Aucun opéra de Richard Wagner n’aurait pu être plus théatral. On aurait dit qu’il était dirigée par un génie.
Commencement très discret. Un petit morceau de papier glissé dans la main du Premier ministre Levi Eshkol, alors qu’il passait en revue le défilé de la fête de l’Indépendance. Il disait que les troupes égyptiennes étaient en train d’entrer dans la péninsule du Sinaï.
A partir de là l’inquiétude grandit. Chaque jour apportait de nouveaux rapports menaçants. Le président égyptien, Gamal Abd-al-Nasser, proférait des menaces à glacer le sang. Les Casques bleus furent retirés.
En Israël, l’inquiétude se transforma en peur, et la peur en frayeur. Eshkol semblait faible. Quand il essaya de remonter le moral de la population avec un discours à la radio, il trébucha et sembla bégayer. Les gens commencèrent à parler d’un second Holocauste, de la destruction d’Israël.
J’étais l’un des rares à rester gai. Au sommet du désespoir du public, j’ai publié un article dans Haolam Hazeh, le magazine d’actualités que je dirigeais, sous le titre « Nasser est tombé dans un piège ». Même ma femme pensait que c’était de la folie
MA bonne humeur tenait à une raison simple.
Quelques semaines auparavant, j’avais donné une conférence dans un kibboutz à la frontière syrienne. Comme d’habitude, je fus ensuite invité à prendre un café avec un groupe restreint de membres. Là ils m’ont dit que « Dado » (le général David Elazar), le commandant du secteur Nord, leur avait fait une conférence la semaine précédente, puis avait pris un café. Comme moi.
Sous le sceau du secret, ils m’avaient révélé que Dado leur avait dit – sous le sceau du secret – que chaque soir, avant d’aller au lit, il priait Dieu que Nasser déplace ses troupes dans le désert du Sinaï. « Là nous les détruirons », leur avait assuré Dado.
Nasser ne voulait pas la guerre. Il savait que son armée n’était pas du tout préparée. Il bluffait, afin de plaire au masses arabes. Il était poussé par l’Union soviétique, dont les dirigeants croyaient qu’Israël était sur le point d’attaquer son principal client dans la région, la Syrie, dans le cadre d’un plan américain de dimension mondiale.
(L’ambassadeur soviétique, Dimitri Tchouvakhine, m’invita pour une discussion et me révéla le complot américain. Si c’est le cas, lui ai-je dit, pourquoi ne pas demander à votre ambassadeur à Damas de conseiller aux Syriens de cesser leurs attaques transfrontalières sur nous, au moins temporairement ? L’ ambassadeur éclata de rire. « Croyez-vous vraiment que qui que ce soit là-bas écoute notre ambassadeur ? »)
Les Syriens avaient autorisé le nouveau Mouvement de libération de la Palestine (le Fatah) de Yasser Arafat à lancer des petites actions inefficaces de guérilla depuis sa frontière. Ils discutaient aussi d’une « guerre de libération populaire » de style algérien. En réponse, le chef d’état-major israélien, Yitzhak Rabin, les avait menacés d’une guerre pour changer de régime à Damas.
Abd-al-Nasser y a vu une occasion facile d’affirmer le leadership de l’Egypte dans le monde arabe en venant au secours de la Syrie. Il menaça de jeter Israël à la mer. Il annonça qu’il avait miné le détroit de Tiran, coupant à Israël l’accès à la mer Rouge. (Comme on l’a appris plus tard, il n’avait pas posé une seule mine).
Trois semaines passèrent, et la tension devint insupportable. Un jour, Menachem Begin me voyant dans le hall de la Knesset, m’entraîna dans une pièce à côté et me supplia : « Uri, nous sommes adversaires politiques, mais dans cette situation d’urgence, nous sommes tous un. Je sais que votre magazine a beaucoup d’influence sur la jeune génération. S’il vous plaît utilisez-la pour leur remonter le moral ! »
Toutes les unités de réserve, l’épine dorsale de l’armée, furent mobilisées. On ne voyait plus guère d’hommes dans les rues. Eshkol et son gouvernement hésitaient toujours. Ils envoyèrent le chef du Mossad à Washington pour s’assurer que les Etats-Unis soutiendraient une action israélienne. Sous la pression publique croissante, il forma un gouvernement d’union nationale et nomma Moshe Dayan ministre de la Défense.
QUAND l’arc fut tendu au point de rupture, l’armée israélienne fut lâchée. Les troupes – essentiellement des soldats de réserve qui avaient été brutalement arrachés à leurs familles et qui attendaient avec une impatience grandissante depuis trois semaines – volèrent comme des flèches.
En ce premier jour de la guerre, j’étais à une session de la Knesset. Au milieu de la session, on nous dit d’aller dans l’abri anti-aérien, parce que les Jordaniens à Jérusalem-Est toute proche avaient commencé de nous bombarder. Pendant que nous étions là, un de mes amis, un officier de haut rang, me chuchota à l’oreille : « C’est fini. Nous avons détruit l’ensemble de la Force aérienne égyptienne. »
Quand je suis arrivé à la maison ce soir-là après conduit dans l’obscurité, ma femme ne me croyait pas. La radio n’avait rien dit de l’incroyable réussite. Radio Le Caire disait à ses auditeurs : « Tel-Aviv est en feu. » Je me sentais comme un jeune marié à un enterrement. La censure militaire israélienne interdisait toute mention de victoires – les ondes continuaient à être dominées par de terribles présages.
Pourquoi ? Le gouvernement israélien était convaincu – à juste titre – que si les pays arabes et l’Union soviétique réalisaient que leur camp étaient près de la catastrophe, ils obtiendraient immédiatement de l’ONU l’arrêt de la guerre. Ce qui s’est passé en effet – mais à ce moment-là notre armée était sur la bonne voie au Caire et à Damas.
Dans ce contexte, lorsque la victoire fut annoncée, elle sembla énorme – si énorme, vraiment, que beaucoup y ont vu la main de Dieu. Notre armée, qui avait été formée dans le petit Etat d’Israël tel qu’il était à ce moment-là, avait conquis toute la péninsule du Sinaï, le Golan, la Cisjordanie, Jérusalem-Est et la bande de Gaza. Du « deuxième Holocauste » à la délivrance miraculeuse, en seulement six jours.
ALORS, était-ce une « guerre défensive » ou un « acte d’agression pur et simple » ? Dans la conscience nationale, il a été et demeure une guerre purement défensive, a commencer pour « les Arabes ». Objectivement parlant, c’était notre côté qui avait attaqué, mais sous la plus grande provocation. Des années plus tard, lorsque je l’ai dit en passant, un journaliste israélien de premier plan a été tellement bouleversé qu’il a cessé de me parler.
Quoi qu’il en soit, la réaction des Israéliens fut incroyable. Le pays tout entier était en délire. Quantités d’albums de victoire, chansons de victoire, victoire-ceci et victoire-cela qui allaient jusqu’à l’hystérie nationale. L’orgueil ne connut pas de limites. Je ne peux pas prétendre que je fus totalement épargné.
Ariel Sharon se vanta que l’armée d’Israël pourrait atteindre Tripoli (en Libye) en six jours. Un mouvement pour un Grand Israël vit le jour, un grand nombre de personnalités les plus renommés d’Israël demandant d’y adhérer. Bientôt l’entreprise de colonisation fut en marche.
Mais, comme dans une tragédie grecque, l’orgueil ne resta pas impuni. L’or se transforma en poussière. La plus grande victoire de l’histoire d’Israël s’est transformée en sa plus grande malédiction. Les territoires occupés sont comme la tunique de Nessus, collés à notre corps pour nous empoisonner et nous tourmenter.
Juste avant l’attaque, Dayan avait déclaré qu’Israël n’avait absolument pas l’intention de conquérir de nouveaux territoires, mais ne visait qu’à se défendre. Après la guerre, le ministre des Affaires étrangères Abba Eban déclara que la ligne d’armistice d’avant 1967 était « la frontière d’Auschwitz ».
Depuis que les généraux « mènent toujours la dernière guerre », on supposait en règle générale que le monde ne permettrait pas qu’Israël garde les territoires qu’il venait d’occuper. La « dernière guerre » était la coalition israélo-franco-britannique contre l’Egypte en 1956. Le président américain Eisenhower et le Premier ministre soviétique Boulganine avaient alors contraint Israël à restituer les territoires conquis jusqu’au dernier pouce.
L’ancienne frontière (ou « ligne de démarcation ») faisait une entrée vers l’intérieur près de Latroun, à mi-chemin entre Tel Aviv et Jérusalem, coupant la route principale entre les deux villes. Juste après les six jours de combats, Dayan se hâta d’en expulser les habitants des trois villages arabes et d’éradiquer tout signe de leur existence. Ils ont été remplacés par un parc national financé par le gouvernement du Canada et des citoyens canadiens bien intentionnés. L’écrivain Amos Kenan fut un témoin oculaire de ces événements et, sur ma demande, rédigea un rapport déchirant sur l’expulsion horrible des villageois, hommes, femmes, enfants et bébés, qui durent marcher à pied sous le soleil brûlant de Juin sur toute la route de Ramallah.
J’ai essayé d’intervenir, mais c’était trop tard. Je réussis toutefois à stopper la démolition de la ville de Qalqilya près de la frontière. Quand j’ai fait appel à plusieurs ministres, dont Begin, la démolition a été arrêté. Un quartier qui avait déjà été démoli a été reconstruit et ses habitants ont été autorisés à revenir. Mais plus d’une centaine de milliers de réfugiés, qui vivaient dans un immense camp de réfugiés près de Jéricho depuis 1948, ont été poussés à fuir à travers la Jordanie.
Lentement, le gouvernement israélien s’est habitué au fait étonnant qu’il n’y avait pas de réelle pression sur Israël de se retirer des territoires occupés. Dans une longue conversation privée que j’ai eue avec Eshkol au lendemain de la guerre, j’ai réalisé que ses collègues et lui n’avaient aucune intention de redonner quelque chose à moins d’y être contraints. Ma suggestion d’aider les Palestiniens à créer leur Etat a été accueillie par Eshkol avec une douce ironie.
Ainsi, l’occasion historique a été manquée. On dit que lorsque Dieu veut détruire quelqu’un, d’abord il le rend aveugle – comme il a frappé les hommes de Sodome (Genèse 19:11).
La grande majorité des Israéliens d’aujourd’hui, qui ont moins de 60 ans, ne peut même pas imaginer un Israël sans les territoires occupés.
Au 46e anniversaire de ce grand drame, nous ne pouvons que souhaiter qu’il ne soit jamais arrivé, que c’était un mauvais rêve.