie. Tout à coup, à travers les ruines, il aperçoit une petite main et une tête aux cheveux bouclés, exactement comme celle de sa fille. « Stop the shooting, everybody go home » [arrêtez de tirer, tout le monde rentre chez soi], lance dans le haut-parleur le commandant Amos, et le massacre cesse d’un seul coup. Cut. Coupez. Et alors, tout à coup, les images dessinées laissent la place à des images réelles de femmes hurlant au milieu des ruines et des cadavres. C’est la première fois dans le film que l’on voit non seulement des images réelles mais de vraies victimes. Pas celles qui ont besoin d’un psy ou d’un verre pour se remettre, mais celles qui se sont retrouvées endeuillées, sans maison, estropiées. Et c’est le premier (et le dernier) moment de vérité et de douleur dans « Valse avec Bachir ».