Si je vous dis que j’étais à une Oktoberfest le weekend dernier, vous allez peut-être vous demander de quoi je parle. Si j’ajoute que le festival en question se tenait en Cisjordanie et que j’y ai rencontré plusieurs Allemands un peu embarrassés dans leurs culottes de peau, vous allez probablement plutôt vous demander ce que j’ai bien pu boire, ou fumer.
Enfin, comble de l’insolite, cette Oktoberfest palestinienne – 7e édition – ne se déroulait pas dans une rue branchée de Ramallah mais à Taybeh, charmant petit village de 1 500 habitants perché à 850 mètres d’altitude. Mes lecteurs occidentaux, eux, se demanderont peut-être pourquoi des milliers et des milliers de festivaliers ont fait le déplacement pour assister à une fête ne proposant qu’une seule marque de bière.
C’est pourtant ainsi que des Palestiniens, des expatriés et même des Israéliens de gauche se sont retrouvés à Taybeh, un verre de bière à la main, entre des stands de nourriture, des vendeurs d’artisanat et des danseurs de dabke [danse traditionnelle libanaise]. Minuscule village perdu de Cisjordanie, Taybeh a mérité sa place sur la scène sociale et culturelle en tant que seule et unique brasserie de Palestine. Le village, qui a bataillé contre les restrictions imposées par l’occupation israélienne et la montée du fondamentalisme islamique, est l’un des rares exemples de réussite commerciale et culturelle en Palestine.
Taybeh a pour slogan "Goûtez à la révolution", et à en juger par sa bière, la révolution a plutôt bon goût. L’existence même de cette entreprise va à l’encontre de l’image de musulmans fanatiques et anti-alcool souvent associée aux Palestiniens et aux arabes en général. Le stéréotype a encore été renforcé par l’arrivée au pouvoir du Hamas à Gaza où la consommation d’alcool est de facto interdite (même si l’alcool de contrebande alimente le marché noir).
Certains argueront que Taybeh n’est que l’exception qui confirme la règle. Il s’agit après tout de l’unique brasserie palestinienne et elle appartient à des chrétiens. l’absence de concurrence sur ce marché tient plus à la difficulté que représente la création d’une entreprise viable en territoire palestinien qu’à des raisons religieuses. La plupart des consommateurs de Taybeh sont d’ailleurs musulmans.
L’alcool est largement présent dans le monde arabe et musulman. Bien que considéré comme un haraam (interdit) de l’islam, seuls les pays les plus conservateurs vont jusqu’à en interdire la consommation. En Egypte, par exemple, le secteur se porte particulièrement bien depuis plusieurs années. Contrairement à ce que pourraient croire des musulmans conservateurs, le phénomène n’est pas nouveau. Déjà au 19e siècle, Edward William Lane, grand orientaliste et auteur réputé de Manières et coutumes des Egyptiens modernes, donnait dans un autre de ses ouvrages des détails fascinants sur les habitudes des Egyptiens en terme de consommation d’alcool. "Des conversations et divers écrits entre Arabes, on apprend que la consommation de vin en privé ou en petit comité est loin d’être chose inhabituelle chez les musulmans modernes", écrivait-il, soulignant également que la consommation d’alcool était encore plus répandue avant l’introduction du tabac et du café.
Les preuves historiques allant en ce sens ne manquent d’ailleurs pas. De tout temps, de grands personnages du monde musulman ont bu de l’alcool. Même les califes comme Haroun al-Rachid (celui des Mille et une nuits) étaient connus pour leur goût pour l’alcool malgré leur titre de "commandeur des croyants". La poésie arabe pré-islamique est célèbre pour ses odes au vin, connues sous le nom de khamariyat. Cette tradition s’est d’ailleurs perpétuée avec, par exemple, Abou Nawas, poète de cour d’Haroun al-Rachid, qui non content de signer des ghazal [poèmes érotiques], a également écrit d’innombrables éloges sur le vin. Considéré comme l’un des plus grands poètes de son vivant, Nawas rencontre moins de succès auprès des musulmans d’aujourd’hui. Il n’était pourtant pas le seul à célébrer les vertus de la boisson. Le grand poète et érudit persan Omar Khayyam a énormément écrit sur le vin et l’amour, ainsi que le mystique soufi Rumi.
Les puritains d’aujourd’hui diront que Khayyam et Rumi parlaient du vin comme d’une métaphore pour une ivresse spirituelle. Toutefois, rien n’interdit de proposer une lecture à la fois littérale et figurée de leurs poèmes. Après tout, les mystiques ont longtemps recouru à l’alcool (que nous désignons parfois aussi sous le nom de "spiritueux") et aux drogues dans leur quête du divin.
Cette relative tolérance des siècles passés était peut-être liée aux doutes – avant que la foi ne se transforme en orthodoxie rigide – concernant les prescriptions du Coran. Le livre sacré interdisait-il l’alcool ou recommendait-il seulement d’en avoir une consommation modérée, plus proche de l’abstinence ? Certains hadith laissent entendre que le prophète lui-même aurait consommé des boissons légèrement alcoolisées.