Publié le 30 décembre 2018
Khuzaa, Bande de Gaza — Une jeune infirmière, portant un foulard, va au-devant du danger, avec sa blouse blanche comme seule protection. A travers un brouillard de gaz lacrymogène et de fumée noire, elle s’efforce d’arriver jusqu’à un homme affalé sur le sol le long de la frontière de Gaza. Des soldats israéliens, leur arme braquée, regardent avec méfiance depuis l’autre côté.
Quelques minute plus tard, un tir de fusil déchire le vacarme, et la tragédie israélo-palestinienne s’enrichit de son tout dernier personnage tragique.
Pendant quelques jour de juin, le monde prend connaissance de la mort de Razan al-Najjar âgée de 20 ans, tuée tout en soignant les blessés lors des manifestations contre le blocus par Israël de la Bande de Gaza. Même si elle a été enterrée, elle est devenue le symbole du conflit, avec les deux parties y allant de récits antagonistes et mutuellement exclusifs.
Pour les Palestiniens, elle a été une martyre innocente tuée de sang-froid, exemple du mépris d’Israël envers la vie des Palestiniens. Pour les Israéliens, elle fait partie d’une protestation violente visant à détruire leur pays, à laquelle la force meurtrière est en dernier recours une réponse légitime.
Les témoins palestiniens ont embelli leurs versions initiales, en disant qu’elle a été tuée par un tir alors qu’elle levait les mains en l’air. L’armée israélienne a diffusé une vidéo au montage tendancieux qui donnait l’impression qu’elle était en train de proposer ses services comme bouclier humain pour les terroristes.
Dans chaque version, Mlle Najjar n’était guère plus qu’une silhouette en carton.
Une enquête menée par le New York Times a mis en évidence que Mlle Najjar, et ce qui est arrivé au soir du 1er juin, étaient beaucoup plus complexes que l’un ou l’autre des récits admis. Charismatique et engagée, elle a défié le attentes des deux parties. Sa mort a été une illustration poignante du coût de l’usage par Israël d’armes du champ de bataille pour contrôler les manifestations, une politique qui a ôté la vie à près de 200 Palestiniens.
Cela montre aussi comment chaque partie est enfermée dans un cycle de violence apparemment interminable et insoluble. Les Palestiniens qui tentent d’abattre la barrière risquent leur vie pour marquer un point, en sachant que les manifestants ne représentent guère plus qu’une opération de relations publiques pour le Hamas, le mouvement militant qui gouverne Gaza. Et Israël, la partie la plus forte, continue à se concentrer sur l’endiguement au lieu de chercher une solution.
Dans la vie, Mlle Najjar était une meneuse naturelle dont la bravoure hors du commun paraissait téméraire à certaines de ses collègues. Elle était une infirmière compétente, mais qui était en grande partie autodidacte et qui mentait sur son manque d’instruction. Elle était une féministe, selon les normes de Gaza, bouleversant les règles traditionnelles des relations hommes-femmes, mais aussi une fille qui adorait son père, qui était exigeante quant à son apparence et qui peu à peu rassemblait un trousseau. Elle en a inspiré d’autres, par son insouciance extérieure, alors qu’en privé elle était dans ses derniers jours rongée par la peur.
La balle qui l’a tuée, le Times l’a découvert, a été tirée par un tireur d’élite israélien sur une foule qui comprenait bien en vue des infirmières en blouse blanche. Une reconstitution détaillée, assemblage de centaines de vidéos et de photographies collectées en masse, montre que ni les infirmières, ni personne autour d’elles, ne représentait une quelconque menace apparente de violence pour les troupes israéliennes. Bien qu’Israël ait ensuite admis que son assassinat n’était pas intentionnel, le tir semble avoir été, au mieux irréfléchi, et probablement un crime de guerre, pour lequel personne n’a encore été puni.
3 h 45 du matin, vendredi 1er juin
La dernière journée de sa vie commence bien, avant le lever du soleil. Mlle Najjar fait frire des sambousek, de petites tourtes de viande, pour les partager avec son père pour le repas d’avant l’aube, avant le jeûne du Ramadan. Elle lui montre une nouvelle tenue qu’elle a achetée pour Amir, son frère âgé de 5 ans. Ils prient ensemble avant de retourner dormir.
Quand il se réveille, cet après-midi, elle a disparu.
Juste à côté de la maison des Najjar à Khuzaa, visible de leur toit en terrasse, il y a un champ nu qui a été transformé en étape pour l’une des cinq manifestations le long de la barrière-frontière entre Gaza et Israël. Presque chaque jour, pendant les neuf semaines passées, des centaines de Palestiniens se sont regroupés ici pour les manifestations. Les vendredi, il peut y en avoir des milliers. Les manifestations aboutissent souvent sur le jet de pierres ou de bombes incendiaires sur le côté israélien, et les Israéliens répliquent par des gaz lacrymogènes et des tirs. Les manifestants ont déclaré que le but est de faire une brèche dans la barrière et de retourner vers leur demeure ancestrale dans ce qui est maintenant Israël. Mais l’objectif immédiat est le blocus israélien, vieux de 11 ans. Le blocus, qui est aussi renforcé par l’Egypte le long de la frontière Sud de Gaza, a étranglé l’économie de Gaza et laissé ses 2 millions d’habitants se sentir emprisonnés.
Aujourd’hui, les infirmiers aspirent à un vendredi tranquille. Mais vers 17 h, la manifestation gagne en intensité. Une foule se rue vers la barrière et les Israéliens déclenchent un barrage suffocant de gaz lacrymogène.
Il n’y a pas encore eu de coup de feu. Il est encore possible de plaisanter. « Allons-y pour devenir martyrs ensemble, » dit Mlle Najjar pour taquiner Mahmoud Abdelaty, un collègue infirmier. « Vas-y et soit touché pour que je puisse prendre soin de toi. »
« As-tu peur de la mort ? » demande-t-elle à Mahmoud Qedayeh, un autre membre de leur équipe de bénévoles. « On ne meurt qu’une fois. »
« Tout le monde la connaissait »
Pour les Forces de Défense Israéliennes, elle a été une victime de cauchemar : un symbole photogénique de l’idée de nation, de la jeunesse et de la compassion.
Le 30 mars, le premier jour des manifestations, Mlle Najjar est devenue la plus jeune de trois bénévoles soignant les blessés, et la seule femme.
Pour les jeune hommes en jean moulant et en T-shirt qui balançaient des pierres sur les soldats israéliens, elle semblait apparaître à côté d’eux presqu’aussi vie qu’ils tombaient, pansant les brûlures, mettant des attelles aux fractures, étanchant les blessures causées par des tirs, apportant des encouragements, recueillant parfois les dernières paroles.
Les journalistes l’avaient remarquée. Pratiquement du jour au lendemain, elle est devenue un sujet de reportage, avec un nombre croissant de partisans dans les médias sociaux. « Tout le monde la connaissait, » a déclaré une autre infirmières, Lamia Abu Mustafa.
Au cours des neuf semaines suivantes, des shrapnels ont écorché les jambes de Mlle Najjar, un pneu enflammé l’a brûlée, une grenade de gaz lacrymogène lui a fracturé le bras. Le même jour elle a retiré son plâtre et est retournée à la manifestation.
D’autres se planquaient quand les soldats israéliens tiraient sur elle. Pas Mlle Najjar. « Les tirs que nous entendons ne nous feront pas de mal » a-t-elle dit à une collègue. le sous-entendu : tu n’entendras pas celui qui te tue.
Elle a suscité une vocation d’infirmière chez d’autres femmes, malgré les conventions sociales de ce territoire musulman profondément conservateur qui réservent aux hommes les tâches dangereuses. « J’ai voulu devenir comme Razan, courageuse et forte et aidant tout le monde , » a déclaré Najwa Abdo, voisine âgée de 17 ans, expliquant sa décision de devenir bénévole.
Non mariée et pas intéressée pour le moment par le mariage, Mlle Najjar est beaucoup demeurée la vedette de son propre drame. Elle envoyait des textes affectueux à ses collègues qui croyaient tous qu’ils étaient ses plus proches amis. Elle mentait sur ses diplômes, en prétendant être étudiante à l’université. Elle était obsédée par les médisances et les jalousies dans son cercle de relations.
Cependant elle avait davantage de choses en tête.
Pour Mlle Najjar, les manifestations n’étaient pas seulement une occasion de faire une ouverture dans les fils de fer barbelés qui ont fait que Gaza à l’impression d’être une cage à ciel ouvert. Elles ont été une occasion d’acquérir une expérience médicale, de se faire un nom et peut-être, en faisant forte impression, de poursuivre son but de rendre accessible l’école d’infirmières.
A la fin de mai, elle semblait être en bonne voie.
17 h 30
Il y a du gaz lacrymogène partout. Les Israéliens n’ont pas encore tiré à balles réelles, mais les vapeurs âcres sont accablantes. « Comme un brouillard dense, » dit Fares al-Qedra, un autre infirmier.
C’est une danse de géants : les manifestant courent vers la barrière, les soldats lancent des grenades de gaz lacrymogène, les manifestants reculent. Répétition.
Mlle Najjar, repérable à sa blouse blanche et son rouge à lèvres vermeil, s’empresse à vaporiser du sérum physiologique dans les yeux des gens pour enlever le gaz. Il y en a tant qui ont besoin de son aide qu’elle ne peut pas tenir la cadence.
Un homme âgé de 54 ans est touché au front par une grenade de gaz lacrymogène. Mlle Najjar se précipite vers lui, met un pansement sur l’entaille, puis s’en va de son côté alors qu’il est transporté vers une ambulance.
Une barrière fragile
Gaza n’a pas toujours été enfermée derrière des fils de fer barbelés, des capteurs et des casemates.
Avant 2005, les habitants de Gaza pouvaient travailler en Israël. Mais les attaques par roquettes et les bombardements après que la Seconde Intifada a éclaté en 2000 ont poussé Israël à boucler la bande et à abandonner finalement les colonies qu’il avait là. Quand le Hamas a pris le pouvoir en 2007 à l’Autorité Palestinienne après une guerre civile qui a duré une semaine, Israël a imposé un blocus punitif, en restreignant sévèrement les déplacements et les échanges.
En 2017, après trois guerres avec Israël, l’économie de Gaza était en ruines et le président de l’autorité, Mahmoud Abbas, était déterminé à en finir avec le Hamas. Il a licencié des milliers de travailleurs de Gaza et réduit la quantité d’électricité à quelques heures à la fois.
Au moment où le soutien au Hamas était en train de s’effriter, de jeunes Gazaouis ont appelé à une protestation collective contre le blocus. Le Hamas a sauté sur l’occasion pour réorienter la colère populaire contre Israël. Les responsables ont promis d’user de non-violence mais ils ont toutefois encouragé les manifestants à essayer de faire une percée dans la barrière.
Avec les imams exhortant les gens à prendre part et le Hamas affrétant des autocars, les foules ont rapidement augmenté. les manifestations sont devenues une sorte de cirque nationaliste. Les mères amenaient les enfants, des colporteurs vendaient des falafels à la criée et des familles dormaient dans des tentes. Plus près de la barrière, de jeunes hommes brûlaient des pneus, se faufilaient avec des pinces coupantes ou des bombes incendiaires improvisées - et représentaient pour les tireurs d’élite israéliens des cibles faciles.
Le carnage servait les objectifs du Hamas en matière de relations publiques, en recueillant l’attention et la sympathie internationales. Les Israéliens étaient obligés.
Pour Israël, les manifestants ont touché une corde sensible : la frontière a été délimite par une barrière, non par un mur - un machin relativement fragile, conçu pour détecter les intrusions, non pour les empêcher. D’un point de vue technique, ce n’était pas même une frontière, mais seulement la ligne d’armistice tracée en 1949, après la guerre israélo-arabe.
Craignant un afflux de milliers de personnes, l’armée a averti les habitants de Gaza que quiconque s’approchait de la barrière serait abattu.
Par la suite, les responsables israéliens ont expliqué que la police militaire n’autorisait l’usage de la force létale qu’en dernier recours, contre une menace imminente de violence, et après avoir épuisé les solutions de moindre intensité telles que les avertissements oraux, les gaz lacrymogènes et les tirs de semonce. Les porte-paroles ont insisté sur le fait que les chefs devaient approuver chaque tir et, dans un message sur Twitter par la suite supprimé, que « Nous savons où chaque balle a atterri. »
Mais le premier jour des manifestations à lui seul a laissé plus de 20 morts et des centaines de blessés. Depuis lors, un soldat israélien a été tué par le tir d’un tireur d’élite. Le nombre des victimes palestiniennes a atteint 185.
Les victimes comprennent deux femmes et 32 enfants. Des journalistes. Une personne, amputée deux fois, dans un fauteuil roulant. Un jeune homme portant un pneu dans les bras et qui s’éloignait de la barrière quand il a été atteint par un tir dans le dos.
Et des infirmiers.
18 h 13
Un nouveau point de friction s’est ouvert : quelques dizaines de manifestants ont poussé vers le Nord sur environ 180 mètres le long de la barrière, passé le point où une casemate du côté israélien a en gros marqué la limite septentrionale de la manifestation.
Certains des manifestants commencent à s’attaquer aux spires de fils de fer barbelés à environ 35 mètres devant la barrière.
Des soldats israéliens arrivent rapidement en voiture et prennent des positions défensives de l’autre côté. Ils ont abattu de gens pour moins que cela. Pour l’instant ils ne tirent qu’un coup de semonce et davantage de gaz lacrymogène.
Comme une prisonnière
A l’exception d’une visite en Egypte en 1997, à l’âge de trois ans, Mlle Najjar a passé sa vie emprisonnée dans l’exigüe Bande de Gaza, principalement à Khuzaa, un minuscule village-frontière où presque tout le monde s’appelle Najjar - descendant de réfugiés qui ont fui en 1948 de Salamah, près de Jaffa.
Razan, était précoce, entrant au jardin d’enfants à 2 ans, apprenant des mots anglais et récitant des poèmes. Et heureuse : sa mère, Sabrine, portée à la mélancolie, a gardé le souvenir de son rire. « Elle aurait déplacé des montagnes quand elle me voyait triste, » a-t-elle déclaré.
Mais Razan était une fille à papa. Son père, un entrepreneur dégingandé du nom de Ashraf al-Najjar, la gâtait, quand cela était encore possible. Il travaillait en Israël pendant des mois d’affilée, achetant des appareils électro-ménagers ou des meubles pour les vendre à Gaza, quatre fois plus que ce qu’il avait payé. Il y avait de la viande pour le dîner.
« Pour être honnête, j’ai la nostalgie de ces jours-là, » a-t-il déclaré.
Alors petite fille, Razan optait pour des stéthoscopes-jouets. Son père espérait l’envoyer un jour à l’étranger pour étudier la médecine.
Mais ensuite arrivèrent les roquettes, le blocus, les guerres. Ne pouvant plus travailler en Israël, M. Najjar a ouvert un magasin de réparation de motos, qui a été rasé au bulldozer par l’armée israélienne pendant l’invasion de 2014. Il a fait faillite et a recueilli des dons de ses frères et sœurs. Razan a séché des années scolaires pour faire des économies.
Khuzaa a été en grande partie réduite à l’état de décombres pendant la guerre. Deux des meilleures amies de Razan ont été tuées, l’une d’entre elles en même temps que plus de 20 de ses parents. La maison des Najjar a été endommagée, les enregistrements de ses rires ont été perdus. Quand ils sont revenus de l’abri, les morts et les mourants gisaient dans les rues.
Razan a dit qu’elle voulait apprendre à aider.
18 h 17
En face de la casemate israélienne, Mlle Najjar se rue en direction de la barrière pour aider un adolescent, alors que des soldats israéliens regardent. Quelqu’un derrière elle jette une pierre sur eux, en l’utilisant comme couverture.
Deux manifestants sont coincés près des fils barbelés, gisant sur le sol.
Elle et plusieurs autres infirmiers - parmi lesquels ses amis Rasha Qudeih et Rami Abo Jazar - progressent à nouveau vers l’avant pour essayer de les aider. Ils lèvent les mains pour montrer aux Israéliens qu’ils ne veulent aucun mal.
Deux coups de feu retentissent au-dessus d’eux. Mlle Najjar fait signe aux soldats, qui ne sont qu’à environ 40 mètres de distance, de ne pas tirer. Mais alors qu’elle se rapproche, un autre coup de feu, plus rapproché, soulève le sable.
Un soldat surgit de derrière une jeep, pointant son fusil. « Le tireur nous vise ! » hurle Mlle Qudeih. Les infirmiers se retournent et partent en courant, alors qu’un nouveau barrage de gaz lacrymogène descend sur eux. Mlle Najjar est la plus lente à se retirer.
Intrépide à 15 ans
Presque tous ceux qui ont vu Mlle Najjar aux manifestations ont été frappés par sa facilité à se mettre en danger. Encore et encore, elle était là sur les clips vidéo : la première vers ceux en difficulté, la dernière vers la sécurité.
« Elle était téméraire, » a déclaré Eslam Okal, infirmière en traumatologie de Rafah, qui est devenue bénévole sur les manifestations de Khuzaa, après avoir entendu parler de Mlle Najjar. « Je lui ai dit, « votre première priorité est la sécurité . » Nous avions de nombreux arguments à ce sujet. Mais sa bravoure l’a emporté. »
Au lycée, elle était le chef d’une bande d’adolescentes légèrement rebelles qui se cabraient devant le code vestimentaire de leur lycée de jeunes filles : écharpe et voile blancs, pantalon de couleur sombre. Mlle Najjar portait des vêtements de couleurs vives et admettait les réprimandes qui s’ensuivaient.
Les autres filles étaient silencieuses en classe. Mais Mlle Najjar interrompait les professeurs par des questions, tenait bon quand elle était punie et répondait constamment, bien qu’habituellement à travers un sourire.
Comment elle est devenue si intrépide et si franche est impossible à cerner, mais plusieurs personnes qui faisaient partie de ses proches ont fait état d’une expérience traumatisante quand elle avait 15 ans.
Pendant les examens à la fin de la dixième année d’études, Razan est revenue à la maison vers une situation tendue dans le bâtiment à quatre étages de sa famille. Sa tante, Nawal Qedayeh, que Razan adorait et qui était enceinte de sept mois, était traité comme une paria par les tantes et la grand-mère paternelles de Razan, qui refusaient de la laisser utiliser la cuisine commune. Quand Mlle Qedayeh a été surprise à y laver des casseroles, une bagarre a éclaté, et Razan a vu sa grand-mère faire tomber Mlle Qedayeh dans l’escalier. Elle et le fœtus qu’elle portait ont tous deux été tués.
Razan, seule à avoir été témoin, avait le choix : elle pouvait garder le silence, renonçant à faire rendre justice pour le meurtre de sa tante et se conformant à l’exigence sociale pour une jeune femme de laisser les affaires juridiques aux hommes. Ou bien elle pouvait dire la vérité et probablement envoyer sa grand-mère en prison.
Razan témoigna. Sa grand-mère fut condamnée pour homicide involontaire et passa plus d’une année en prison.
Nisrin Abu Ishaq, la professeur de religion de Razan au lycée, a déclaré que l’épreuve l’a rendue « plus forte et plus audacieuse. » Après cela, a dit Suzan Mahdi al-Reqeb, une administratrice du lycée, « rien ne lui faisait obstacle. »
L’argent le faisait. Savoir qu’elle ne pourrait pas payer l’université l’a abattue. Elle avait aussi échoué à une partie des examens d’entrée. Pourtant elle a à peine baissé les bras.
« Au contraire, » a déclaré sa mère. Elle a tapé du pied et a dit, « je ne vais pas perdre des années à attendre que les choses aillent mieux - je trouverai une autre voie. »
Elle a commencé à prendre des cours sur les premiers soins de base et a découvert qu’elle pouvait simplement « oublier » de payer les frais de scolarité. « Ne sois pas idiote, » a-t-elle dit à une amie qui payait presque 5 $ en frais de scolarité.
Elle traînait autour des salles d’urgence, faisant les commissions, observant les opérations, faisant semblant d’en faire partie jusqu’à ce que le personnel se rende compte que ce n’était pas le cas. Quand Seif Abdel Ghafour a transporté d’urgence son oncle mourant à l’Hôpital Nasser, il était déconcerté par l’endroit jusqu’à ce que Mlle Najjar les dirige vers où ils devaient aller. « Elle ne nous connaissait pas, » a-t-il dit. « Mais elle nous a traités comme si nous étions ses frères. »
Les manifestations allaient l’amener à tester ses compétences. Quand le Ministère de la Santé a fait passer un examen écrit à environ 200 infirmiers bénévoles, Mlle Najjar a obtenu une note de 91, la plus élevée de son groupe. On lui a donné une carte d’identité, une blouse de laboratoire et un gilet d’ambulancière blanc et rose.
Elle les portait comme une armure.
18 h 20
Vers le Nord, passée la casemate, au moins deux manifestants jettent des bombes incendiaires artisanales sur les Israéliens. Aucun dommage n’est fait, mais c’est une intensification significative depuis le jet de pierres.
Mlle Najjar se remet des gaz lacrymogènes qu’elle a inhalés. Tout près de là, des manifestants commencent à découper un nouveau tronçon de fils de fer barbelés.
Tout d’un coup, il y a un tir de fusil. Un jeune homme du groupe vers le Nord est atteint à la jambe.
C’est l’endroit où les troupes israéliennes ont pour instruction de viser, une tactique, disent les responsables israéliens, destinée à diminuer le nombre de morts. Mais ils tirent une lourde salve de champ de bataille, une de celles destinées à des cibles éloignées de centaines de mètres. A 90 mètres, disent les experts en balistique, un tir raté pourrait rebondir comme une pierre qui ricoche.
« Si je l’ai raté, et qu’il aille toucher une pierre, je ne sais pas où la balle va aller, » déclare un officier supérieur.
« Une fille des hommes »
Presque chaque manifestant de Khuzaa a au moins une histoire sur Mlle Najjar venant à son secours. Certains en ont plusieurs.
Quand Mahmoud Abu Shab, 26 ans, un lanceur de pierres portant le keffieh, a été atteint en mars par une balle qui lui a traversé la main, elle a arrêté le saignement. Un jour d’avril, quand il n’a pas réussi à se débarrasser d’un tronçon de fil de fer barbelé tiré de la barrière, elle a pansé ses blessures.
Il ne savait pas qu’elle avait elle-même acheté les fournitures médicales. Elle collectait un shekel par jour d’un groupe de jeunes femmes solidaires. Elle a même bradé un anneau d’or pour acheter des fournitures.
« Elle voulait toujours être près de la barrière, être une fille des hommes, » a déclaré Nada al-Laham, une autre bénévole, en utilisant une expression pour une femme animée d’un sens prononcé de l’identité nationale.
Son père a dit qu’il l’avait exhorté à prendre un jour de congé : « elle avait répondu, « Non, Papa, il y a des gens qui ont besoin de moi ». »
Sa mère allait voir les manifestations, mais a dit que leurs conversations se terminaient brusquement : « Tout d’un coup il pouvait y avoir un manifestant de blessé, et elle allait juste s’arrêter de parler et dire, « je dois y aller, il y a quelqu’un que je dois sauver. » »
Mlle Najjar voyait son rôle comme une partie de la lutte des Palestiniens autant que ceux brûlant des pneus ou ceux usant de pinces coupantes. Elle était devenue une porte-parole expérimentée, ne refusant jamais une demande d’interview, n’attendant pas toujours qu’on le lui demande.
« Nous voulons adresser notre message au monde : je suis une armée à moi toute seule, et l’épée pour mon armée, » a-t-elle dit au Times le 7 mai. « Nous avons un but, et c’est de porter secours et d’évacuer, et d’adresser un message au monde, à savoir que nous -sans armes- nous pouvons faire quelque chose.
Ses messages sur Facebook pouvaient être fleuris. Elle a écrit une fois que son uniforme souillé de sang portait « le parfum le plus suave. »
Les manifestations sont devenues le plus important événement social de Gaza. Des rencontres ont été organisées, des fiançailles annoncées presque chaque jour. De jeunes hommes et leurs parents défilaient dans la maison des Najjar cherchant des fiançailles avec la maintenant célèbre Razan. « Dix ou douze uniquement pendant le Ramadan, » a déclaré son père.
Elle les a tous éconduits, dit-il : « elle avait ses propres buts en tête. »
Après que les manifestations se sont terminées, elle projetait de repasser et de réussir les tests d’admission à l’université. D’une manière ou d’une autre elle trouverait sa voie vers l’école d’infirmières.
18 h 29
Mlle Najjar est de retour debout à côté de sa collègue, Mlle Abu Moustafa, sa plus proche amie parmi les infirmières. Les manifestants tirant les fils de fer barbelés se ruent en passant à côté d’elles en direction du sud, en soulevant leur longue corde au-dessus de la tête des femmes.
Mlle Abu Moustafa est inquiète. Les Israéliens tirent souvent sur ceux qui tirent la corde, dit-elle. Elle presse Mlle Najjar de partir.
Les tireurs de corde finissent par partir avec un petit segment de fil de fer barbelé. Une bonne partie de la foule suit. Les clameurs autour des deux femmes se calment.
Une atmosphère de mort
Alors que les manifestations se chargent d’une sensation de permanence, la bravoure de Mlle Najjar s’allie à des allusions de plus en plus fréquentes à sa possible disparition.
« Quand ma vie prendra fin, faites douce mémoire de moi pour ceux qui me connaissent, » a-t-elle écrit sur Facebook le 5 mai.
« Ils m’ont dit, « Baisse-toi un peu, puisque la balle est en route vers toi, » a-t-elle écrit plus tard. « Je leur ai dit, « la balle m’a choisie parce que je ne sais pas comment me baisser, donc pourquoi changerais-je de direction ? » »
Elle envoyé à une amie un message d’excuses dans le cas où l’une d’elles deviendrait martyre.
« Dis une belle prière en souvenir de moi, » a-t-elle dit à quelqu’un d’autre le 24 mai.
Ses parents ont déclaré que de tels propos morbides lui étaient inhabituels. Alors que beaucoup à Gaza parlent de la mort comme étant préférable au moment présent, Mlle Najjar « s’accrochait à la vie, » a dit sa mère. « Elle n’a jamais souhaité être martyre. Elle aimait la vie. »
Un de ses jours les plus heureux qu’elle ait jamais connu, a été le mardi 29 mai. Elle a encaissé un chèque de 100 $ - un cadeau unique à chaque membre de son équipe d’infirmiers, le Service Palestinien de Secours Médical (Palestine Medical Rescue Service), de la part de ses superviseurs de Cisjordanie - et rejoint des collègues sur un petit bateau qui a quitté le port de plaisance de la Ville de Gaza, en espérant rattraper une flottille qui défiait le blocus.
Ils sont restés sur l’eau près de trois heures sous le brillant soleil méditerranéen, avant d’être refoulés par une canonnière israélienne.
« J’ai dit que j’espérais que nous ne serions pas atteints , » a déclaré M. Abd el-Ghafour, l’homme qu’elle avait aidé à l’Hôpital et qui depuis s’était lié d’amitié avec elle. « Elle a dit, « Qu’il en soit ainsi ! Nous mourons en tant qu’amis. » »
18 h 31
Le crépuscule arrive et avec lui, la fin du jeûne. Les choses semblent se calmer en bas à la barrière.
Un soldat israélien regardant du côté où se tient maintenant Mlle Najjar pourrait voir un homme brandissant en l’air un drapeau palestinien, quelques manifestants à la traîne marchant tranquillement à proximité, est un groupe d’infirmiers aidant un manifestant sur le sol à se remettre du gaz lacrymogène. Personne dans la zone ne fait quoi que ce soit de menaçant. Le gaz lacrymogène fait ce qu’il est censé faire : rendre inutile l’usage de la force létale. Tout à coup, il y a un autre coup de feu.
Mohammad Shafee, un infirmier, voit des choses « lui sauter dans le corps. » Il est atteint à la poitrine par de petits fragments de balle.
M. Abo Jazar perçoit une explosion sur le sol, puis crie de douleur. Il a la cuisse écorchée.
Derrière eux, Mlle Najjar se touche le dos, puis s’effondre.
Alors que Mlle Abu Moustafa en état de choc regarde, Mlle Najjar est relevée par des manifestants qu’elle avait soignés il y a juste quelques minutes. Alors qu’ils l’emmènent, du sang lui coule de la poitrine.
Tirer ou ne pas tirer
Trois infirmiers à terre, tous trois d’une seule balle. Cela a paru invraisemblable.
Mais la reconstitution du Times l’a confirmé : la balle a touché le sol devant les infirmiers, puis s’est fragmentée, une partie de celle-ci ricochant vers le haut et transperçant la poitrine de Mlle Najjar.
Elle a été tirée d’une butte de sable utilisée par les tireurs d’élite israéliens d’un distance d’au moins 110 mètres de l’endroit où les infirmiers sont tombés.
Les règles d’engagement du tir de l’armée israélienne sont confidentielles. Mais un porte-parole, le Lieutenant-Colonel Jonathan Conricus, a déclaré que les tireurs d’élite ne peuvent tirer que sur des gens qui représentent une menace violente, comme « le fait de couper la barrière, de jeter des grenades. »
Tirer de façon délibérée sur un infirmier, ou sur tout autre civil, est un crime de guerre. Israël a rapidement avoué que l’assassinat de Mlle Najjar n’était pas intentionnel.
« Elle n’était pas la cible, » a déclaré le Colonel Conricus. « Un membre du personnel médical n’est jamais une cible. »
Mais aucun soldat israélien n’a signalé de tirs accidentels. Des comptes-rendus après action ont dit que des tireurs d’élite avaient visé quatre hommes ce jour-là et les avaient tous atteints, a déclaré l’armée.
Le Times a retrouvé le premier, le troisième et le quatrième de chacun de ces manifestants, chacun ayant été atteint par un tir dans la jambe, exactement quand et comment l’armée avait dit qu’ils étaient. Mais le Times n’a pas pu corroborer la description par l’armée de la seconde personne dont elle a dit qu’elle avait été atteinte par un tir, qui correspondait au moment où Mlle Najjar a été tuée.
L’armée a dit que c’était un homme en chemise jaune qui jetait des pierres et tirait sur la barrière. Mais le seul homme en chemise jaune quelque part près de la ligne de tir ne faisait pas cela ou pas grand-chose d’autre, a découvert le Times. Il se tenait debout à environ 110 mètres de la barrière et ne représentait aucune menace.
Même si l’homme était une cible légitime, il reste la question des infirmiers se tenant debout derrière lui.
D’anciens tireurs d’élite israéliens et américains ont déclaré qu’il serait irresponsable de tirer si quelqu’un qui n’était pas une cible légitime pouvait être mis en danger. L’assassinat irresponsable peut aussi être un crime de guerre.
Le Professeur Ryan Goodman, expert sur les lois de la guerre de l’Université de New York, qui était un conseiller juridique spécial du Pentagone sur les crimes de guerre et les règles de ciblage, a déclaré que la réponse à la question de savoir si un crime de guerre a été perpétré était de savoir si le tireur d’élite était conscient d’un risque élevé que des civils seraient touchés.
« Les lois de la guerre ne toléreraient pas qu’un militaire fasse feu de façon délibérée en direction des infirmiers, » a déclaré M. Goodman. « Je ne suis pas en train de dire que c’est proche de la limite, je suis en train de dire que cela dépasse la limite. »
Les erreurs s’additionnent
Un officier supérieur israélien à déclaré en août au Times que 60 à 70 autres manifestants de Gaza avaient été tuées de façon non intentionnelle, soit environ la moitié des tués à ce moment-là.
Pourtant les règles d’engagement de l’armée israélienne demeurent inchangées, déclare l’armée.
Cela seul peut constituer une violation distincte du droit humanitaire international, disent les experts : après qu’assez de civils sont morts, les chefs ont le devoir de procéder à des changements pour s’assurer qu’ils ne sont pas visés sans raison.
« Vous perdez le droit de dire ’Zut’ », a déclaré Noam Lubell, professeur du droit des conflits armés à l’Université de l’Essex.
Le nombre important d’assassinats accidentels, et l’échec d’Israël à modifier en réponse à cela les règles de l’engagement, soulèvent la question de savoir s’ils étaient une erreur ou une caractéristique de sa politique.
Le Colonel Conricus a déclaré que tous ceux tués de façon non intentionnelle, n’avaient pas été victimes de tirs non intentionnels. Parfois des soldats ont visé les jambes de gens qu’ils considéraient être des cibles légitimes, a-t-il dit, mais ils les ont tués au lieu de les blesser.
Israël considère que tout est permis envers les membres du Hamas qu’ils soient armés ou pas, une interprétation du droit international qui n’est pas acceptée universellement.
Le Colonel Conricus a aussi déclaré que les règles de l’engagement étaient simplement une limite supérieure sur l’usage de la force, et que l’armée faisait d’autres choses, telles que de former les troupes, quand elles étaient pour la première fois affectées à la barrière, à réduire le nombre de victimes civiles.
Les avocats militaires israéliens ont avoué qu’il y avait eu quelques fautes mais ont déclaré qu’aucun soldat n’était suspecté d’avoir tué intentionnellement quelqu’un dont ils savaient qu’il n’aurait pas dû l’être.
Le 29 octobre, près de cinq mois après qu’elle a été tuée, l’avocat général militaire d’Israël a commencé une enquête criminelle sur la mort de Mlle Najjar.
Mais le commandant supérieur a déclaré en août au Times qu’il n’existait aucun enregistrement des tirs du côté israélien. Il ne savait pas exactement quand Mlle Najjar avait été abattue. Il l’a appris par le Times.
Israël semble satisfait de dire que protéger sa frontière n’est pas un mince affaire. « Malheureusement, oui » a déclaré le Colonel Conricus, « dans une situation comme celle-là, des accidents arrivent, et des résultats non volontaires arrivent. »
18 h 37
Une ambulance emmène à toute vitesse Mlle Najjar vers une tente de triage, où elle est déposée dans la « zone rouge » pour les cas de traumatisme.
Elle voulait si fortement avoir sa place ici qu’elle avait l’habitude de venir souvent dans cette tente, même quand elle n’accompagnait pas de patients. Maintenant les professionnels se rassemblent autour d’elle en essayant désespérément de la sauver. Le docteur qui l’incube est le même que celui qui a dirigé l’examen du Ministère de la Santé qu’elle a passé avec succès en avril dernier.
Trois personnes enregistrent la scène sur des smartphones, pour se rappeler de sa célébrité.
Mlle Najjar rend son dernier souffle avant même qu’elle ne soit emmenée en urgence vers un hôpital voisin, où elle est déclarée morte à 19 h 10.
« Pourquoi la tuer ? » crie son père anéanti. « Elle était un ange de miséricorde. »
Mlle Najjar a rejoint les rangs de ceux célébrés en tant que martyrs de Gaza. Son portrait souriant rayonnera à partir des murs et des panneaux d’affichage dans tout le territoire. Elle est devenue un symbole, peut-être pas de ce que chaque côté avait espéré, mais d’un conflit sans espoir et sans fin et des vies qu’il gaspille.
Yousur Al-Hlou, Malachi Browne, Iyad Abuheweila et Neil Collier de Khuzaa ainsi que Ibrahim El-Mughrabi de la Ville de Gaza et John Woo de New York ont contribué à ce reportage.
Une version de cet article a été publiée sur papier le 3 décembre 2018, en Page A1 de l’édition du New York Times avec en gros titre : « Un conflit, et une Vie, Mise à Nu, par une Balle ».
Traduction de l’anglais par Yves Jardin, membre du GT prisonniers de l’AFPS