Une première : un débat historique devant un public aussi nombreux et aussi attentif.
Ce débat a été animé par Dominique Vidal, historien et journaliste au Monde diplomatique, dont le dernier ouvrage paru est Comment Israël expulsa les Palestiniens, 1947-1949. Il s’agit d’un dialogue entre Elias Sanbar* et Avi Shlaim**.
« Un anniversaire peut en cacher un autre », avance Dominique Vidal en ouvrant le débat : derrière les commémorations officielles d’Israël soixante ans après sa création, il faut se féliciter de cette initiative du 17 mai. Et de rappeler que le soixantième anniversaire de la création d’Israël est aussi celui de la disparition de la Palestine.
Les archives se sont progressivement ouvertes. Soixante ans après, que nous apprennent-elles ? Que savons-nous vraiment soixante ans après de ces évènements de 1948 ? Que s’est-il réellement passé ?
Avi Shlaim , qui manifeste son grand plaisir d’être présent à la porte de Versailles aujourd’hui pour cette initiative, rappelle d’abord qu’en 1948, beaucoup de choses se sont passées.
Il évoque pour sa part une lutte entre deux mouvements nationaux sur une même terre, le mouvement palestinien, et le mouvement sioniste ; et une tragédie. Car, pour lui, il ne s’est pas agi d’une lutte entre le bien et le mal, mais entre deux droits. Une évidence pour ce qui concerne les Palestiniens qui vivaient là depuis des siècles. Mais, poursuit-il, les juifs aussi avaient le droit à l’indépendance, surtout après le génocide des juifs d’Europe.
Avi Shlaim met en avant l’idée selon laquelle il n’y a pas eu seulement une guerre, mais deux, successivement, dans un long conflit, extrêmement dur, qui a duré de 1947 à 1949.
La première phase, une guerre civile, a duré du partage de la Palestine du 29 novembre 1947, à la fin du mandat britannique et à la création d’Israël le 14 mai 1948. La seconde, entre Israël et les armées arabes, a commencé alors. Mais c’est de cette seconde guerre que la plupart des livres parlent.
Aujourd’hui, personne ne peut nier que la création d’Israël a représenté une immense injustice pour les Palestiniens, souligne l’historien israélien qui dit comprendre qu’Israël se soit défendu, mais critique politiques et anciens historiens qui ont refusé de reconnaître cette injustice et rend hommage aux nouveaux historiens.
Pour Elias Sanbar, l’ « Histoire de notre disparition » est avant tout du vécu, avant d’être un objet d’étude. C’est une histoire intime, dit-il, celle de l’effacement de la terre, de son nom, « de notre nom », et l’effacement « du fait que l’on a existé sir notre terre natale. »
L’historien palestinien approuve l’idée que 1948 a vu se succéder deux guerres. Mais il ne suffit pas de donner le calendrier des deux épisodes, systématiquement confondus en un seul : il faut surtout dire que, le 15 mai 1948, lorsque les armées arabes interviennent, près de 400 000 Palestiniens ont déjà été expulsés du territoire conquis par Israël. Il ne s’agit donc pas d’une guerre d’autodéfense contre les armées arabes mais bien d’une guerre d’expulsion.
Ce n’est pas, poursuit-il en substance, le départ de quelque chose, mais l’aboutissement d’un projet. En 1948, la Palestine n’est pas occupée, « elle est recouverte ». Il s’agit donc de tout autre chose que d’une occupation « classique » telle que celle de 1967.
Elias Sanbar insiste ensuite sur un point important : une injustice est venue s’ajouter à l’autre, celle de l’expulsion : le refus de croire les victimes. Durant quelque cinquante ans, le monde a été sourd aux propos des Palestiniens. Il a fallu, pour qu’ils soient entendus, la publication du travail des nouveaux historiens israéliens.
Pour lui, Israël pense que s’il reconnaît l’injustice, alors il se condamne à mort. En réalité dit-il, tant que ce nœud originel, le fait que l’Etat d’Israël est né d’une injustice inqualifiable faite à un autre peuple, ne sera pas abordé avec courage, alors la réconciliation sera très loin. Les Palestiniens, eux, ont fait le compromis historique de vivre en bon voisinage avec les Israéliens et la balle est aujourd’hui dans le camp d’Israël.
Dominique Vidal interroge alors les deux intervenants sur la nature de l’exode palestinien : est-il né de la guerre et non d’une intention juive ou arabe, comme le prétend Benny Morris, ou découle-t-il de la mise en œuvre d’un plan d’expulsion comme l’affirme Ilan Pappe ?
Pour Avi Shlaim, il s’agit d’un vieux débat. Selon le point de vue sioniste, les Palestiniens ont quitté leur territoire de leur propre chef ou à l’appel de leurs chefs, qui croyaient à une victoire rapide. Pour Benny Morris, le problème des réfugiés est un sous-produit de la guerre. Depuis la seconde Intifada, il est devenu violemment anti-palestinien, avec des relents racistes.
Quant au dernier ouvrage d’Ilan Pappe, Le nettoyage ethnique de la Palestine, Avi Shlaim le considère comme le meilleur livre que celui-ci ait écrit. Il se dit en accord avec l’analyse de l’idéologie du transfert, mais pas sur l’idée de plan d’expulsion systématique dont il n’existe pas de preuve. Les agissements d’Israël –massacres, exécutions sommaires, viols- sont suffisamment graves pour que l’on n’en rajoute pas.
Elias Sanbar considère pour sa part que l’intentionnalité est une question centrale. Il rappelle que Benny Moris a lui-même découvert comment les références au transfert avaient été gommées des documents officiels sionistes dès 1937. Mais l’essentiel n’est pas le débat avec Benny Morris.
La vérité, c’est que les Palestiniens ont été chassés systématiquement région après région, soit après des massacres, soit sous la menace d’autres massacres.
La Haganah, dit-il, est une armée en bonne et due forme et comme toutes les armées elle n’est pas partie à la conquête sans ordre de missions. Ce qui ne veut pas dire que le plan se soit réalisé à 100%.
Il suffit de lire, rappelle-t-il, les mémoires d’Allon pour voir que la Haganah était une machine de guerre qui a fait le vide et dans le cadre d’une guerre coloniale, la vie des colonisés ne compte pas après un massacre…
Dominique Vidal interroge Avi Shlaim sur le titre de son dernier livre traduit en français : Le Mur de fer. C’est en effet le titre d’un article de 1923 de Jabotinski, qui entendait imposer un Etat juif aux Arabes par les rapports de force militaires. Pourquoi utiliser cette expression pour qualifier les gouvernements israéliens successifs depuis soixante ans (à l’exception de celui de Rabin) ?
Pour Avi Shlaim, la stratégie du mur de fer est commune à tout le mouvement sioniste de droite et de gauche. Sauf que Jabotinski envisageait une deuxième phase après la victoire militaire : celle de la négociation d’un accord définitif avec les Arabes. C’est ce que Rabin a voulu faire mais que la droite israélienne a refusé de Netanyahou à Olmert, en passant par Sharon....
Elias Sanbar partage cette analyse et la met en rapport avec le mur actuel qui est un mur d’expulsion. Ariel Sharon a répété sans cesse en substance qu’il allait achever ce que Ben Gourion a laissé inachevé en 1948. Le projet, c’est celui de la mainmise totale sur la terre, qui passe par l’éviction des Palestiniens qui y vivent.
Dominique Vidal pose une dernière question : la résolution 194, votée le 11 décembre 1948, prévoit le droit au retour pour les réfugiés. Israël, rappelle-t-il, l’a ratifiée le 12 mai 1949 à Lausanne. Il y a donc un fondement juridique du droit au retour. Mais le consensus des historiens israéliens et palestiniens sur la nature de la guerre de 1947-49 comme guerre d’expulsion ne crée-t-il pas un fondement historique du droit au retour ?
Elias Sanbar est d’accord. Le droit au retour, comme tous les droits, n’est pas négociable. Ce qui l’est en revanche, c’est son application.
Avi Shlaim, « en tant que chercheur et en tant qu’être humain », estime que le droit international doit s’imposer à tous. Cela vaut du droit au retour, comme du retrait d’Israël de tous les territoires occupés.
* Elias Sanbar : historien, poète et essayiste palestinien, il est âgé d’un an quand sa famille doit quitter la Palestine en 1948. Il participe à la fondation de la Revue d’Etudes palestiniennes. Membre du conseil national palestinien, il est aujourd’hui ambassadeur palestinien auprès de l’Unesco. Son dernier ouvrage : Israël, les Arabes, la Palestine.
** Avi Shlaim est né à Bagdad et a grandi en Israël. Il enseigne les relations internationales à l’université d’Oxford.
Il fait partie des nouveaux historiens israéliens. Dans son dernier ouvrage : Le mur de fer, il présente soixante ans de face à face entre Israël et le monde arabe.