Pour la Palestine : Comment interprétez-
vous l’agression israélienne
à Beit Hanoun et quelle est la finalité
de la guerre israélienne qui se poursuit à
Gaza ?
Camille Mansour : L’état d’esprit de
l’armée israélienne, surtout après la
guerre du Liban, est de ne pas permettre
que des roquettes soient tirées sur le
sol israélien. Il est probable que le bombardement
d’une maison civile avec un
obus de 155 mm ait été volontaire, pour
envoyer un avertissement. Ce n’est ni un
hasard, ni une erreur, mais typique du
comportement israélien, avec l’arrogance
de la force.
En premier lieu, il faut remonter au redéploiement
de Gaza il y a quatorze mois.
La stratégie d’Ariel Sharon était alors
de gagner du temps. Il devait faire un
pas dans le sens de la diplomatie internationale,
donner un gage aux États-
Unis qui lui permettrait d’échapper à la
Feuille de route. Dire aux Américains :
« moi, j’évacue », sans aucune coordination
avec l’Autorité palestinienne, lui
a permis d’occuper le devant de la scène
pendant deux ans et de mettre Israël en
position de force pour développer la colonisation
en Cisjordanie et dans le grand
Jérusalem. Le siège de Gaza s’est poursuivi
et l’argument israélien de dire que
bien qu’ils aient libéré Gaza, les opérations
armées anti-israéliennes ont continué
à partir de ce territoire, n’est pas
valide. D’une part, Gaza reste une grande
prison : le redéploiement autour de la
bande de Gaza et son encerclement par
terre, air et mer n’équivalent aucunement
à une libération. D’autre part, les
Accords d’Oslo reconnaissaient que
Gaza et la Cisjordanie constituent une
seule unité territoriale. Ce qui signifie
que la lutte pour l’indépendance reste
légitime sur l’ensemble des territoires
palestiniens.
Savoir si les tirs de roquettes sont efficaces
ou contre-productifs, s’il faut recourir
ou non à la lutte armée à l’intérieur des
territoires occupés, est un débat intrapalestinien.
On peut alerter sur leurs
conséquences néfastes à tel moment
ou tel autre, mais du point de vue du
droit international, la lutte armée pour
la libération du territoire est légitime.
Cette légitimité donne des droits et des
devoirs aux Palestiniens dans la lutte
pour l’indépendance : celui de ne pas
tirer sur des populations civiles et de respecter la souveraineté du territoire
israélien.
Il est difficile de convaincre les Palestiniens
que les opérations militaires israéliennes
sont la conséquence de ces tirs
de roquettes. La disproportion est tellement
frappante dans les niveaux de destruction.
On voit bien que la finalité des
opérations de l’armée israélienne est
d’amener les Palestiniens à la capitulation
et d’instrumentaliser l’appui américain
en jouant sur le plan diplomatique
la carte de l’autodéfense afin de justifier
l’extension de la colonisation.
Celle-ci n’est
en aucun cas une
réponse à la violence
parce qu’elle porte préjudice
aux négociations
sur le statut définitif des
frontières de l’État
palestinien.
PLP : La formation du
gouvernement du Hamas
a été l’autre prétexte israélien
pour encercler la
Palestine.
C.M. : Déjà les Palestiniens
sont punis
depuis de nombreuses
années. Il n’y a pas eu
de progrès dans les
négociations avec les
Israéliens, il n’y a pas
eu d’arrêt de la colonisation,
ni du mur... Ils
élisent Hamas et la
communauté internationale, surtout
l’Europe, vont les punir encore plus,
encourageant les Israéliens à continuer
l’occupation, à amplifier la colonisation
au prétexte du gouvernement Hamas.
Qu’on punisse le Hamas en gelant les
négociations de paix, on peut le comprendre.
Mais punir les enseignants
parce qu’ils enseignent, les fonctionnaires
parce qu’ils immatriculent des
voitures ou surveillent les travaux publics,
les policiers parce qu’ils limitent la criminalité
quotidienne ! Qu’est-ce qu’on
cherche ? On veut encourager l’incivisme
après avoir conditionné pendant
des années l’aide à Arafat au respect
de l’État de droit. Qu’on le déplore ou non,
le Hamas a été élu par la population
palestinienne pour son programme de
lutte contre la corruption et pour mettre
en place l’État de droit. A l’inverse la
communauté internationale autorise
ouvertement un mécanisme totalement
arbitraire de contournement de l’aide,
sous prétexte d’humanitaire... On va
donner de l’argent à certains fonctionnaires,
pas à d’autres ; à certains partis
politiques, pas à d’autres. C’est la
corruption institutionnalisée par l’Union
européenne. Si l’aide reprend après la
formation d’un gouvernement d’unité
nationale, l’UE va de
nouveau prêcher pour
l’État de droit qu’elle
aura elle-même contribué
à affaiblir. Qu’est ce
qu’on veut des Palestiniens
? Depuis vingt,
trente ans, l’histoire de
l’Europe avec la Palestine,
c’est l’histoire de
la conditionnalité. A
chaque étape, une nouvelle
condition est
posée pour trouver un
prétexte pour ne pas
agir.
Qu’est-ce que l’aide,
au fond ? C’est financer
l’occupation ! Tant
qu’on ne veut pas faire
payer à Israël le coût
de l’occupation,
l’Europe paie. Les
Palestiniens n’auraient
pas besoin d’aide s’ils contrôlaient leurs
ressources et leurs frontières, si le capital
palestinien et les hommes d’affaires,
qui se trouvent à l’extérieur, pouvaient
investir librement. Il subsiste une vitalité
étonnante, y compris aujourd’hui, dans
les territoires palestiniens. Il y a dix jours,
il y avait une exposition sur les technologies
de l’information à Ramallah. Au
moins une cinquantaine de sociétés
palestiniennes d’informatique y exposaient
et il y avait un monde fou.
PLP : Comment analysez-vous le blocage politique
inter-palestinien et comment en
sortir ?
C.M. : Le président Abbas a fait preuve
de sagesse en tenant à ce que les élections
aient lieu en janvier dernier. Le
problème c’est que le Fatah, en crise,
n’était pas prêt pour les élections. Il n’a
pas pu tenir son congrès, ni des primaires.
Après les élections, nous avions
un parti qui n’acceptait pas sa défaite
et un autre qui, surpris par sa victoire,
ne savait pas comment la capitaliser.
Des erreurs ont été commises de part
et d’autre, y compris de la présidence.
Au lendemain des élections, il était légitime
que le Hamas constitue le gouvernement.
Mais, un an auparavant, le président
Mahmoud Abbas avait été élu
par le peuple pour quatre ans. Il y avait
donc, comme en France durant la cohabitation,
deux légitimités sur des positions
divergentes. Il fallait que la composition
du gouvernement permette la cohabitation.
Or, le président a accepté ce nouveau
gouvernement sans poser aucune
condition sur certains aspects de son
programme. Il y avait donc cohabitation,
non pas de deux partis politiques, mais
de deux programmes contradictoires.
C’était inacceptable et une erreur. Cela
ne veut pas dire que le Fatah aurait dû
participer au gouvernement, mais le président
de l’Autorité aurait dû négocier,
avec le Premier ministre désigné, un compromis sur les portefeuilles qui nécessitent
des relations quotidiennes avec
Israël et le monde extérieur : celui des
Affaires étrangères parce qu’on ne peut
pas avoir deux politiques étrangères ;
le ministère de l’Intérieur
parce qu’il
concerne la sécurité des
deux parties ; les
finances parce qu’elles
dépendent de l’aide
internationale.
Pourquoi la présidence
n’a-t-elle pas agi en ce
sens en février-mars
2006 ? Certains disent
que les Américains s’y
sont opposés, menaçant
de boycotter toute
personne acceptant de
participer à ce gouvernement.
Je ne suis pas
sûr non plus que le
Fatah aurait accepté ce
compromis car il voulait
faire échouer le gouvernement
du Hamas.
C’est là que le boycott
international a été nuisible.
Le Fatah, qui est
en crise et qui n’est pas
unifié, a envisagé ce
boycott comme une
occasion lui permettant
d’échapper à la sanction de l’électorat.
La politique du Hamas est adolescente
à beaucoup d’égards, parce qu’il est
arrivé trop vite à la victoire. Il doit parvenir
à adopter un mécanisme efficace
de prise de décision entre ses trois composantes- les responsables politiques
à Gaza, ceux de l’extérieur et les responsables
militaires - qui ne peuvent
pas travailler dans la visibilité. Se trouver
en position de responsabilité exige
d’être rapide dans les décisions. Quand
il était dans l’opposition, il pouvait se
permettre de prendre un an pour décider
de participer aux élections.
Aujourd’hui, il est au gouvernement : il
doit assurer les salaires, répondre aux
urgences, faire marcher l’administration,
choisir quelles doivent être les relations
avec l’Arabie Saoudite, l’Iran, l’Europe,
etc. Or, le Hamas a un vrai problème
de leadership qui le fait avancer d’un
pas, puis reculer d’un autre.
Il ne pouvait pas ignorer que les élections
se tenaient sous le parapluie d’Oslo.
Concernant les trois conditions posées
par la communauté internationale, le
Hamas avait des arguments
: depuis 1988,
l’OLP a reconnu Israël
et qu’est-ce qu’elle a
obtenu ? Il pouvait
dire : « On ne reconnaîtra
Israël que dans
le cadre d’une reconnaissance
réciproque
entre deux États indépendants
; pas entre
un État fort et une
Autorité à qui tous les
moyens de résister ont
été enlevés. » Sur les
accords conclus, il ne
devait pas discuter.
Par principe, tout nouveau
gouvernement
doit reconnaître les
accords internationaux
conclus par le gouvernement
précédent.
Mais le gouvernement
Hamas aurait pu ajouter
de manière pertinente,
étant donné le
manque total de respect
des accords de la part d’Israël :
« Nous sommes prêts à appliquer les
accords conclus, mais nous nous attendons
à ce que les Israéliens, eux aussi,
les appliquent. » Sur la troisième condition,
la cessation de la violence, il pouvait
appeler à un cessez-le-feu pour permettre
l’ouverture de négociations, en
rappelant le droit des Palestiniens à la
résistance. Il aurait été possible pour le
Hamas d’être plus habile, mais il n’était
pas préparé à l’exercice du pouvoir. On
ne pouvait pas, après sa victoire électorale,
lui demander de se renier du jour
au lendemain et d’adopter les positions
du président Abbas, mais il aurait dû
comprendre, il doit comprendre, que la
politique d’un gouvernement est différente
de celle d’un parti.
Ceci s’est traduit, dans les négociations
inter-palestiniennes, par des avancées
et des reculs, notamment en ce qui
concerne la sécurité à Gaza, qui s’est
beaucoup détériorée pendant plusieurs
mois.
PLP : L’annonce aujourd’hui, d’un possible
accord entre la présidence et le gouvernement pour former un nouveau gouvernement,
n’apporte-t-elle pas une lueur d’espoir ?
C.M. : Les premières tentatives de rapprochement
pour la formation d’un gouvernement
d’unité nationale se sont produites
autour du Document des
prisonniers, même si celui-ci comporte
beaucoup d’ambiguïtés. Mais le Hamas,
à ce moment-là - c’était trois mois après
la formation de son gouvernement -,
n’était pas encore acculé et pensait qu’il
pouvait contourner le boycott de la communauté
internationale. Il disait : « Nous
ne sommes pas des mendiants. On ne
va pas reconnaître Israël parce qu’on
nous affame. » Il semblait d’accord avec
un gouvernement d’unité nationale mais
en imposant ses conditions : le Premier
ministre serait Hamas ; pas de reconnaissance
d’Israël. Cependant la montée
de la tension depuis juin dernier avec
l’enlèvement du soldat Shalit, l’escalade
des frappes militaires israéliennes contre
la bande de Gaza et le kidnapping des
ministres et députés du Hamas, a en
même temps compliqué les choses et
rendu un accord intra-palestinien plus
pressant. Aujourd’hui, la formation d’un
gouvernement ne peut plus se faire sans
que la question de l’échange des prisonniers
soit résolue. S’il y a une libération
du soldat Shalit et des détenus palestiniens,
il devra y avoir aussi probablement
un modus vivendi sur un arrêt des
hostilités. De même qu’on ne peut pas
imaginer de constituer un nouveau gouvernement
sans régler la question du
boycott international.
Il est préférable que le nouveau gouvernement
soit constitué sur un programme
où tous les détails auront été
négociés, avant la démission de l’actuel
gouvernement. Plusieurs facteurs s’imbriquent
les uns dans les autres. Mais, pour
la première fois, le Hamas a accepté de
faire des concessions en n’exigeant plus
le poste de Premier ministre ; le Hamas
et le Fatah semblent disposés à former
un gouvernement de personnalités qui ne
sont pas connues pour leur engagement
dans l’un ou l’autre parti. Mahmoud Abbas
et Khaled Mecha’al se sont téléphoné
après le massacre de Beit Hanoun. Le
Conseil du Fatah qui s’est tenu début
novembre a donné tous les pouvoirs à
Mahmoud Abbas. Le ministre palestinien
des Affaires étrangères était présent
à la réunion, début novembre, de la
Ligue arabe qui a lancé un appel à la
tenue d’une Conférence internationale
sur la base du plan de paix arabe de
2002. Les ministres des Affaires étrangères
de la Ligue arabe, réunis à cette
occasion, ont annoncé que les pays
arabes ne voulaient plus participer au
boycott des Palestiniens. Cela ne signifie
pas qu’ils aient pris leur courage à
deux mains pour s’opposer aux États-
Unis, mais qu’ils sentent que c’est le
moment ou jamais. Les Américains sont
embourbés en Irak, ils ont des problèmes
au Liban. Bush a perdu les élections au
Congrès, il va devoir adapter sa stratégie.
Va-t-il chercher à calmer le jeu en
Palestine ?
Il y a une réelle opportunité si le Hamas
et le Fatah savent s’en saisir. Mais je ne
croirai au nouveau gouvernement que
lorsqu’il sera constitué, car il y a beaucoup
d’aléas surtout sur la question des
prisonniers et sur le boycott.
PLP : En supposant que ce gouvernement
soit constitué sur un programme acceptable
par la communauté internationale, croyezvous
qu’Israël soit prêt à faire évoluer sa politique ?
C.M. : C’est la question car beaucoup
d’éléments dépendent d’Israël pour que
ça marche et il faudra certainement plusieurs
mois. D’autant que le gouvernement
d’Olmert est faible. La guerre du
Liban a créé de nouvelles conditions.
Israël est dans une impasse. Son armée
tue et après ? On voit bien que cela ne
sert à rien. Ils ont beau être les plus forts,
il n’y a pas de solution militaire au conflit.
Les Américains ne sont plus en mesure
de créer l’escalade en même temps en
Irak, en Palestine, en Syrie, en Iran et au
Liban... S’ils reculent en Irak, du point de
vue de leur ambition stratégique, est-ce
qu’ils vont laisser les mains libres aux
Israéliens ou leur demander de faire des
concessions ? Il subsiste plein d’incertitudes
sur la stratégie américaine. Au
Liban, la tension remonte. Les ministres
du Hezbollah et d’Amal ont démissionné
du gouvernement. Le conflit de l’Amérique
avec l’Iran et la Syrie se passe au
Liban. Pour sortir de l’Irak avec le moins
de dégâts et amorcer une solution avec
l’Iran il faudrait que Washington se rapproche
de la Syrie. Ces nouvelles donnes
n’existaient pas il y a un mois.
Quel effet cela va-t-il avoir en Palestine ?
Au vu de la gravité de la situation, je ne
crois pas que la situation sécuritaire
puisse se détériorer davantage en Palestine.
L’important, c’est qu’après des mois
désastreux, il y ait enfin une lueur d’espoir
dans la politique intérieure palestinienne.
Entretien réalisé à Ramallah le 13 novembre 2006 par
Monique Etienne.