Votre documentaire [1] pose cette question : les fabricants d’armes sont-ils coupables des crimes commis avec leurs marchandises ?
Alice Odiot : Pour la première fois, une procédure judiciaire examine le lien entre la mort de trois enfants et une société d’armement française. Un fabricant de matériel de guerre, dont on retrouve l’un des composants sur une scène de crime de guerre, est il complice ? Peut-être. Il est permis d’avoir des doutes mais imaginez que la justice française réponde par l’affirmative : nous aurions là une jurisprudence aux conséquences inimaginables.
Vous mettez en avant un article du Code pénal : "Est complice d’un crime la personne qui sciemment, par aide ou par assistance, en a facilité la préparation."
C’est le fondement de cette procédure, le chemin de traverse juridique emprunté par Joseph Breham – l’avocat qui représente les proches de ces enfants tués. Cela paraît tout simple, mais voilà la problématique des exportations d’armes ramenée à un débat sur la responsabilité pénale.
Que représente cette procédure pour les parents des enfants disparus ?
Elle est fondamentale car les parents que nous avons filmés sont face à un deuil qui est impossible sans procès. Ils ont porté plainte en Israël, comme d’autres familles gazaouies ayant perdu leurs enfants lors de l’opération "Bordure protectrice" de 2014 [une offensive israélienne dans la bande de Gaza, en 2014, qui, selon l’ONU, a notamment coûté la vie à plus de 500 enfants, NDLR]. Ces plaintes sont toutes restées sans réponse. Alors que leur reste-t-il ? Cette action en France, tout à fait inédite. Ils savent que cela sera très long mais il leur paraît légitime d’attendre qu’un procès se tienne dans le pays où a été fabriqué ce matériel de guerre. Et leurs attentes sont immenses. Ce n’est pas la seule famille à Gaza qui ait retrouvé, parmi les débris des missiles qui ont tué leurs enfants, un petit bout de métal où l’on peut lire "France" et le nom du fabricant. Ils l’ont gardé, comme une terrible relique.
Justement, un procès est-il déjà prévu ?
Pas pour le moment. Nous ne savons pas si l’entreprise impliquée a été entendue. À l’heure actuelle, je peux seulement vous dire que les parties civiles à Gaza ont été reçues en visioconférence par un juge et que l’instruction se poursuit.
Cette procédure, c’est David contre Goliath ?
Un juge français part du constat qu’un crime de guerre a été commis par Israël à Gaza. Logiquement, Israël défend fermement le fait qu’aucun procès ne vienne questionner son armée ni les opérations menées dans les territoires qu’il occupe. Nous filmons à Gaza des gens pris au piège, mais qui ont encore suffisamment de courage pour chercher justice. Alors, oui, comme le dit l’avocat dans le documentaire, cette procédure c’est David contre Goliath. Si David gagne, cela pourrait poser quelques problèmes diplomatiques.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de réaliser ce documentaire ?
Je m’interroge depuis des années sur la façon dont la justice se rend. Mais aussi sur les mécanismes qui empêchent certains d’y avoir accès. Je tenais aussi à donner un visage aux victimes indirectes des exportations d’armes. Savoir s’extraire du sujet pour capter les émotions des personnages qui portent un récit est aussi le rôle des documentaristes que nous sommes. Une enquête complexe peut tout à fait être portée par ce media. L’important dans ce film était de traduire l’attente des personnages de cette procédure judiciaire, dont rien ou presque ne peut être filmé. Nous avons choisi de partir de cet enquêteur palestinien qui a identifié le composant français. Depuis des années, il compte les morts et les blessés d’un conflit sans fin et tout à coup, dans sa routine mortifère, il trouve un détail, cette petite pièce en métal signée, qui pourrait permettre d’établir un lien de causalité entre un industriel français et la mort de trois enfants. Il a peut-être enfin trouvé une façon de rendre justice, ce qui est un des fondements de notre société.
Avez-vous rencontré des difficultés à mener votre enquête ?
Une enquête qui touche à des intérêt industriels et diplomatiques puissants n’est jamais simple. La France est le troisième exportateur d’arme au monde **, un marché florissant dont le montant des exportations en 2019 s’élève à plus de huit milliards d’euros. Mais la France est signataire de traités sur les exportations d’armes qui l’engage. Lorsque nous avons voulu questionner ces engagements, auprès du cabinet du Premier ministre, du ministère des Armées, personne ne nous a répondu. L’entreprise française sur laquelle nous avons enquêté a reçu des fonds publics européens et appartient à un puissant fond d’investissement qui promeut auprès de ses actionnaires l’accès à des investissements éthiques. Personne n’a intérêt à ce que cette procédure judiciaire ne soit rendue publique.
Propos recueillis par Raphaël Badache