Revenons d’abord sur votre parcours.
Rima Hassan : Je suis née dans le camp de réfugiés palestiniens de Neirab, situé à proximité d’Alep en Syrie. Ma famille paternelle vient du village de Al- Birwa à Acre, tandis que mon grand-père maternel vient de Salfit, près de Naplouse. À dix ans, je m’installe avec ma mère en France, à Niort. Commence alors le parcours traditionnel d’une enfant immigrée, sans que la question palestinienne ne joue un rôle particulier.
Après mon baccalauréat et l’obtention de la nationalité française, je commence des études de droit à Paris, puis Montpellier. En parallèle, je commence à beaucoup m’intéresser à la Palestine, assistant à de nombreuses conférences. Ma licence de droit en poche, je pars faire mon master au Liban et dès mon arrivée, je visite des camps de réfugiés palestiniens. Je ressentais ce besoin de me reconnecter avec cette région.
De retour en France en 2015, je poursuis mes études en droit international et rédige mon mémoire de master 2 sur la qualification du « crime d’apartheid en Israël avec une étude comparative du cas sudafricain ». Je poursuis en thèse, où je m’intéresse au droit applicable dans les camps de réfugiés. En même temps, mon identité palestinienne devient une obsession, je découvre qu’au sein même de mon milieu d’études, les réfugiés palestiniens, leur histoire, voire une institution comme l’UNRWA chargée de les assister, semblent méconnus ou invisibilisés. Mon entourage universitaire ignorait le nombre de réfugiés palestiniens, ou que 30 % des Palestiniens vivent dans des camps de réfugiés.
Au fur et à mesure de mes recherches, je me confronte à de nombreuses impasses : le droit varie en fonction des pays d’installation des camps de réfugiés et il n’existe pas, officiellement, de plateforme capable de recenser le nombre de camps ou de réfugiés à travers le monde. Je découvre aussi que les données récoltées sur les camps viennent exclusivement des gestionnaires, et qu’aucun organisme indépendant n’est capable de contester ces derniers.
J’interromps alors ma thèse et fonde l’Observatoire des camps de réfugiés (O-CR). Ce choix m’a mené vers différentes expériences professionnelles, notamment au sein de l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et des apatrides) puis de la CNDA (Cour nationale du droit d’asile) où je suis rapporteure à l’instruction.
Comment, en tant que réfugiée, avez-vous pu construire votre identité palestinienne ?
R. H. : C’est un questionnement récurrent : comment se construire dans l’exil ? Où est ma place dès lors que je suis née en exil et que cette situation a marqué plusieurs générations de ma famille ?
J’ai grandi avec une « non-identité ». L’exode forcé et injuste des Palestiniens est un arrachement à leur terre, mais aussi, selon moi, à toutes nos racines. On grandit avec la mémoire de toute une famille lésée et qui jusqu’à présent n’a obtenu ni réparation, ni droit au retour. Mais également, l’identité palestinienne « coûte », cette identité est difficile à porter et à assumer. Il ne s’agit pas d’une identité apaisée faite de beaux souvenirs, de traditions culinaires ou musicales, il s’agit d’un héritage qui a traumatisé plusieurs générations. S’ajoute à cela le sentiment de passer son temps à essayer de reconstituer les pièces d’un puzzle pulvérisé. Cela se fait, pour moi, grâce au questionnement de ma famille sur les villages dont nous sommes originaires, les recherches de ces endroits, sur la vie de ma famille avant l’exil, la compréhension du parcours d’exil de mes grands-parents, l’apprentissage de ma culture et l’intériorisation de cet héritage, afin de m’y attacher, pour me sauver.
Lorsqu’on vit sans avoir la possibilité d’être auprès des siens, de se nourrir d’un lieu où sa famille est enracinée, on est tenté de saisir toutes les occasions qui nous permettent de combler ce manque.
L’histoire de la Nakba et des réfugiés de 1948 vous a-t-elle été transmise par votre famille, ou avez-vous dû la découvrir seule ?
R. H. : Ma chance a été d’avoir une mère dotée d’une conscience politique forte, ce qui est d’ailleurs une constante dans les familles ayant vécu dans les camps. Elle a toujours pris le temps de nous expliquer, à mes frères et moi, qui nous sommes, d’où nous venons, pourquoi nous vivons là, et que pesait sur nous une responsabilité à ne pas oublier, cette histoire dont il fallait être fier. Elle a essayé de nous apprendre à revendiquer dignement notre identité palestinienne.
Je dis « chance » mais je dois aussi reconnaître à quel point parfois cela m’a étouffée. Par exemple, j’ai grandi avec des affiches et des photos de la seconde Intifada placardées dans notre appartement. J’ai mis du temps à comprendre que la radicalité politique de ma mère reflétait son propre traumatisme et son chagrin, ses difficultés, en tant qu’exilée, à se projeter pleinement dans une nouvelle vie qui l’épanouirait. Elle se sentait en transit.
Au quotidien, qu’est-ce que cela signifie que d’être « réfugiée palestinienne » ?
R. H. : Cela peut parfois être pesant. Parmi mes cinq frères, il n’y a pas vraiment d’engagement militant, un suivi de l’actualité tout au plus. Sauf que cette quête perpétuelle de son identité peut parfois pousser à se redéfinir : qu’est-ce que cette identité nous a apporté, à part des problèmes ? À quoi cela sert d’être fier d’être apatride, sans nationalité réelle, ignoré de l’Autorité palestinienne, du monde arabe et de la communauté internationale ? Cette lassitude, parfois, de ce poids « d’être palestinien en exil » peut pousser certains à simplifier les choses en se revendiquant Syrien, là où mes frères et moi sommes nés.
Si je comprends cette fuite, je constate aussi un paradoxe : alors que je suis celle de ma famille qui a le moins de souvenirs de la vie dans le camp, je pense être la plus engagée. Je perçois ce besoin d’affirmer mon statut de réfugiée palestinienne comme le souhait de m’inscrire dans l’héritage familial, d’embrasser l’histoire dont j’ai hérité et qui a été déterminante dans ma vie.
Pourtant, j’ai un rapport schizophrénique à cette identité, en la vivant parfois très mal en France, au point de traverser des moments psychologiquement compliqués. Pour moi, comme pour beaucoup de gens qui sont héritiers d’une histoire traumatisante, j’avance sur une ligne de crête entre la fierté et ce qu’elle me coûte.
Parce que l’identité palestinienne, qui plus est en exil, est éminemment politique et politisée de toutes parts. Il m’est très difficile de la revendiquer sereinement en France, soit parce que la société est trop peu informée sur le sujet soit parce que les dirigeants politiques peinent à porter cette question, et qu’ils peuvent être tentés de censurer des revendications pour ne pas avoir à assumer les engagements qui s’y rattachent.
Comme lorsque la France pénalise l’appel au boycott des produits des colonies israéliennes avant d’être condamnée par la Cour européenne des Droits de l’Homme à ce titre, le 11 juin 2020, ou que certaines manifestations de soutien à cette cause sont interdites. Plus récemment, c’est le débat sur le crime d’apartheid commis par Israël qui a été vivement critiqué, alors même que des ONG internationales, telles que Human Rights Watch ou Amnesty International, ont documenté et qualifié ce crime.
Comment percevez-vous la place occupée par la question des réfugiés au sein du mouvement de solidarité avec la Palestine en France ?
R. H. : Il y a d’abord un manque de représentation de la diaspora palestinienne en générale. Trop peu de gens incarnent réellement la question palestinienne pour peser dans le débat public. Je ne me sens pas représentée et je ne saurais même pas dire qui pourrait rassembler cette diaspora palestinienne vivant en France, ce qui n’est pas le cas dans le monde anglo-saxon, où la diaspora palestinienne est beaucoup plus visible.
Par ailleurs, en parlant trop souvent des Palestiniens dans leur globalité, on oublie les spécificités vécues par les réfugiés qui représentent 7 millions de personnes. Parfois, on donne la parole à des réfugiés vivant dans des camps en Cisjordanie ou à Gaza, mais là encore leurs témoignages, aussi importants soient-ils, ne font pas écho au parcours des réfugiés hors de la Palestine depuis 1948 ou 1967, et des besoins spécifiques de ces derniers. En agissant ainsi, on tend à écarter les revendications centrales des réfugiés, à savoir l’attachement au droit au retour, à l’indemnisation, au processus de démantèlement des camps pour offrir à ces populations des opportunités de vie qui soient autres.