C‘était quelques jours avant la Guerre des Six Jours. Après presque trois semaines de tension croissante, la fièvre de la guerre était proche du point de rupture. Je savais que la guerre n’était plus qu’une question de jours, peut-être d’heures.
Dina Difur, la femme de l’écrivain de l’Holocauste K. Zetnik, m’avait appelé pour m’inviter à rencontrer Pete Seeger. Dina, une très grande dame, avait depuis des années rassemblé un petit groupe d’intellectuels juifs et arabes qui se réunissaient régulièrement chez elle pour discuter de paix.
La rencontre eut lieu à l’hôtel Hilton de Tel-Aviv. Ce fut empreint de tristesse et de découragement, mais aussi étrangement stimulant. Nous pensions à tous les jeunes gens, les nôtres et les leurs, encore pleins de vie, qui allaient mourir au cours des prochains jours.
Nous étions un groupe de deux ou trois douzaines de personnes, juives et arabes. Pete chanta pour nous, en s’accompagnant à la guitare, des chants sur la paix, l’humanité, la révolte. Nous étions tous profondément émus.
Je n’ai plus jamais revu Pete Seeger. Mais 19 ans plus tard, de façon tout à fait inattendue, je reçus une carte postale de lui. Il disait, d’une belle écriture manuscrite : “Cher Uri Avnery – un simple mot de reconnaissance pour votre persévérance à aller de l’avant et à agir. J’espère qu’à votre prochain séjour aux États-Unis ma famille et moi aurons la possibilité d’aller vous entendre. Pete Seeger.” Venaient ensuite trois caractères chinois et un dessin de ce qui me semblait être un banjo.
DEUX JOURS avant la mort de Pete, nous avions enterré Shulamit Aloni. Peut-être quelques-uns de ceux qui avaient participé à cette triste rencontre y étaient-ils présents aussi.
Shula, comme nous l’appelions, étaient l’une des quelques dirigeants de la gauche israélienne qui ont laissé une empreinte durable sur la société israélienne.
Bien qu’elle fut plus jeune que moi de cinq ans, nous étions de la même génération, celle qui avait fait la guerre de 1948. Nos vies avaient suivi des lignes parallèles – des lignes qui, nous l’avons appris à l’école, peuvent être très proches mais sans jamais se rencontrer.
Nous avions été élus à la Knesset en même temps. Avant cela nous militions sur le même terrain. J’étais directeur d’un magazine qui comptait, entre autres choses, dans la lutte pour les droits humains. Elle était enseignante et juriste, déjà célèbre pour la défense des droits des citoyens dans la presse et à la radio.
Cela semble banal, mais c’était révolutionnaire à l’époque. L’Israël d’après 1948 était encore un pays où l’État était tout, où les citoyens n’étaient là que pour servir l’État, et en particulier l’armée. Le collectif représentait tout, l’individu quasiment rien.
Shula prêchait le contraire : l’État était là pour servir ses citoyens. Les citoyens avaient des droits qu’on ne pouvait ni supprimer ni réduire. Cela est devenu un élément du consensus israélien.
POURTANT, IL Y avait une grande différence entre nos situations. Shula venait du cœur de la classe dirigeante que je ne pouvais pas encaisser. Elle était née dans un quartier pauvre de Tel Aviv, et lorsque ses parents se sont tous les deux engagés dans l’armée britannique au cours de la seconde guerre mondiale, elle avait été envoyée au village de jeunes de Ben Shemen, un centre d’endoctrinement sioniste. L’un de ses condisciples était Shimon Peres. À la même époque, je faisais partie de l’Irgoun, en opposition violente à la direction sioniste.
Après Ben Shemen, Shula rejoignit le kibboutz Alonim – d’où le nom de famille qu’elle a adopté – où elle rencontra et épousa Reuven qui devint célèbre comme haut fonctionnaire chargé de judaïser la Galilée.
En plus d’écrire des articles et de traiter des réclamations de citoyens à la radio, elle procédait à des cérémonies de mariage illégales. En Israël, les mariages sont du ressort exclusif du rabbinat, qui ne reconnait pas l’égalité des femmes.
À la Knesset, elle était membre du parti travailliste majoritaire (appelé alors Mapai) et soumise à la stricte discipline du parti. J’étais quant à moi le parti d’un seul homme, libre d’agir à ma guise. Je pouvais donc faire des tas de choses qui lui étaient impossibles, comme soumettre des projets de loi pour légaliser l’avortement, pour prélever des organes en vue d’une transplantation, annuler la vieille loi britannique contre des relations homosexuelles entre adultes consentants, et ainsi de suite.
Je revendiquais aussi une séparation complète entre l’État et la religion. Shula était connue pour ses attaques contre les contraintes religieuses en matière de droits civils. C’est pourquoi je fus tout à fait surpris lorsqu’elle s’opposa vigoureusement, au cours de l’un de nos premiers entretiens, à une telle séparation. “Je suis sioniste” dit-elle, “la seule chose qui unisse tous les juifs du monde c’est la religion juive. Voilà pourquoi il ne saurait y avoir de séparation entre l’État et la religion juive en Israël.”
Depuis lors, son point de vue s’ouvrit d’année en année. À mes yeux, elle évolua selon la logique inéluctable de la Gauche.
De son intérêt initial pour les droits des citoyens, elle évolua vers les droits humains en général. Et de là vers la séparation entre l’État et la synagogue. De là vers le féminisme. De là vers la justice sociale. Et, enfin, vers la lutte contre l’occupation. À travers tout cela elle resta sioniste.
Cela ne fut pas une voie facile. Au début de 1974, lorsqu’elle fut réélue à la Knesset, cette fois comme chef d’un petit parti, tandis que je perdais mon siège, je l’emmenai en voiture à une réunion à Haïfa. En cours de route, ce qui nous prit environ une heure, je lui dis que désormais, comme chef de parti, il fallait qu’elle milite activement pour la paix. “Répartissons-nous le travail,” m’a-t-elle répondu, “Vous, vous occupez de la paix et, moi, je prends en charge les droits civils.”
Mais 20 ans plus tard, Shula était déjà une voix majeure en faveur de la paix, en faveur d’un État Palestinien, contre l’occupation.
NOUS AVIONS une autre chose en commun, Golda Meir ne pouvait pas nous souffrir.
Shula a pu prendre des libertés avec la ligne du parti tant que le bienveillant Levy Eshkol a été Premier Ministre. Lorsqu’il est mort subitement et que le pouvoir est passé aux mains de Golda Meir, les règles ont brusquement changé.
Golda avait une personnalité autoritaire et, comme l’a dit un jour David Ben-Gourion à son sujet, la seule chose où elle excellait c’était la haine. Shula, une belle jeune femme aux idées non-orthodoxes, suscita sa colère. En 1969, elle raya Shula de la liste du parti. En 1973, lorsque Shula fit une nouvelle tentative, Golda montra toute la force de sa rancune : à la toute dernière minute, elle élimina de nouveau Shula.
Il était trop tard pour Shula de s’engager dans la longue procédure de constituer la liste d’un nouveau parti. Mais il y eut un miracle. Un groupe de féministes avait constitué sa propre liste et avait déjà rempli toutes les formalités nécessaires mais n’avait aucune chance de franchir le seuil minimum. C’était une combinaison idéale : un leader sans liste pour une liste sans leader.
Au cours des dernières heures du temps alloué pour le dépôt des listes, je vis Shula se débattre avec une énorme pile de papiers, s’efforçant de mettre un peu d’ordre dans les centaines de signatures. Je lui apportai mon concours pour ce travail.
C’est ainsi que le nouveau parti, appelé aujourd’hui Meretz, fut créé et remporta trois sièges à la première tentative.
SON HEURE de gloire se présenta en 1992. Le Meretz recueillit 250.667 suffrages et devint une force politique. Le nouveau Premier Ministre, Yitzhak Rabin, avait besoin d’elle pour son nouveau gouvernement. Shula devint Ministre de l’Éducation, un job qu’elle convoitait.
L’ennui c’était que les 44 sièges du Parti travailliste et les 12 sièges du Meretz ne suffisaient pas. Rabin avait besoin d’un parti religieux pour former le gouvernement.
Le passage de militant d’opposition à une fonction de ministre n’est pas toujours facile. Ce fut particulièrement rude pour Shula, qui avait plus de talents d’orateur que d’homme politique. La politique – selon le mot célèbre de Bismark – est l’art du possible, et le compromis répugnait à Shula.
Néanmoins, au tout début, lorsque Rabin décida d’expulser du pays 415 citoyens islamiques radicaux, Shula vota pour. Au cours de la protestation contre ce scandale, mes amis et moi avons fondé Gush Shalom. Shula reconnut plus tard que son soutien à l’expulsion avait été une “éclipse du soleil”.
Mais la principale difficulté était à venir. Shula n’avait jamais songé à cacher ses opinions. Elle était totalement honnête. Trop honnête peut-être.
Comme ministre de l’Éducation elle exprima librement ses opinions. Trop librement. À chaque fois qu’elle disait ce qu’elle pensait sur un chapitre de la Bible ou quelque chose de ce genre, les partenaires religieux de la coalition explosaient.
Le sommet fut atteint lorsqu’elle annonça que dans toutes les écoles, les théories de Charles Darwin remplaceraient le récit biblique de la création. C’était vraiment trop. Les religieux exigèrent que Rabin enlève Shula du ministère de l’Éducation. Rabin était engagé dans le processus de paix d’Oslo et il avait besoin des partis religieux. Shula fut retirée du ministère.
À SES obsèques, l’un de ses deux fils, dans un brillant panégyrique, évoqua énigmatiquement la “déloyauté”qui fut l’épisode le plus dur de sa vie. Tous ceux qui étaient là comprirent ce qu’il voulait dire, bien qu’il ne soit pas dans les détails.
Lorsque Rabin démit Shula de la fonction qu’elle aimait de ministre de l’Éducation, les collègues de son parti ne lui vinrent pas en aide. Entre eux ils l’accusèrent de se comporter de façon idiote. Elle aurait du savoir que l’entrée dans une coalition avec les partis religieux exigerait d’en payer le prix. Si elle n’était pas prête à se taire, elle n’aurait au départ pas dû y entrer.
Le Meretz était la création de Shula. Les fondateurs de parti sont généralement de fortes personnalités, avec lesquelles la coopération n’est pas facile. Les collègues du parti de Shula se liguèrent contre elle pour à la fin la remplacer comme chef du parti par Yossi Sarid, un politicien à la langue acérée du parti travailliste qui avait récemment rejoint le Meretz. Lors de l’élection suivante, le Meretz chuta de 12 sièges à 3.
Ces dernières années, elle était apparue rarement en public. Je ne l’avais jamais vue à des manifestations dans les territoires occupés, mais elle donnait régulièrement des conférences partout et à tous ceux qui l’invitaient
DANS L’UN de ses fréquents accès de vulgarité, Rabbi Ovadia Yosef du parti Shas avait dit : “Lorsque Shulamit Aloni mourra, il y aura une fête !”
Il n’y a pas eu de fête cette semaine. Même la droite reconnaît son apport à Israël. Le parti Meretz, qui compte aujourd’hui six membres à la Knesset, bénéficie de bons scores dans les sondages.
Le sixième chapitre du Cantique des Cantiques se termine par l’appel : “Reviens, reviens, Shulamit, reviens, reviens !” Il n’y a aucune chance que cela se produise. Pas beaucoup de chances non plus d’une autre Shulamit Aloni. On n’en fait plus des comme elle.