C’est aux premières heures du 11 août 2021 qu’Amer al-Dababseh s’est retrouvé allongé sur le sol, serrant sa cheville fracturée. Quelques minutes auparavant, il avait entendu des cris venant de ses voisins, et lorsqu’il est sorti, il a vu que la police des frontières israélienne était entrée dans son village de Khalet al-Daba, en Cisjordanie occupée, avec des bulldozers.
Amer a couru jusqu’à l’endroit où la police et les bulldozers s’étaient arrêtés, pour découvrir qu’ils étaient venus démolir la maison dans laquelle son frère, Muhammad, avait vécu avec sa femme et leurs 13 enfants. "La police se tenait entre les enfants de Muhammad et les bulldozers qui démolissaient leur maison", raconte Amer. "Dès que je suis arrivé, ils ont commencé à nous pousser et à nous frapper, en nous criant de retourner en arrière et de partir d’ici. J’ai demandé à un soldat : " Pourquoi démolissez-vous la maison de ces enfants ? ". Il ne m’a pas répondu ; au lieu de cela, lui et d’autres soldats ont commencé à me frapper avec leurs armes.
"Ils ont frappé mes mains, mes jambes, mon estomac, et sur tout mon corps", poursuit-il. "Ils me frappaient dans la poitrine avec la crosse de leurs fusils, si bien que je ne pouvais pas respirer. Puis je me suis effondré, inconscient - c’est le dernier moment dont je me souviens. J’avais vu mes nièces et neveux pleurer, et tout ce que je voulais, c’était essayer de sauver leur maison."
Après avoir repris conscience et ressenti une douleur fulgurante à la cheville, Amer a été transporté d’urgence à l’hôpital de Yatta, la ville palestinienne la plus proche. Il y est resté une semaine, car il devait subir une intervention chirurgicale pour insérer une plaque de métal dans sa cheville. Son médecin lui a dit qu’il faudrait plusieurs mois, voire une année entière, avant qu’il puisse à nouveau marcher sur sa jambe.
Amer a 39 ans et son travail de vendeur de café est son seul moyen de subsistance pour lui, sa femme et ses deux fils. Il avait l’habitude de parcourir régulièrement des dizaines de kilomètres à pied depuis sa maison de Khalet al-Daba jusqu’à la ville voisine de Yatta afin de vendre des tasses de café aux passants - toujours avec le sourire. Il dit qu’il faisait cet effort chaque jour afin d’être un père fier et d’offrir une vie digne à ses enfants, où ils pourraient jouir de leurs droits fondamentaux au logement, à la nourriture, à la santé et à l’éducation.
Assis avec Amer et observant les expressions de son visage, il semble dévasté et épuisé. Mais il reste déterminé : sa cheville a été fracturée parce qu’il voulait que ses neveux et nièces continuent à avoir un abri. " Même si je perdais mes deux jambes pour cela, je le referais ", dit-il.
"Nous n’avons plus d’eau, plus d’électricité et même plus de maison"
Le village de Khalet al-Daba est l’un des 12 hameaux palestiniens de la région de Masafer Yatta - située dans les collines du sud d’Hébron - confrontés à la menace imminente d’une expulsion massive, dans l’attente d’une audience de la Cour suprême prévue le mois prochain. Au début des années 1980, l’armée israélienne a donné suite à la proposition d’Ariel Sharon, alors ministre de la Défense, de déclarer toute la région zone d’entraînement militaire afin de déplacer les communautés palestiniennes qui y résidaient. Depuis lors, tous ceux d’entre nous qui vivent dans ce qui a été appelé la "zone de tir 918" sont confrontés à une lutte constante pour rester sur leurs terres.
En 1999, des villageois ont été expulsés sur la base d’une fausse déclaration selon laquelle ils n’étaient pas des résidents permanents, avant d’être autorisés à revenir. Mais même sans expulsion directe, Israël a fait tout son possible pour rendre la vie insupportable à Masafer Yatta - comme dans le reste de la zone C - principalement en nous refusant des permis de construire chaque fois que nous cherchons à construire sur nos propres terres. Nous nous sommes donc habitués aux démolitions régulières des constructions "illégales".
Amer a vu sa propre maison démolie à quatre reprises. La première fois, c’était en 2017, lorsque les autorités israéliennes ont détruit au bulldozer la maison de 80 mètres carrés qu’il avait construite avec des briques et un toit en tôle. "Cela nous a laissés, moi, ma femme et mes enfants, sans abri", raconte Amer. Il a été obligé de rester dans une pièce de la maison de son père pendant deux ans, jusqu’à ce qu’il puisse finir de reconstruire leur maison démolie. "Elle a cependant été démolie à nouveau, alors à nouveau nous sommes retournés vivre avec ma famille dans la maison de mon père".
Le même jour où les forces israéliennes ont cassé la cheville d’Amer et démoli la maison de son frère, elles ont également détruit une citerne d’eau appartenant à un autre frère d’Amer, Jaber. Les communautés de Masafer Yatta ont essayé à plusieurs reprises de raccorder leurs villages à l’eau, mais l’administration civile - le bras de l’armée israélienne qui gère la vie quotidienne des Palestiniens - détruit sans cesse les canalisations. L’administration civile interdit également aux Palestiniens de construire ou de paver des routes, ce qui rend difficile l’accès des camions-citernes. Alors, ayant désespérément besoin d’eau, ils creusent des citernes pour recueillir l’eau de pluie.
Cependant, même les citernes d’eau sont sujettes à démolition, comme ce fut le cas de celle de Jaber en ce jour étouffant d’août. Le puits qu’il avait creusé était capable de stocker environ 80 mètres cubes d’eau de pluie - une ressource cruciale pour la famille pendant les mois d’été où les températures peuvent atteindre 40 degrés Celsius.
"Nous sommes sans eau, sans électricité, et même sans maison", dit Amer. "En revanche, les colons israéliens qui vivent sur nos terres sont pourvus de tout. Lorsqu’un colon construit un nouvel avant-poste sur une terre palestinienne, il reçoit de l’eau, de l’électricité et une route. Lorsque nous construisons sur nos propres terres, on nous empêche d’avoir tout cela. Même les systèmes alternatifs que nous créons pour rester en vie sont visés, comme les citernes d’eau de pluie qui sont notre seule source d’eau.
"Khalet al-Daba est ma seule maison - je vis ici depuis que je suis né", poursuit-il. "Nous avons tous grandi ici, y compris mon frère aîné qui a 50 ans. Mon père a hérité nos terres dans ce village de son père et de ses ancêtres. Mais l’occupation essaie de nous nettoyer de nos terres, sans faire face à aucune responsabilité légale ou pression internationale."
Amer espère que le monde entendra son message : "Je suis contre la violence, j’aime la paix, et je veux vivre en sécurité comme je le souhaite pour tous les autres habitants de ce monde. Jusqu’à quand devrai-je m’inquiéter de l’avenir de ma famille ? Jusqu’à quand devrai-je vivre en me demandant si demain j’aurai encore une maison ? J’espère que les soldats qui m’ont cassé la jambe comprendront un jour que je suis un être humain comme eux. Je ne faisais que défendre ma famille et ils ont répondu en me laissant avec un handicap. J’avais l’habitude de marcher toute la journée, du lever au coucher du soleil, pour soutenir ma famille. Maintenant, je ne sais pas quand je pourrai marcher à nouveau".
Traduction : AFPS