C’était à Hanovre, en Allemagne, quelques mois après l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler. J’étais élève en première classe d’un collège qui portait le nom de la dernière impératrice allemande, Auguste Victoria.
L’arrivée au pouvoir des nazis n’a pas provoqué, dans l’ensemble, des changements immédiats et spectaculaires. La vie suivait son cours. Mais dans l’école, un changement sensible s’est opéré : toutes les quelques semaines, on y célébrait l’une ou l’autre des nombreuses victoires militaires dont l’histoire de l’Allemagne est riche. Ces jours-là, tous les élèves étaient réunis dans le grand hall, l’« aula », le principal faisait un discours plein de pathos et les élèves chantaient des chants patriotiques.
A l’une de ces occasions - je crois que c’était pour célébrer la conquête de Belgrade sur les Turcs par le prince Eugène en 1717 - nous étions de nouveau rassemblés dans l’« aula » et, à la fin de la cérémonie, deux hymne furent chantés : l’hymne national (« Deutchland ueber Alles ») et l’hymne nazi (le Horst Wessel). Les centaines d’élèves rassemblés se mirent debout, levèrent la main droite dans le salut nazi et chantèrent avec dévouement.
J’avais 9 ans, j’étais élève de la plus petite classe, et le plus jeune de la classe. J’étais aussi le seul Juif de l’école. Je n’ai pas eu le temps de réfléchir. Je me suis mis debout, mais je n’ai pas levé la main et je n’ai pas chanté. Un petit garçon dans une mer de mains levées. J’étais frémissant d’émotion.
Il ne m’est rien arrivé de terrible. Mais par la suite, quelques-uns de mes camarades de classe m’ont menacé de me casser les os si je recommençais. Cette épreuve me fut épargnée. Quelques semaines plus tard ma famille fuyait l’Allemagne et venait en Palestine, la terre de mes rêves.
DES CENTAINES DE MILLIERS d’enfants arabes font aujourd’hui la même expérience. On attend d’eux qu’ils chantent un hymne qui nie leur existence et qui leur rappelle la défaite de leur peuple. Cette semaine, le directeur de Haaretz, Amos Schoken, fils d’immigrant d’Allemagne, a proposé de changer l’hymne national.
« Hatikva » (« L’espoir ») a été écrit il y a plus d’un siècle. A l’époque, une petite communauté sioniste existait déjà dans ce pays, mais le chant reflétait le point de vue de la Diaspora. « Au plus profond du cœur / une âme juive se languit / Et vers les portes de l’Est, l’Orient, / Un oeil regarde en direction de Sion... » (Ma traduction littérale)
Depuis lors, la situation des Juifs dans ce pays a radicalement changé. Dans le pays, une société hébraïque large et forte a émergé. Pourquoi chanterions-nous sur « les portes de l’Est » alors que nous vivons à Sion ?
Certes, le fait qu’un chant soit devenu obsolète, voire ridicule, ne l’empêche pas de pouvoir servir d’hymne national. L’hymne français appelle les fils de la patrie à se lever contre les tyrans sanguinaires (c’est-à-dire les Allemands et les autres) et à abreuver leurs champs de leur sang impur. L’hymne allemand parle des injustices commises par l’Espagne il y a 400 ans. L’hymne britannique prie Dieu de faire échouer les machinations des ennemis du roi. Donc nous, Israéliens, pouvons être autorisés à ne pas perdre l’espoir d’être « un peuple libre dans son pays » - comme si nous étions sous occupation. (de qui exactement ? des Juifs ? des Britanniques ? des Turcs ?) A ce propos, dans le texte original, l’espoir était de « revenir au pays de nos pères,/ la ville où David a campé ; » Le texte fut ensuite changé.
Non, le problème avec Hatikva n’est pas le texte du chant, ni l’air, qui vient d’Europe centrale. Le problème est qu’il exclut les citoyens arabes qui aujourd’hui constituent plus de 20% de la population d’Israël.
Je ne veux pas lancer une nouvelle discussion sur le fait de savoir si Israël est ou non un Etat juif. (Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’il appartient à la religion juive ? que la majorité de sa population est juive ?) Même quelqu’un qui veut qu’il le soit doit se poser la question : Est-il raisonnable de faire que chaque citoyen Arabe sente qu’il ou elle n’en est pas ? Que c’est un Etat étranger et hostile ?
Hatikva peut très bien rester l’hymne du mouvement sioniste, et les Juifs peuvent le chanter à Los Angeles ou Kiryat Malachy (toutes deux « Ville des Anges »). Mais il ne doit pas être l’hymne de l’Etat.
Au cours de la Seconde guerre mondiale, Staline a réalisé que l’hymne national d’alors, l’Internationale, ne servait pas du tout son projet. Il voulait développer le patriotisme et avait besoin de la coopération de ses alliés capitalistes. Aussi a-t-il annoncé la tenue d’un concours pour la création d’un nouvel hymne. Un chant entraînant fut choisi ; il avait des racines tellement profondes que, même après l’effondrement de l’Union soviétique, les Russes l’ont préféré à l’ancien hymne des tsars (il nous est familier car il est tiré de « 1812 » de Tchaikovsky).
Le moment est venu de discuter du changement de notre hymne, pas seulement par rapport aux citoyens arabes, mais aussi par rapport à nous-mêmes ; pour avoir un hymne qui reflète notre réalité. Il y a 38 ans j’ai été le premier à soumettre à la knesset une proposition de loi dans cet esprit. Elle a été battue à plates coutures. Aujourd’hui, il est temps de relancer cette idée.
CELA EST VRAI aussi pour le drapeau.
Le drapeau bleu et blanc est la bannière du mouvement sioniste. Celui-ci a adopté le châle de prière juif, le tallith, y a ajouté l’Etoile de David (un ancien symbole juif, qui apparaît aussi dans d’autres cultures) et en a fait un nouveau drapeau national. C’était une erreur évidente : le bleu et le blanc ne se détachent pas sur un fond de ciel bleu, de nuages blancs et d’immeubles gris. Il suffit de le comparer au beau drapeau à étoiles et bandes américain, au solennel Jack Union britannique et à l’esthétique drapeau tricolore français.
Mais la principale erreur du drapeau réside dans le fait qu’il exclut la communauté arabe de la famille de l’Etat. Un Arabe qui salue le drapeau se ment à lui-même s’il essaie de s’identifier à des symboles comme le tallith et l’étoile de David qui l’excluent et ne lui disent rien.
(De plus beaucoup d’Arabes croient que les deux bandes bleues représentent le Nil et l’Euphrate, et que le drapeau évoque l’ambition sioniste de créer un Etat juif selon la promesse biblique (Genèse 15,18) : « A tes descendants, j’ai donné ce pays, du fleuve d’Egypte jusqu’au grand fleuve, le fleuve Euphrate. » C’est une invention mais cela rend le drapeau encore plus difficile à accepter.)
Le but d’un drapeau national est d’unir. Ce drapeau divise. Il ne joue pas sur la corde sensible d’une communauté importante dans l’Etat. Il la met de côté. Et pas seulement elle. Comme Gideon Levy l’a écrit cette semaine, ce drapeau a été confisqué par l’extrême droite et il est associé, aux yeux des défenseurs de la paix et de la justice, à la honte des barrages, des colonies et de l’occupation.
Il n’y a pas si longtemps, l’Etat canadien était confronté au même problème.Le drapeau national, basé sur l’Union Jack, mettait de côté la minorité francophone. Bien que celle-ci ne constituat que 10% de la population (auxquels il faut ajouter les personnes issues des couples mixtes), la majorité a sagement décidé que l’unité du pays était plus importante que leurs propres sentiments britanniques. Un nouveau drapeau fut choisi, un drapeau qui porte en son centre un symbole auquel tout Canadien peut s’identifier : la feuille d’érable.
L’OPPOSITION au changement d’hymne et de drapeau n’est, bien sûr, pas seulement due à l’attachement aux symboles. Elle est surtout une opposition au changement de l’identité juive d’Israël.
Le désir de préserver l’« Etat juif » est fort et profond. Dernièrement il a encore été renforcé par la demande d’intellectuels arabes, citoyens d’Israël, de réadapter la relation entre l’Etat et la minorité arabe.
Presque quotidiennement, de nouvelles propositions surgissent. Cette semaine, Otniel Shneller, membre de la Knesset, et proche ami d’Ehud Olmert, a lancé une nouvelle idée : rendre à l’Etat palestinien, quand il existera, les villages arabes du Triangle, une zone qui se trouve du côté israélien de la Ligne verte, en échange des blocs de colonies qui sont côté palestinien, lesquels seraient incorporés à Israël. Ainsi, la proportion des Arabes dans l’Etat diminuerait et la proportion des Juifs augmenterait.
Contrairement à Avigdor Lieberman, qui proposait la même chose, ce membre Kadima de la Knesset ne propose pas de le faire par la force. Il prétend vouloir arriver à un accord avec les habitants, en leur maintenant certains de leurs droits sociaux même après qu’ils seront devenus citoyens de l’Etat palestinien. L’important pour lui est qu’ils - et peut-être aussi les Arabes habitant la Galilée - cessent d’être citoyens d’Israël, qui, ainsi sera davantage « juif et démocratique », ou plutôt « juif et démographique ».
Shneller et Lieberman - deux colons appartenant à l’extrême droite - ne proposent pas de rendre Jérusalem-Est, où vivent près d’un quart de million de Palestiniens. Cela ne les tracasse pas, parce que ces Arabes n’ont de toute façon jamais obtenu la citoyenneté israélienne. Quand il ont été annexés à Israël en 1067, on ne leur a accordé qu’un statut de « résident permanent ». Donc on ne leur demande pas de saluer le drapeau bleu et blanc et de chanter l’hymne.
A noter que ces propositions montrent que ces deux personnes d’extrême droite ont perdu l’espoir du Grand Israël, et se sont résignés à l’existence d’un Etat palestinien à côté d’Israël. Autrement leurs propositions n’auraient pas de sens.
COMMENT les citoyens arabes d’Israël réagissent-ils aux idées de Shneller ? Ils les ignorent tout simplement. Jusqu’à présent, pas une seule voix arabe ne s’est élevée pour soutenir cette proposition, pas plus qu’une seule voix arabe ne s’était fait entendre pour soutenir les idées de Lieberman.
Cela met en lumière un fait qui a échappé à beaucoup de gens : les citoyens arabes d’Israël sont beaucoup plus reliés à l’Etat qu’il semble. En dépit des discriminations dont ils sont l’objet sur tous les plans, ils sont adaptés au système politique, économique et social. Ils ne désirent pas le moins du monde quitter la démocratie israélienne, les bénéfices de la sécurité sociale et les avantages économiques. Ils veulent certainement revoir les relations entre eux et l’Etat sur une nouvelle base mais ils ne veulent absolument pas être séparés de lui.
Il y a de nombreuses années, un membre arabe de la Knesset, Abd-el-Aziz Zuabi, trouva cette phrase : « mon Etat est en guerre avec mon peuple ». C’est le dilemme du citoyen arabe d’Israël. Il fait partie de cet Etat, et en même temps, il appartient au peuple palestinien.
Chaque « citoyen arabe » est confronté à cette réalité, et chacun cherche sa propre réponse. L’affaire Azmi Bishara ( dont je parlerai prochainement ) symbolise ce dilemme. Aussi longtemps qu’il n’y aura pas de paix israélo-palestinienne, le dilemme perdurera.
Un nouvel hymne et un nouveau drapeau ne résoudront pas le problème, mais ils constitueront un pas significatif vers une solution vivable pour les deux côtés.