Cela fut considéré comme un trait caractéristique de l’ancienne sagesse chinoise – jusqu’à ce que quelqu’un fit remarquer que Chou ne parlait pas de la révolution de 1789, mais des événements de mai 1968, qui s’étaient produits peu de temps avant l’interview en question.
Même actuellement il est peut-être trop tôt pour juger de ce soulèvement, dans lequel des étudiants arrachèrent les pavés de Paris, affrontèrent la police brutale et proclamèrent une ère nouvelle. C’était un signe avant-coureur précoce de ce qui se produit aujourd’hui dans l’ensemble du monde.
LES QUESTIONS ABONDENT. Pourquoi ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi dans tant de pays totalement différents ? Pourquoi au Brésil, en Turquie et en Égypte en même temps ?
Nous savons comment cela a commencé. Dans le soukh de Tunis, entre tous les lieux possibles. Je suis allé là-bas à maintes reprises lorsque Yasser Arafat se trouvait dans cette ville. Le marché m’est toujours apparu comme un endroit heureux, plein de bruit, de marchands entreprenants, marchandant avec les touristes et les habitants locaux avec des fleurs de jasmin derrière les oreilles.
C’est là qu’une femme policière s’est affrontée à un vendeur de fruits et a renversé son chariot. Il en a été terriblement offensé, s’est immolé par le feu et a mis en route un processus qui implique maintenant des millions et des millions de personnes dans le monde.
L’exemple de Tunis a été repris par les masses égyptiennes qui se sont rassemblées Place Tahrir pour finalement renverser leur dictateur. Puis cela a été notre tour, et presque un demi million d’Israéliens sont sortis dans les rues pour protester contre le prix du fromage blanc. Puis il y a eu les soulèvements en Syrie, au Yemen, à Bahrein et dans d’autres États arabes, connus globalement sous le nom de Printemps arabe. Aux États-Unis, le mouvement “Occupy Wall Street” a installé sa propre Place Tahrir à New York. Et maintenant ce sont des millions de gens qui manifestent en Turquie et au Brésil, et l’Égypte est de nouveau en effervescence. On peut y ajouter l’Iran et d’autres lieux.
Comment en est-on arrivé là ? Comment cela fonctionne-t-il ? Quel en est le mécanisme secret ?
Et surtout : pourquoi en ce moment précis ?
JE PEUX penser à deux phénomènes étroitement liés entre eux de la vie contemporaine qui rendent les soulèvements possibles et probables : la télévision et les réseaux sociaux.
La télévision informe dans la minute des téléspectateurs du Kamchatka d’événements qui se déroulent à Tombouctou. Les grandes manifestations de la Place Taksim d’Istamboul peuvent être suivies en temps réel par les gens de Rio de Janeiro.
Il fut un temps où il fallait des semaines à des gens de Piccadilly Circus à Londres pour entendre parler d’événements sur la Place de la Concorde à Paris. Après la bataille de Waterloo, les Rothschid réussirent un beau coup en utilisant des pigeons voyageurs. En 1948, lorsque la révolution s’étendit de Paris à toute l’Europe, elle aussi prit son temps.
Ce n’est plus le cas. Les jeunes Brésiliens virent ce qui se passait au parc Gezi à Istamboul, et se posèrent la question : pourquoi pas ici ? Ils voyaient que des jeunes hommes et des jeunes femmes déterminés pouvaient résister aux canons à eau, aux gaz lacrimogènes et aux matraques, et avaient le sentiment que cela leur était possible, à eux aussi.
L’autre instrument est constitué de facebook, twitter et autres “réseaux sociaux”. Cinq jeunes gens assis dans un café du Caire, parlant de la situation, peuvent très bien décider de lancer une pétition en ligne pour la destitution du président en exercice et en quelques jours recueillir les signatures de dizaines de millions de citoyens. Jamais auparavant dans l’Histoire une telle chose n’avait été possible ni même imaginable.
C’est une nouvelle forme de démocratie directe. Les gens n’ont plus besoin d’attendre les prochaines élections, prévues éventuellement dans plusieurs années. Ils peuvent agir immédiatement et lorsque la vague de fond est suffisamment puissante, elle peut se transformer en tsunami.
CEPENDANT LES RÉVOLUTIONS ne sont pas l’œuvre de technologies mais de gens. Qu’est-ce qui pousse tant de personnes différentes, appartenant à tant de cultures différentes, à faire la même chose au même moment ?
Par exemple, la montée du fondamentalisme religieux. Au cours des décennies récentes, cela s’est produit dans plusieurs pays et avec plusieurs religions. Le fondamentalisme juif crée des colonies dans la Cisjordanie occupée et menace la démocratie israélienne. Dans l’ensemble du monde arabe et dans de nombreux autres pays musulmans, le fondamentalisme islamique relève la tête, faisant des ravages. Aux États-Unis, le fondamentalisme évangélique a créé le Tea Party et il entraîne le parti républicain vers l’extrême droite, en grande partie à l’encontre de ses propres intérêts.
Je ne sais pas ce qu’il en est des autres religions, mais on entend des informations sur des bouddhistes qui attaquent des musulmans dans plusieurs pays. Des Bouddhistes ? J’ai toujours pensé que c’était une croyance exceptionnellement pacifique !
Comment expliquer ces manifestations simultanées et parallèles ? Des commentateurs ont recours à l’expression philosophique allemande, Zeitgeist (“l’air du temps”). Cela explique tout et rien. Comme cette autre grande invention humaine, Dieu.
Le Zeitgeist est-il donc derrière les soulèvements actuels ? Ne me le demandez pas.
IL Y A de nombreuses curieuses similitudes entre les révoltes de masse dans différents pays.
Elles sont toutes le fait de jeunes gens appartenant à ce que l’on appelle les classes moyennes. Ni des pauvres, ni des riches. Les pauvres ne font pas de révolutions – ils sont trop occupés à essayer de nourrir leurs enfants. La révolution bolchevique de 1917 n’a pas été faite par les ouvriers et les paysans. Elle a été faite par des intellectuels mécontents, dont beaucoup étaient juifs.
Lorsque vous voyez un groupe de manifestants sur une photo de journal, vous ne savez pas au premier coup d’œil s’ils sont égyptiens, israéliens, turcs, iraniens ou américains. Ils appartiennent tous à la même classe sociale. Des jeunes gens oubliés par une mondialisation impitoyable, affrontés à un marché du travail qui ne leur offre plus les brillantes perspectives auxquelles ils aspirent, des étudiants d’université pour les compétences desquels il y a peu de demande. Des gens qui ont un emploi mais qui trouvent difficile de “finir le mois” comme nous disons en hébreu.
Les causes immédiates sont variées. Les Israéliens manifestaient contre le prix du fromage blanc et des appartements neufs. Les Turcs protestent contre le projet de transformer un parc populaire d’Istamboul en centre commercial. Les Brésiliens s’élèvent contre une légère augmentation des tarifs de bus. Les Égyptiens protestent actuellement contre les tentatives de prise du pouvoir par une religion politisée.
Mais, à la base, tous ces mouvements de protestation expriment la même révolte contre la politique et les politiciens, avec une élite au pouvoir qui est perçue comme étrangère à la population ordinaire, avec le pouvoir immense d’un groupe réduit d’extra riches, avec une mondialisation que l’on a du mal à comprendre.
LE MÊME mécanisme qui rend ces révolutions possibles constitue aussi leur grande faiblesse.
Le modèle apparaissait déjà dans les événements de mai 1968 à Paris. Ils avaient débuté par une protestation étudiante rejointe ensuite par des millions de travailleurs. Il n’y avait pas d’organisation, pas d’idéologie commune, pas de projet, pas de direction de l’ensemble. Des activistes se réunissaient dans un théâtre, discutaient sans fin, exprimant toutes sortes d’idées réalisables et irréalisables. Au bout du compte il n’y eut pas de résultats concrets.
Il y avait un certain esprit. Claude Lanzmann, l’auteur et le producteur du film monumental Shoah, me l’a un jour décrit de la façon suivante : les étudiants brûlaient des voitures. Alors chaque soir je passais beaucoup de temps à trouver un endroit sûr pour ma voiture. Jusqu’à ce que je me dise tout d’un coup : que diable ! Pourquoi ai-je besoin d’une voiture ? Qu’ils la brûlent !
L’esprit persista quelque temps. Mais la vie continua, et le grand événement ne fut bientôt plus qu’un souvenir.
Cela pourrait bien se reproduire aujourd’hui. La même chose se produit encore partout : pas d’organisation, pas de direction, pas de programme, pas d’idéologie.
Le fait même que chacun dispose d’une voix sur facebook rend plus facile de se mettre d’accord “contre” plutôt que “pour”. Les jeunes protestataires sont anarchistes par nature. Ils rejettent les dirigeants, les organisations, les partis politiques, les hiérarchies, les programmes, les idéologies.
Vous pouvez appeler sur facebook, mais vous ne pouvez pas forger une idéologie commune de cette façon. Comme l’a fait observer un jour Lénine, sans idéologie politique il n’y a pas d’action politique. Et c’était un expert dans l’art de la révolution.
Il y a un grand danger de voir ces énormes manifestations s’évanouir un jour – Zeitgeist une fois de plus – sans laisser aucune trace, à part quelques souvenirs.
Cela s’est déjà produit en Israël. Les manifestations de masse ont eu une certaine influence sur les élections de cette année, mais les nouveaux partis ne sont pas différents des anciens. De nouveaux hommes politiques ont pris la place d’anciens. Mais rien de réel n’a changé. Ni au plan national ni au plan social.
DANS N’IMPORTE QUELLE démocratie, un changement réel ne peut intervenir que par l’entrée au Parlement de nouveaux partis politiques qui font de nouvelles lois. Pour cela il vous faut des dirigeants politiques – aujourd’hui, à l’ère de la télévision, plus que jamais. Il ne suffit pas de produire beaucoup de vapeur – il vous faut une machine pour faire produire un travail utile à la vapeur
La tragédie en Égypte – un pays que j’aime – en est une parfaite illustration. La révolution a renversé la dictature, mais lors des élections qui ont suivi, les révolutionnaires ont été incapables de s’unir, de créer une force politique commune, d’élire des dirigeants. Les Frères Musulmans, bien organisés avec une direction forte, se sont emparés de la victoire.
Les Frères ont échoué. Le pouvoir, après des décennies de persécution, leur est monté à la tête. Ils ont rejeté toute précaution. Au lieu de construire un nouvel État sur la modération, le compromis et l’inclusion, ils ne purent pas attendre. Du coup, ils peuvent tout perdre.
Les révolutionnaires démocrates doivent encore prouver qu’ils sont capables de diriger un pays – en Égypte comme partout ailleurs. Il se peut encore qu’ils donnent naissance à un Printemps Humain. Il se peut aussi qu’ils ne laissent aucune trace, sauf une vague nostalgie.
Cela dépend d’eux.