CES DERNIÈRES SEMAINES, Emad Burnat a passé plus de temps sur la scène des festivals de cinéma du monde entier que dans ses champs d’oliviers. Ce paysan palestinien de 39 ans est le réalisateur du documentaire le plus acclamé du moment, co-signé avec l’Israélien Guy Davidi. Récompensé au festival Cinéma du réel qui s’est achevé début avril à Paris, Five Broken Cameras (Cinq caméras brisées) a récolté en six mois la bagatelle de neuf prix, notamment à Sundance et Amsterdam, les deux rendez-vous les plus prestigieux de la planète documentaire.
A la fois intimiste et politique, douloureuse et distanciée, cette chronique de la lutte d’un village de Cisjordanie contre l’occupation israélienne est en passe de devenir un film-événement. La chaîne publique France 5, qui l’a cofinancé, devrait le diffuser à l’automne. Le succès qu’il rencontre pourrait même lui ouvrir les portes d’une sortie dans les salles hexagonales. Le sacre a un parfum de revanche pour Emad Burnat, ancien jardinier en Israël, qui a été blessé à plusieurs reprises durant le tournage et qui a perdu cinq caméras dans cette aventure, toutes fracassées par des soldats ou des colons israéliens. "Je filme pour guérir", dit-il sur le ton doux-amer qui imprègne tout son film.
Tout commence un jour de 2005 lorsque des géomètres font irruption dans les oliveraies de Bil’in, un petit village perché sur une colline de Cisjordanie. C’est là qu’Emad est né, au sein d’une famille de fellahin (paysans), cramponnés à la terre. Les intrus viennent préparer le chantier de la barrière de séparation, un ouvrage gigantesque, censé prévenir l’infiltration de terroristes en Israël. Mais la carte de son tracé suggère une tout autre histoire. En passant au ras des maisons, plusieurs kilomètres à l’intérieur de la Cisjordanie, le "mur", comme les Palestiniens l’appellent déjà, promet d’engloutir la moitié des terres de Bil’in. Les militants israéliens anti-occupation venus à la rescousse sont catégoriques : ces dizaines d’hectares sont destinés à agrandir la colonie juive de Mattityahu, qui fait face au village.
Le jour où les bulldozers partent à l’assaut des oliviers et que les habitants affluent pour s’interposer, Emad empoigne le Camescope qu’il venait d’acheter pour la naissance de son quatrième fils, Jibril, et se met à tourner. Pour l’ancien gamin de la première Intifada, qui vit de petits boulots depuis qu’Israël a fermé son marché du travail aux Palestiniens en 2000, c’est une révélation. La posture du caméraman, un pas en retrait de la mêlée, convient à son tempérament introverti. Quand l’armée riposte en noyant le village dans un nuage de lacrymogène, il filme. Quand les soldats matraquent ses amis, il filme aussi. Quand ses frères se font arrêter l’un après l’autre, il filme toujours. Même quand sa caméra arrête une balle qui aurait dû l’atteindre à la tête, il ne renonce pas. Bil’in s’est engagé à manifester chaque vendredi, pacifiquement, à la sortie de la mosquée, aussi longtemps qu’il le faudra pour regagner ses droits. Emad et ses disques durs seront la mémoire vidéo de ce combat entêté.
Très vite l’endroit se fait connaître. Aux côtés des pacifistes israéliens, des sympathisants du monde entier débarquent à Bil’in. Les cortèges se transforment en happenings bariolés, où les villageoises en robe traditionnelle côtoient des vieux routiers de l’agit-prop - syndicalistes retraités, anarcho-punks ou altermondialistes - avec le biceps tatoué et le nez piercé. La belle histoire du petit village rebelle aimante les équipes de télévision étrangères. En échange de quelques conseils techniques, Emad les autorise à puiser dans ses archives. Insensiblement, la manif du vendredi se transforme en un rituel, une bataille d’images, avec d’un côté les Palestiniens qui se retiennent de lancer des pierres, de l’autre l’armée qui se retient d’ouvrir le feu à balles réelles, et au milieu, dressé sur un remblai de terre, une rangée de cameramen à l’affût de la scène choc.
Emad est l’un d’eux, mais il est bien plus que cela. Il est d’abord un habitant de Bil’in pour qui la lutte contre le "mur" n’est pas une image d’Epinal. Sa caméra capte tout ce qui échappe aux militants et aux journalistes de passage : les moments surréalistes, quand un soldat frappe à sa porte en pleine nuit pour lui annoncer qu’une zone militaire fermée vient d’être décrétée et que lui et sa famille sont par conséquent illégaux dans leur propre maison ; les échappées belles dans la campagne environnante, avec ses amis Bassem et Adeeb, deux trentenaires forts en gueule, dont la joie de vivre est l’un des carburants de la révolte de Bil’in ; les intermèdes familiaux, avec Jibril, le dernier-né, qui apprend à marcher sur la route de patrouille de l’armée et dont les premiers mots sont "djidar" (mur) et "djeish" (armée) ; et les moments de confusion, aussi, quand son tracteur se renverse près de la barrière de séparation et qu’il réchappe à cet accident grâce aux soldats postés près de l’ouvrage honni, qui l’évacuent à toute vitesse vers un hôpital israélien. Mais que faire de ces pépites ? La mort de Bassem, fauché en avril 2009 par une cartouche de gaz reçue en pleine poitrine, incite Emad à témoigner. Mais il peine à donner un sens à ses sept cents heures de rushes. D’autant que le créneau du documentaire sur la résistance populaire palestinienne est déjà encombré, avec notamment Bil’in Habibti (Bil’in mon amour), de l’Israélien Shai Carmeli Pollak.
Désorienté, Emad sollicite l’aide de Guy Davidi, vidéaste et militant israélien, familier de Bil’in. "L’inspiration m’est venue quand j’ai vu une séquence où le père d’Emad grimpe sur le capot d’une Jeep, pour empêcher l’arrestation d’un de ses fils, raconte Guy. Ce qui m’a frappé, c’est qu’Emad a continué à filmer tout au long de la scène. Je me suis dit que le film devait creuser cette idée, la persistance, l’endurance, le choix de garder la caméra en main, même dans les pires moments. Pour se distinguer, le film devait être raconté du point de vue d’Emad." Pour un homme pudique comme lui, ce type de narration est un défi. "Montrer ses peurs, montrer sa famille, ce n’est pas quelque chose d’évident dans notre communauté", dit-il. Emad doit aussi surmonter les critiques de ceux qui voient d’un mauvais oeil son association avec un Israélien. "Ma décision de travailler avec Guy n’était pas politique, relate l’homme de Bil’in. Je ne l’ai pas contacté parce qu’il était israélien, pour faire un coup médiatique, mais parce qu’il connaissait mieux que moi le monde du documentaire."
BONNE PIOCHE. Leur projet est d’abord sélectionné par Greenhouse, un programme euro-méditerranéen d’aide au développement de documentaires. C’est là qu’il est repéré par le producteur français Serge Gordey, qui s’est déjà aventuré dans le champ de mines israélo-palestinien, avec le web-documentaire Gaza/Sderot. Guy Davidi écrit un commentaire juste et sobre, que son compère palestinien lit sur un ton quasi-monocorde, comme une voix intérieure qui scande les images. Puis tout s’enchaîne. Les financements font boule de neige, les premières sont enthousiastes et la ronde des festivals commence : Amsterdam, La Haye, Sundance, Stockholm, Prague, Londres, Paris, Hawaï... La prochaine étape est la projection fin mai au Film Forum, le temple new-yorkais du film Art et Essai. Il y a quelques mois, Five Broken Cameras a déjà fait sensation au MoMA, le prestigieux musée d’art moderne new-yorkais. "Notre distributeur américain s’efforce de créer les conditions d’une nomination aux Oscars, raconte Serge Gordey. Ce qui aurait pu n’être qu’un petit film sympathique est en train de devenir une affaire très sérieuse." Bil’in à Hollywood ? Ce ne serait plus un documentaire mais un conte de fées.