J’étais en train de monter les escaliers lorsque j’ai vu le chef des services de sécurité israéliens descendre en toute hâte. Il était un de mes pires ennemis, et donc j’ai été plutôt surpris quand il s’est adressé à moi : « Uri, il faut que vous m’aidiez ! Comment est le drapeau de l’O.L.P. ? »
« Ce n’est pas le drapeau de l’O.L.P. » ai-je rétorqué, « C’est le drapeau national palestinien. » Sur un bout de papier, j’en ai fait un dessin.
« Mon Dieu ! », cria-t-il, « les Egyptiens ont hissé ce drapeau ! »
Il est retourné à toute vitesse à la salle de conférence, et, quelques minutes plus tard, les Egyptiens avaient enlevé tous les drapeaux, y compris le drapeau palestinien.
Ce petit incident est symbolique de tout ce qui s’est passé autour de l’accord de paix israélo-égyptien, et particulièrement lors de l’événement principal - la (première) rencontre au sommet de Camp David du 5 septembre 1978.
Cette semaine, à l’occasion du 25e anniversaire de cette rencontre, des documents secrets de cette période ont été publiés. Le plus intéressant d’entre eux est la liste des recommandations préparée par le Département d’Etat pour le Président Jimmy Carter à la veille de son départ pour Camp David.
Cette liste contient certains détails amusants qui témoignent de la méticulosité des auteurs. Par exemple : elle précise que Begin se couche à 11 heures du soir et se lève à 5 h.50 du matin. Qu’il a l’habitude de se focaliser sur des petits détails, alors que le Président égyptien ne s’intéresse qu’aux grandes idées. Que Begin utilise les détails pour se dérober à ses obligations, alors que Sadate se place dans une large vision pour éluder les détails gênants. Que Begin est obstiné, et peut donc utiliser Moshé Dayan (alors ministre des Affaires étrangères) et Ezer Weitzman (alors ministre de la Défense) pour le « manipuler ». Et aussi, il y est dit que les deux dirigeants sont très sensibles à la flatterie.
Avant même le début de la réunion, les Américains avaient, sans consulter les parties, préparé l’ensemble du texte de l’accord. Ce texte est très proche de l’accord qui en est finalement sorti.
La principale victime de Camp David a été, bien sûr, le peuple palestinien. Les Américains avaient décidé par avance qu’il n’y avait pas de place pour un Etat palestinien souverain, mais seulement pour une sorte d’« autonomie » qui permettrait à l’occupation israélienne de continuer. C’est-à-dire que les Palestiniens pourraient prendre la responsabilité de leur alimentation en eau, et peut-être aussi de l’éducation et de la santé publique.
La seule concession que Begin faisait dans l’accord était la reconnaissance des « justes revendications » du « peuple palestinien ». Mais même cela a été immédiatement repris : il a annexé à l’accord une déclaration disant que chaque fois que le texte mentionne « le peuple palestinien », cela signifie en fait « les Arabes du Grand Israël ».
Les Palestiniens n’étaient évidemment pas représentés à la conférence qui devait décider de leur sort. Ils n’avaient pas du tout été consultés. Carter, Begin et Sadate ont décidé de leur sort comme s’ils étaient trop primitifs pour avoir une opinion.
La question demeure : Sadate avait-il déjà décidé de sacrifier les Palestiniens aux intérêts de l’Egypte, ou a-il été manipulé dans ce sens contre sa volonté ? Etant donné que j’apprécie l’homme, j’ai toujours penché vers la seconde version. Mais les Américains présumaient que Sadate ne se préoccupait que des intérêts égyptiens, pas de ceux des Arabes en général. C’est-à-dire qu’il était prêt à trahir les Palestiniens pour signer une paix séparée avec Israël et gagner les faveurs (et l’argent) des Etats-Unis.
Pourtant, depuis le début, Sadate soupçonnait les Américains qu’ils pourraient saboter son initiative. C’est pourquoi il ne les avait pas informés de son projet de se rendre à Jérusalem. L’ambassadeur américain au Caire de l’époque m’a dit qu’il l’avait appris par les journaux, comme tout le monde.
La version palestinienne de l’histoire donne à peu près ceci : à l’époque, Yasser Arafat était engagé dans la médiation d’un conflit entre l’Egypte et la Libye. Un beau jour, il a reçu un message urgent de Sadate, qui était sur le point de faire un discours important au Parlement, discours qui requérait sa présence. Dans ce discours Sadate a lancé sa bombe, annonçant son intention de s’adresser à la Knesset. Arafat a été photographié en train d’applaudir poliment comme les autres. Il s’est alors soudain rendu compte qu’il était tombé dans un piège. Il avait été totalement pris par surprise.
Peut-être Arafat a-t-il choisi dans un premier temps de coopérer avec Sadate, dans l’espoir que le Président égyptien contribuerait à la lutte pour un Etat palestinien. Mais, quand il est arrivé à Beyrouth, la base principale de l’O.L.P. à l’époque, il a trouvé les Palestiniens déchaînés contre Sadate. C’est la seule fois dans sa longue histoire politique que la position d’Arafat était menacée. Personne ne pouvait croire que Sadate ne l’avait pas informé de ses intentions. Donc les gens soupçonnaient Arafat d’être de connivence avec lui. Un mur de suspicion entre l’Egypte et les Palestiniens existe encore aujourd’hui.
Les documents américains montrent le point de vue de l’administration Carter selon laquelle le problème pouvait être résolu sans la mise sur pied d’un Etat palestinien indépendant. Depuis deux ans déjà nous avions créé le « Conseil israélien pour une paix israélo-palestinienne » et établi des contacts étroits avec les dirigeants de l’O.L.P. Nous étions totalement convaincus qu’aucune solution de paix n’était possible sans la création d’un Etat de Palestine à côté de l’Etat d’Israël.
Se pouvait-il que nous - un petit groupe d’Israéliens - ayons été plus avisés que l’énorme administration des Etats-Unis, avec ses milliers d’experts et de fonctionnaires, proches du Président lui-même ?
De toute façon, on a perdu 25 années supplémentaires avant que la direction américaine accepte (au moins en théorie) le principe de « deux Etats pour deux peuples ». Vingt-cinq ans d’effusion de sang, de guerres et d’Intifadas, avec des milliers de morts de chaque côté et sans qu’on en voie la fin.
Tout cela aurait pu être évité si la plus grande superpuissance du monde avait été conduite par des gens un peu mieux inspirés, et si les dirigeants d’Israël et d’Egypte ne s’étaient pas dérobés à leur responsabilité historique - soit en se « focalisant sur les détails », comme Begin, soit en se « contentant de grandes idées », comme Sadate.