S’il est vrai que toutes les nations ont les héros nationaux qu’elles méritent, ce fut un spectacle plutôt inquiétant.
LE CLIP VIDEO qui transforma David Adamov de soldat anonyme en personnalité nationale a été enregistré par une caméra palestinienne à Hébron.
Ce genre de caméras vidéo est devenu le fléau de l’armée israélienne. Elles ont été largement distribuées à de jeunes Palestiniens dans l’ensemble des territoires occupés par des organisations de paix israéliennes, en particulier B’Tselem.
Le clip commence par la scène à Hébron. Au milieu de la rue Shuhada se tient un soldat isolé portant un béret vert et armé d’un fusil. Il ressemble à n’importe quel soldat, avec la barbe courte en vogue actuellement chez les jeunes Israéliens.
Une sorte de discussion s’engage entre le soldat et des Palestiniens d’un certain âge dans la rue. Mais la caméra se tourne vers un adolescent palestinien, sans arme, qui s’approche du soldat, amenant son visage très près de lui et lui posant la main sur l’épaule.
Le soldat réagit avec colère, brandissant son fusil. C’est à ce moment qu’un autre adolescent entre dans le champ et dépasse le soldat par l’arrière.
Le soldat, se sentant de toute évidence menacé, se retourne et arme son fusil, prêt à tirer. Menaçant les deux adolescents, il essaie de frapper l’un d’eux, proférant pendant tout ce temps un flot d’obscénités. Il remarque alors le caméraman, lui ordonne de cesser de filmer et maudit sa mère dans les termes les plus grossiers. Fin.
CE CLIP a été présenté ce soir-là sur les trois chaînes principales de la télévision israélienne.
Pour ceux d’entre nous qui connaissons la réalité en Cisjordanie, il n’y avait là rien d’extraordinaire. Des scènes de ce genre se produisent en permanence. Si le soldat ne tue personne, ce n’est que de la routine. S’il tue effectivement quelqu’un, l’armée annonce qu’une enquête a été ouverte. C’est en général la dernière fois qu’on en entend parler.
Ce qu’il y a de particulier ici, c’est que toute la scène a été photographiée et diffusée. L’armée interdit aux soldats de se comporter ainsi en présence de photographes, et notamment de menacer le caméraman. Des expériences douloureuses ont appris à l’armée que de tels clips, s’ils sont diffusés à l’étranger, peuvent sérieusement saper la propagande israélienne (officiellement qualifiée d’“explication”)
De façon encore plus inhabituelle, le porte-parole de l’armée annonça le même soir que le soldat avait été jugé par ses supérieurs et condamné à 28 jours de prison militaire.
TOUT CELA déclencha une tempête. Les réseaux sociaux sont entrés en action. Des centaines, puis des milliers, puis des dizaines de milliers de soldats se sont déclarés solidaires du soldat devenu célèbre sous le nom de “David Nahlawi”.
(“Nahal” est une unité de l’armée créée à l’origine par David Ben-Gourion pour faire progresser l’idée de combiner le service militaire avec le travail agricole de “pionnier”. D’où le béret vert. L’idée appartient au passé comme Ben-Gourion lui-même et l’unité en question est désormais une brigade d’infanterie ordinaire. La terminaison “awi” est empruntée à l’arabe par l’argot hébreu.)
De nombreux soldats, y compris des officiers, ont inondé internet de photos d’eux-mêmes cachant leurs visages derrière des pancartes affichant “Je suis David Nahlawi” Certains ne se sont même pas donné la peine de cacher leur visage.
Au bout de 24 heures le nombre de “likes” (j’aime) pro-David dépassait les cent mille, la plupart émis par des soldats. C’était la première rébellion de masse dans les annales de l’armée israélienne. Dans certaines armées, on aurait parlé de mutinerie, punissable de mort.
Face à une situation totalement nouvelle, à laquelle elle n’était absolument pas préparée, l’armée perdit le contrôle de la situation. Elle publia une déclaration qui ressemble fort à des excuses.
Le porte-parole de l’armée, semble-t-il, s’était trompé. David n’avait pas été condamné à de la prison pour avoir menacé de tuer des Palestiniens (jamais de la vie !), mais pour une chose qui s’était produite quelques heures avant l’incident : David avait tabassé son chef direct et un autre soldat. L’incident d’Hébron n’avait pas encore fait l’objet d’une enquête, et par conséquent David n’avait pas été jugé pour cela.
Il y eut un autre rectificatif. Le premier jour après la diffusion du clip, la nouvelle se répandit que l’un des jeunes Palestiniens était porteur d’un coup-de-poing américain, une preuve évidente de son intention agressive et du danger qu’avait ressenti le soldat. Les médias apportèrent alors un rectificatif : une analyse du clip montrait qu’il n’y avait ni coup-de-poing américain ni aucune autre arme. Il s’agissait tout simplement d’un chapelet de prière musulman.
L’INCIDENT soulève un certain nombre de questions, toutes plus sérieuses les unes que les autres.
La première et la plus évidente : pourquoi l’armée a-t-elle envoyé un soldat seul garder un carrefour en plein centre de Hébron, ville où règne une extrême tension même les jours les plus calmes ?
Hébron est construite autour du “Tombeau des Patriarches” qui abrite les (fausses) tombes d’Abraham et de Sarah, et qui, à l’instar du Mont du Temple à Jérusalem, est sacré pour les Juifs comme pour les musulmans. 160.000 musulmans y sont confrontés quotidiennement à quelques centaines de juifs et de juives fanatiques qui se sont installés là, déclarant que leur objectif est d’aboutir à l’expulsion de tous les musulmans de la ville entière.
Hébron est la ville de l’apartheid. La rue principale dans laquelle s’est déroulé l’incident (appelée fort à propos en arabe “rue du martyr”) est fermée aux Arabes. Des incidents peuvent y éclater à tout moment.
Alors, pourquoi l’autorité militaire locale a-t-elle envoyé un soldat de 19 ans garder seul une rue à cet endroit ?
N’importe quel soldat, même normal, envoyé monter la garde seul dans un endroit dangereux, peut facilement paniquer. Dans le clip David semble réellement effrayé.
Mais David n’est pas un soldat ordinaire. Selon l’armée elle-même, quelques heures seulement avant d’être envoyé tenir ce poste, il avait agressé son chef et un camarade, les tabassant au cours de ce qui ressemble à un accès de fureur hystérique. Quelques heures plus tard, après avoir déjà été condamné à de la prison, on l’a fait sortir pour cette mission solitaire.
Ce ne sont pas les facultés de discernement du simple soldat David qui sont en question, mais le bon sens de l’officier qui l’a envoyé là-bas.
L’ENSEMBLE de la situation dépasse de loin les dimensions d’un incident local, qui s’est heureusement conclu sans victimes.
Elle met en évidence la réalité de l’occupation, sous laquelle une population de millions d’êtres humains vit sans défense et sans droits, complètement dépendante du bon vouloir de n’importe quel soldat.
L’armée israélienne n’est pas pire qu’une autre. Elle est un miroir de sa société, composée de gens pleins d’humanité et de sadiques, de gens raisonnables et de déséquilibrés, de gens de droite et de gens de gauche, d’ashkénazes et d’orientaux. Si l’on en juge par son nom de famille (Adamov) David Nahlawi semble être originaire du Bukharan, la région orientale d’où viennent une partie des immigrants de l’ancienne Union Soviétique.
Suheib Abu-Najma, le garçon arabe de 15 ans impliqué dans l’incident et qui paraît même plus jeune, a eu de la chance. Un Palestinien de n’importe quel âge, marchant dans n’importe quelle rue, ne peut pas être sûr du genre de soldat sur lequel il va tomber, ni de quelle humeur il va être. Sa vie peut en dépendre.
C’est la nature même de l’occupation.
MAIS LA signification de l’incident a une grande portée, bien au-delà de ces enseignements. C’est révolutionnaire – au sens originel.
Pour la première fois dans l’histoire d’Israël, et peut-être du monde, internet peut servir de base à une rébellion de soldats contre l’armée.
On pourrait se référer à la mutinerie du cuirassé Potemkine à Odessa, en 1905, ou au soulèvement de la garnison de Pétrograd en février 1917 et les comparer à la situation entièrement différente du monde de l’internet d’aujourd’hui. Désormais, en moins de 24 heures, des centaines de milliers de soldats peuvent défier ouvertement le commandement de l’armée, transformant cette armée en un navire sans équipage.
Une fois que l’on a montré cela, la capacité de mutinerie des média sociaux est sans limites. Elle met fin à l’hypothèse sacrée que l’armée obéit à l’autorité civile élue. Elle met fin aussi à l’hypothèse qu’un coup d’état ne peut être réalisé que par une junte d’officiers supérieurs, les “colonels”. Aujourd’hui de simples soldats, encouragés par quelques agitateurs, peuvent le faire.
Benjamin Nétanyahou est resté, littéralement, sans voix (quelque chose de très inhabituel chez lui). Il en a été de même pour Moshe Ya’alon, le ministre de la Défense, un ancien chef d’état-major incompétent. De même pour l’actuel chef d’état-major, Benny Ganz, qui s’est montré impuissant dans cette crise.
Dans la situation particulière d’Israël, cela est extrêmement dangereux. Bien sûr, il est facile d’imaginer une situation à la Potemkine, où de simples soldats se lèvent contre le commandement au nom de l’égalité, mais c’est un pur fantasme. Avec une piétaille composée d’adolescents endoctrinés depuis l’âge de trois ans dans l’idée de statut de victime et de supériorité (à la fois) des Juifs, une telle rébellion, si elle se produisait, ne pourrait être que de droite, peut-être même fasciste.
Jusqu’à cette semaine, une telle rébellion paraissait impossible. Lorsque Ariel Sharon fit appel à l’armée en 2005 pour expulser quelques milliers de colons de la Bande de Gaza, aucun soldat n’osa refuser. Aujourd’hui, avec les ressources des média sociaux, l’histoire pourrait se conclure de façon tout à fait différente. La prochaine fois que l’armée recevra l’ordre d’évacuer une colonie, il pourrait y avoir un refus massif relayé par internet.
IL Y A là un message adressé à toutes les armées du monde.
Une nouvelle ère historique s’est ouverte. Toute armée peut se rebeller par internet.
Le prisonnier militaire David Adamov peut être fier de lui.