Le grand projet de la ville sainte touche le Mont des Oliviers, Sheikh Jarrah, Silwan, Karm al-Mufti… Et dans la réalité et le concret des vies, ce sont des familles meurtries par la démolition de leur maison, ou d’autres sous la menace d’expulsion
Karm al-Mufti : témoignage d’Amal Ikamawi - Salhiyeh :
À Karm al-Mufti (quartier Sheikh Jarrah) on trouve les traces de la démolition de la maison d’Amal, artiste céramiste, expulsée de chez elle, encore traumatisée par la violence…
Deux familles – 14 personnes – habitaient là depuis 1952. Après avoir été chassés de leur village d’Ein Karem (Jérusalem-Ouest) en 1948, 17 membres de la famille Salhiyeh se sont alors réfugiés dans la vieille ville de Jérusalem.
« Ma mère disait de prendre des affaires, mais mon grand-père pensait que nous pourrions rentrer et répondait : Non, dans trois jours on revient. Puis nous nous sommes installés à Karm al-Mufti, c’était encore la campagne. Nous avions de la terre, des arbres, on élevait des volailles. Toute la famille pouvait se retrouver pour la cueillette des olives ou les vacances.
En 1968, après l’occupation israélienne, notre terre a été confisquée selon la « loi sur l’autorité de la terre ». Mais pour ma famille, rien ne s’est passé malgré la décision d’éviction en 2007. La terre était cultivée et selon la loi du temps [1], après 20 ans, sans exécution de la décision, nous étions propriétaires.
Mais en 2017 la municipalité de Jérusalem a saisi la propriété pour construire une école pour enfants handicapés. Projet-prétexte. Malgré la déclaration d’achat de la terre avant 1967, l’État a fait valoir devant les tribunaux que notre famille n’avait aucun droit de propriété.
Nous avons fait appel, mais le juge n’a pas gelé l’ordre d’expulsion. La municipalité a déclaré l’urgence pour construire l’école pour les enfants du quartier, et en 2021 un tribunal de Jérusalem a statué et autorisé l’expulsion forcée.
En janvier de cette année, tous les matins, les policiers et la sécurité faisaient le siège de notre maison pour nous forcer à partir. Alors mon frère, Mahmoud, est monté sur le toit de la maison avec des bonbonnes de gaz menaçant de tout faire sauter. Son action spectaculaire a été médiatisée.
En représailles, les forces israéliennes accompagnées de bulldozers et d’unités spéciales ont démoli la pépinière de notre famille, une crèche, un salon de coiffure. Ils n’ont pas touché à la maison. Mais les soldats ont attaqué les personnes qui s’étaient rassemblées en solidarité et malgré le soutien de diplomates de l’UE et du consulat de France venus empêcher la destruction, ils ont arrêté le fils de mon frère et trois autres jeunes.
Deux jours après, des soldats sont revenus à trois heures du matin. Mon frère a entendu des voix et son fils a ouvert la porte pour observer : les soldats ont bondi dans la maison ! J’étais avec mon fils et sa fille de deux ans et demi. Un soldat a jeté une bombe assourdissante. Les enfants se sont mis à pleurer. Ils ont attaqué. J’ai voulu défendre les jeunes et ils m’ont frappée, un de mes fils a repoussé le soldat. Ils avaient des masques, une lampe sur leur casque. Ils ont mis les hommes dans une pièce. Et ils ont tout détruit : les décorations, les photos, éventré les fauteuils, les lits…
À quatre heures du matin, deux officiers sont venus avec un policier qui filmait. Ils demandaient si nous avions besoin de quelque chose. Uniquement pour montrer face caméra, qu’ils étaient corrects !
J’ai dû sortir dans la rue en pyjama, sans rien, ni blouson, ni chaussures. Nous sommes restés comme ça, pendant deux heures, le temps que les bulldozers démolissent la maison. C’était une maison de famille, vieille de deux cents ans, un héritage culturel, une maison d’artiste, où mon grand-père et mon père ont vécu et sont morts, où j’avais tous mes souvenirs. C’était ma vie.
À 11 heures les bulldozers sont venus effacer toute trace. Pas un jour ne passe, sans que j’y pense. C’est la première fois que je n’ai pas pu récolter les olives.
Depuis, mon fils ne parle pas. Je ne parviens pas à oublier, je me sens mal. Mon frère, Mahmoud a passé trois jours en prison, mon fils un jour.
L’armée voulait faire un exemple. Comme ils n’avaient pas pu détruire la maison la première fois, que son action spectaculaire avait été médiatisée, ils se sont vengés. Ils voulaient « casser » notre âme, briser toute forme de résistance. Ils voulaient nous terroriser, ils ne veulent pas de précédent. »
Amal est logée dans une maison où l’Autorité Palestinienne paie le loyer pendant un an.
Témoignage de Fatmé Salem et de ses fils :
Dans la famille Salem, c’est leurs trois petites maisons et 15 personnes qui sont menacées d’expulsion. Fatmé a vécu ici avec ses parents depuis 1948. Aujourd’hui avec ses trois fils.
« Nous avions un accord de la Jordanie pour être propriétaires. Mais depuis 1967, les colons revendiquent la terre. En 1986, nous avons mené une première bataille contre les expulsions, au prétexte que nous n’aurions pas habité la maison (loi des absents). Puis, pendant 25 ans, rien n’a bougé. Et en 2015, Israël a rouvert le dossier nous donnant l’ordre d’évacuer nos maisons avant décembre 2021.
Les colons disent avoir acheté la terre et nous harcèlent sans fin. Ils attaquent nos maisons, ils viennent crever les pneus de nos voitures. Nous vivons dans la misère. Depuis, un député d’extrême-droite a installé sa tente devant chez nous… Nous n’avons pas de titre de propriété pour prouver nos droits ; mais 35 ans après, que fait Israël de la loi de limitation du temps ? Ils nous ont déplacés en 1948 et maintenant, ils veulent nous faire subir de nouveau la même injustice !
J’ai été frappée par les colons : ils nous agressent et c’est nous qu’on sanctionne. Mon neveu – notre avocat – a été arrêté cinq jours, il a dû payer 5 000 shekels de garantie. Mon fils n’ose pas aller travailler. La police ne vient que pour protéger les colons. S’ils nous expulsent, on ne sait pas où aller. Tous mes souvenirs sont ici, dans cette maison. Mes parents y sont morts. En décembre l’expulsion a été « gelée » par manque de preuve… Mais le risque demeure et les attaques des colons sont bien réelles. »
Quartier Jaouni, témoignage de Nabil El-Kurd :
« En 2008, ma famille est expulsée de Karm al-Jaouni (Est de Sheikh Jarrah) avec treize autres familles, bien que la loi jordanienne nous rende propriétaires. Depuis 1972, des colons réclamaient notre propriété. Cela fait 50 ans qu’on se bat.
En 1985, une décision est adoptée : la terre ne pouvait pas être vendue à des juifs. Mais les colons sont allés au service d’enregistrement des terres en affirmant être propriétaires. Ils sont allés jusqu’en Turquie où ils ont soi-disant photographié des titres de propriété, mais la Turquie a dit que c’étaient des faux.
En 2012, la cour du district a ouvert un débat sur la propriété de la terre. L’avocat de notre famille était juif, commis d’office car les avocats palestiniens étaient en grève. Sans nous le dire, il a passé un accord avec l’avocat des colons leur reconnaissant la propriété du bien, mais accordant à ma famille un droit d’usage moyennant un loyer. Nous avons refusé et les colons ont exigé l’expulsion pour défaut de paiement. Ils ont occupé de force une partie de la maison et disent que nous leur avons ont volé leur maison.
En 2019, ils sont allés devant la Haute Cour qui a refusé de se prononcer parce que cela relevait de la Cour du district. Au printemps 2021 nouvel arrêté d’expulsion. 19 familles sont supposées partir en mai et août. Pendant quarante jours nous avons vécu sous une tente que les policiers venaient détruire régulièrement.
Mais, la révolte a commencé à Sheikh Jarrah, embrasant toute la Palestine. Mes enfants, Mouna qui est journaliste et Mohammed, son frère jumeau, en s’emparant des réseaux sociaux ont fait connaître notre situation du monde entier provoquant un mouvement de solidarité qui a contraint Israël à geler les expulsions.
Un expert israélien a retrouvé des conventions écrites prouvant qu’en renonçant au statut de l’UNRWA, nos familles réfugiées étaient devenues légalement propriétaires, un statut garanti par la Jordanie, État qu’Israël s’était engagé à respecter.
En février dernier, la Haute Cour a décidé d’arrêter les ordres d’expulsion et que nous serions protégés des colons. Les familles doivent payer 2 400 shekels tous les ans au nom des avocats. Dans deux ans, l’argent sera restitué aux gagnants devant la Haute Cour puisque notre cas est désormais jugé recevable. Mais, c’est une victoire en trompe l’œil pour empêcher une explosion et nous devons rester vigilants ».
Quartier de Issawiya, rencontre avec Mohamad Abo Al-Hummus :
20 000 habitants dans ce quartier à très forte densité démographique sur les pentes
du mont Scopus. Les terres de 12 500 dunums [2] à l’origine, ne sont plus que de 2 300 dunums après préemptions de terrains pour la construction de projets planifiés (French Hill, Université hébraïque, hôpital, base militaire…). Comme partout, Israël ne laisse pas les Palestiniens construire, une centaine d’habitations ont été bâties sans autorisation et se trouvent sous la menace d’expulsions et de démolitions.
Mohamad, leader de la résistance aux expulsions, est surveillé par la police. Arrêté plus de 200 fois, il a fait huit ans de prison. Il a été expulsé du quartier, sa maison démolie il y a 3 ans, s’il le faut, il dort dans sa voiture et ne se laisse pas intimider…
Il raconte un harcèlement continu : depuis deux ans, tous les jours, ou plutôt, les nuits, des arrestations ont lieu, 1 000 en 2 ans, dont 500 libérés, les autres attendent leur procès, reçoivent des amendes. Plus de 100 blessés dont cinq enfants qui ont perdu la vue.
C’est d’autant plus facile qu’il n’y a qu’une seule entrée par l’est – le reste est cerné par les colonies – ainsi, deux blocs de béton suffisent à bloquer la rue et aux forces de sécurité à contrôler et entraver le mouvement des habitant.es, en espérant casser l’esprit de résistance. Mais ce quartier reste un exemple.
Un officier spécial a été nommé pour régler la question de la sécurité. Issawiya est devenu un terrain d’entraînement des unités spéciales qui viennent, entrent dans les maisons, tirent au gaz ou à balles réelles. Chaque nouveau policier est envoyé ici pour apprendre à mater la résistance populaire.
Propos recueillis par Mireille Sève
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