La pièce est jouée pour la première fois à Haïfa. Le succès est immédiat et portera le texte pendant quatre ans à travers tout le pays, de Jérusalem aux villages de Galilée. Dès 2015, sa traduction anglaise inaugure une tournée en Écosse, Angleterre, Luxembourg et aux États-Unis. Deux ans plus tard, après plus de 500 représentations en anglais ou en arabe, Taha remporte le prix de la meilleure production théâtrale, catégorie « Asian Arts Award » au festival The Fringe d’Edimbourg.
Le spectacle raconte la vie du poète, cet homme si discret qui a pourtant contribué à la diffusion internationale de la littérature palestinienne. Taha n’est pas un poète de la résistance, ses textes parlent de la terre, des bougainvilliers, de la chicorée sauvage. C’est ainsi qu’il a su toucher et émouvoir, par une écriture à la fois emphatique et distanciée. Au début des années 1950, il ouvre un petit magasin à Nazareth, pour nourrir sa famille. Il en parle avec fierté : « Ma boutique est devenue un salon littéraire, Rachid, Émile, Hanna y viennent, des étudiants aussi, Mahmoud Darwish, Samih Al Qasim et tant d’autres… ». Il y restera jusqu’à sa mort en 2011. Le magasin, rue Casanova, est aujourd’hui tenu par son fils.
Amer Hlehel retrace le parcours de Taha, de l’exil au Liban au retour en Palestine. Son texte est un monologue, et il se met en scène comme conteur. Ce qu’il nous dit de la Palestine est original, passant par l’intime pour rejoindre l’histoire collective, avec un regard à la fois unique et exemplaire sur la situation. L’exil est particulièrement présent, tant par le récit que dans les vers du poète :
On n’avait pas pleuré
À l’heure du départ
Car on n’avait
Ni temps,
Ni larmes,
Et il n’y avait pas d’adieu.
On ne savait pas
Au moment du départ
Que c’était le départ,
Alors comment aurait-on pu pleurer ?
En 2018, Sylvain Machac, un solide comédien qui a donné plusieurs fois la réplique à Michel Bouquet au tournant des années 2000, sort d’une longue maladie. Convalescent, il décide de visiter Israël, cette terre promise dont lui ont tant parlé ses parents. « Je ne m’attendais pas du tout à ce que le voyage tourne de cette façon » explique-il : rapidement, l’état d’esprit israélien l’insupporte, et ce qu’il voit de la vie des Palestiniens le scandalise. Un peu par hasard, il voit la version anglaise de Taha, au Théâtre national palestinien de Jérusalem. C’est un choc. Il se passionne pour la pièce et découvre bientôt la traduction française de Najla Nakhlé-Cerruti parue en 2020 dans son ouvrage L’individu au centre de la scène (Presses de l’IFPO [Institut français du Proche-Orient]).
Sylvain Machac rentre en France avec un sentiment très fort : « Je suis parti visiter Israël… et je suis rentré de Palestine ! ». Il décide de consacrer une partie de sa vie à porter la pièce. Il en propose deux versions. Dans l’une, il est seul en scène, incarnant un Taha âgé, assis comme au coin du feu, qui nous raconte son parcours de vie et se souvient de ses poèmes. Dans l’autre, réservée aux salles de spectacle bien équipées, il est accompagné de Ramzi Aburedwan au bouzouk et à l’alto. La musique, créée pour le spectacle, emplit l’espace scénique et ponctue le récit, au milieu d’éclairages de toute beauté. Partout où il joue, il reçoit des applaudissements chaleureux, et une bonne partie du public l’ovationne debout.
Fin 2023, après une tournée en Algérie, il compte présenter le « French Taha » en Cisjordanie, avec le soutien du ministère de la Culture palestinien, du Théâtre national palestinien et du Freedom Theater de Jénine. Et il tient tout particulièrement à jouer devant Amer Hlehel, qui a déjà promis qu’il viendrait. Évidemment !
Bernard Devin