Meir Zamir | 13 novembre 2020
Dans l’été de 1945, personne n’était aussi détesté par les autorités françaises en Syrie et au Liban que Jamil Mardam. Des informations des services de renseignements obtenues par la France révélaient que Mardam, le premier ministre de Syrie où s’exerçait le mandate français, avait été recruté par le Brigadier-Général Iltyd Nicholl Clayton, chef du MI6 au Moyen-Orient, et par Nuri Sa’id, le premier ministre irakien. Mardam avait aussi, selon certaines sources, donné son accord à un projet par lequel la Syrie, après l’expulsion de la France des territoires sur lesquels elle avait reçu mandat, s’unirait avec l’Irak et avec la Transbordante sous le règne de la famille hachémite, et la Grande-Bretagne – qui contrôlait ces deux pays – bénéficierait également de l’hégémonie à Damas. Pour son rôle dans ce qui était qualifié de projet de Grande Syrie, Mardam recevait quant à lui de belles sommes et avait la promesse qu’il gouvernerait en Syrie, sous le monarque hachémite.
Ce renseignement n’était que la manche inaugurale d’un épisode dramatique – jusqu’alors inconnu – qui a contribué à façonner le Moyen-Orient tel que nous le connaissons. Ce qui est arrivé c’est que les Français ont décidé d’exploiter la situation à leurs propres fins et ont commencé à faire chanter Mardam. Ils ont menacé de publier les documents en leur possession et de divulguer les informations à ses ennemis politiques. Mardam a finalement démissionné en août 1945 après avoir consulté ses contacts britanniques, mais ils ne savaient pas qu’il avait capitulé face au chantage et qu’il était devenu un agent double. Dans cette période, l’avenir de la région étant en suspens, Mardam fournissait aux Français de précieuses informations sur les intentions de l’armée et des services de renseignement britanniques au Moyen-Orient.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Les recherches dans les archives françaises et israéliennes, en même temps qu’une consultation des documents du gouvernement syrien, montrent maintenant que le premier ministre syrien était en fait manipulé par un agent des services de renseignement sionistes ainsi que par les Français. Les informations qui ont été transmises sous ses auspices à David Ben-Gurion ont été essentielles à la stratégie du leader sioniste pendant la période précédant la création de l’État.
Tout cela a commencé en octobre 1945, quand les Français ont rencontré un nouveau problème. Mardam a été nommé ambassadeur de Syrie en Egypte et délégué de la Syrie au siège de la Ligue Arabe au Caire, mais les Français ont eu du mal à l’utiliser là-bas sans éveiller les soupçons. La solution a été de recruter Eliahu Sasson pour la mission de relayer les informations fournies par Mardam.
Sasson, qui était alors le chef de la division arabe du département politique de l’Agence Juive, avait été nommé en février 1945 par Ben-Gurion, chef de l’Agence Juive, pour coordonner la coopération avec les services de renseignement français. Né en Syrie, Sasson connaissait Mardam et l’avait rencontré en 1937, quand ce dernier avait exercé un mandat antérieur en tant que premier ministre. Les Français, qui connaissaient bien Sasson et qui avaient une haute opinion de ses capacités opérationnelles, ont commencé à collaborer avec lui pour manipuler Mardam.
Les documents montrent que, le 12 novembre 1945, Sasson a rencontré Mardam au Caire ; il l’a fait à nouveau six jours plus tard, quand Mardam s’est rendu à Jérusalem en tant que chef d’une délégation de la Ligue Arabe pour organiser la représentation des Palestiniens à la Ligue. Après ces rencontres, Ben-Gurion a rencontré Sasson, et, dans une mention de son journal à la date du 22 novembre, a relaté les détails des conversations des responsables de l’Agence Juive avec Mardam. C’est l’une des rares occasions où Mardam peut être identifié directement comme une source de renseignement de Ben-Gurion. Dans les années qui ont suivi, à la fois les services de renseignement français et Sasson ont dissimulé par des moyens divers que Mardam était la source des informations, afin de ne pas l’exposer.
Toutefois, les informations découvertes pour le première fois dans le journal de Maurice Fischer, officier des services de renseignements au quartier-général des Forces Françaises Libres à Beyrouth, qui avait auparavant servi dans la milice pré-étatique de la Haganah et qui est ensuite devenu le premier ambassadeur d’Israël en France, apporte des preuves supplémentaires que Mardam était une importante source d’informations pour Ben-Gurion. Fischer écrit que Mardam a révélé aux agents sionistes au Caire le plan secret anglo-irakien pour créer la soi-disant Grande Syrie.
Une autre confirmation de l’importance de l’envoyé syrien par rapport à l’effort sioniste apparaît dans un rapport de Nahum Wilensky, qui a servi d’agent de liaison entre Fischer et les hauts responsables du département politique de l’Agence (Juive). Dans un rapport de septembre 1945, il a noté qu’« un général (français) a relaté, entre autres choses, que les Français étaient en possession de documents faisant foi attestant que de nombreux dirigeants syriens recevaient des Anglais des sommes d’argent. Les Français attendent un moment propice pour publier ces documents, et en attendant les utilisent pour faire pression sur les dirigeants nommés dans les documents. En tête de liste il y a Mardam ».
A partir de juillet 1945, Ben-Gurion s’était préparé à l’éventualité d’une attaque par les états arabes si l’état juif déclarait son indépendance. Mais les informations fournies par Mardam ont attiré l’attention ailleurs. Ben-Gurion a appris que la menace immédiate sur la création de l’état juif ne résidait dans une attaque par les armées arabes, mais plutôt dans le plan des chefs militaires et des services de renseignement britanniques au Moyen-Orient pour contrecarrer cette évolution par d’autres moyens. Ceux-ci comprenaient la qualification de la milice de la Haganah d’organisation terroriste et le désarmement de celle-ci, et la mise en oeuvre du projet de Grande Syrie, dans le cadre de laquelle une entité juive limitée serait créée dans la Palestine mandataire, mais non un état indépendant. C’était vraisemblablement Mardam aussi qui avait révélé le fait que les services de renseignements britanniques avaient recruté un agent qui opérait au sein de l’Agence Juive et qui transmettait à ses supérieurs des renseignements sur les discussions tenues par les dirigeants de l’Agence, dont des copies des procès-verbaux de ses réunions les plus secrètes.
Selon les informations transmises par Mardam, les dirigeants arabes qui avaient peur d’une intervention soviétique avaient décidé de soutenir les Britanniques dans le cas d’une guerre totale au Moyen-Orient entre l’Union soviétique et l’Occident, tandis que la politique de Londres était de jouer la montre afin de reconstruire son économie et d’asseoir ses relations avec les Etats Unis sur une base solide. Quant à la question palestinienne, dans les délibérations du conseil de la Ligue Arabe s’exprimait l’inquiétude que l’immigration juive continue en Palestine permettrait à la Haganah de déployer une armée d’environ 80.000 hommes et que « nous ne serons jamais capables de les égaler en matière de préparation et d’organisation, même si les Anglais nous aident ». Par conséquent, les dirigeants arabes voulaient que l’Armée Britannique reste en Palestine.
En fin de compte, le projet de Grande Syrie a été déjoué par le monarque saoudien, Ibn Saoud, qui le voyait comme une menace pour son royaume. Il s’est assuré le soutien du Président des USA, Harry Truman, et du Département d’Etat, ce qui a entraîné une forte pression exercée sur Londres. Le 14 juillet 1946, le gouvernement britannique a été contraint de déclarer u’il ne soutenait pas le projet de Grande Syrie. Néanmoins, l’armée et les services secrets britanniques au Moyen Orient ont poursuivi leurs efforts pour créer une Grande Syrie hachémite faisant partie d’une alliance défensive régionale contre la menace soviétique.
Retour à Damas
Les événements qui ont eu lieu en 1946 ont confirmé la justesse des informations transmisses par Mardam au sujet des intentions de l’armée britannique en Palestine. A commencer par le fait qu’en mai de cette année le Brigadier-Général Iltyd Clayton, en collaboration avec Abd al-Rahman al-Azzam, secrétaire de la Ligue Arabe et également agent britannique, a provoqué une réunion des chefs d’état arabes au Palais d’Inshas au Caire. Les résolutions de la conférence ont affirmé pour la première fois que le sionisme constituait un danger non seulement pour les Palestiniens mais aussi pour tous les états arabes. Une deuxième réunion du conseil de la Ligue Arabe a été tenue en juin à Bloudan, près de Damas. Certaines de ses résolutions, qui étaient secrètes, ont déclaré que le risque existait d’une confrontation armée avec le mouvement sioniste, et que dans ce cas les états arabes auraient le devoir d’aider leurs frères palestiniens par de l’argent, des armes et des effectifs.
Mardam était présent aux discussions de Bloudan, comme l’était Sasson, qui est retourné ensuite à Jérusalem en ayant les informations sur les résolutions secrètes.
Les mesures ultérieures prises par l’armée et les services de renseignement britanniques ont corroboré les informations fournies par Mardam. Le 29 juin 1946, dans ce qui a été connu sous lie nom de « Opération Agathe » – ou « Sabbat Noir », en hébreu – des unités de l’Armée ont arrêté les dirigeants de l’Agence Juive, et notamment le responsable de la politique étrangère Moshe Sharett, ont confisqué des dossiers au siège de l’Agence à Jérusalem et ont fait des descentes dans un grand nombre de kibbutzim pour y rechercher des armes illégales. Le véritable but de l’opération était de désarmer la Haganah et de remplacer les « dirigeants extrémistes » – d’abord et surtout Ben-Gurion – par des personnalités plus modérées.
L’opération britannique a en grande partie échoué, étant donné que des détails sur celle-ci avaient été divulgués aux dirigeants de la Haganah deux mois plus tôt. Ben-Gurion avait échappé à l’arrestation, étant donné qu’il était à Paris à ce moment-là. Les Britanniques ont aussi essayé de trouver la preuve du soutien des Français au mouvement sioniste – les dossiers de Eliahu Sasson ont été parmi les premiers qu’ils ont confisqué – mais ils n’ont rien trouvé qui puisse le suggérer.
Pour justifier l’Opération Agathe, le 25 juillet, trois jours après l’attentat à la bombe à l’Hôtel King David à Jerusalem, le gouvernement britannique a publié un « livre blanc », qui comprenait des télégrammes codés qui, affirmait-il, indiquait que les dirigeants de l’Agence Juive et de la Haganah étaient responsables des actes de terrorisme. Deux jours après, Ben-Gurion a tenu une conférence de presse à Paris au cours de laquelle il a vivement condamné l’explosion de l’Hôtel King David perpétré par la milice de l’Irgun Révisionniste (Etzel), rejeté les affirmations selon lesquelles l’Agence Juive et la Haganah étaient impliquées dans le terrorisme et a imputé la responsabilité du Sabbat Noir aux chefs de l’Armée Britannique au Caire et aux responsables du Foreign Office.
Il a été plus explicite dans un message au congrès du parti Mapai le 23 août : « l’agression du 29 juin a été préparé en mars ou avril de cette année par les instigateurs de la politique britannique au Moyen-Orient – le cercle le plus réactionnaire de la bureaucratie diplomatique, militaire et coloniale, dont le centre se trouve au Caire ».
Après tout, Ben-Gurion avait pris connaissance plus tôt de ces projets, à partir des informations fournies par Mardam.
Ficelles et gâchettes
En décembre 1946, Clayton a forcé le Président syrien Quwatly à révoquer le premier ministre, Saadallah al-Jabiri, à cause de sa participation au sabordage du projet de Grande Syrie, et à le remplacer par Jamil Mardam. La décision était destinée à mettre Mardam en capacité d’assurer une majorité parlementaire pour le projet. Mais Mardam a commence alors à prendre ses distances d’avec les Britanniques – bien que le MI6 ait continué à le considérer comme un agent de confiance – et à faire preuve d’une plus grande propension à coopérer avec les Français. Une confirmation indirecte de ceci a été découverte dans les documents du gouvernement syrien. Par exemple, Mardam a mis en garde son ambassadeur à Londres contre les intrigues de « nos amis britanniques qui nous avertissent des tentatives françaises d’attiser l’effervescence, dans le désert syrien, des tribus druzes et bédouines, contre le gouvernement de Damas, alors qu’en pratique leurs agents sont responsables de ceci ».
Le retour de Mardam à Damas en venant du Caire a permis aux Français de le diriger directement, sans passer par l’entremise de Sasson. Pendant l’été de 1946, France avait établi des relations diplomatiques avec la Syrie et installé un consulat à Damas dans lequel les agents des services de renseignement opéraient sous couvert diplomatique. Ces représentants étaient en mesure de rencontrer Mardam dans leur fonction officielle sans éveiller les soupçons.
En tout état de cause, après l’échec des initiatives britanniques pour résoudre par la force le problème posé par les Juifs en Palestine, la mission a été imposée aux armées arabes. J’ai décrit cette étape, qui a commencé en août 1947 et qui atteint son sommet avec l’invasion de l’état juif naissant par les armées arabes à la suite de la création de l’état, en mai 1948, dans deux articles antérieurs dans Haaretz (de septembre 2014 et mai 2020). René Neville, le consul de France à Jérusalem, a qualifié à juste titre Clayton et d’autres agents britanniques de « tireurs de ficelles » et les dirigeants arabes qui étaient manipulés par eux de « presseurs sur la gâchette ».
A la suite de la défaite des états arabes dans la guerre de 1948, un vent de tempête de troubles politiques, sociaux et économiques a balayé les anciens régimes en Syrie, en Égypte et en Irak. Une des victimes des bouleversements a été Jamil Mardam. En décembre, à la suite d’une crise politico-économique aiguë en Syrie, il a été à nouveau forcé de démissionner de sa charge de premier ministre. Il a passé les dernières années de sa vie au Caire, où il est décédé en 1960, le chapitre de sa vie pendant lequel il a collaboré avec les Français et les Sionistes étant resté inconnu jusqu’à maintenant.
En février 1947, Ben-Gurion a rencontré à Londres le Secrétaire du Ministère des Affaires étrangères, Ernest Bevin, et a fait l’éloge de Mardam en tant que dirigeant arabe modéré. Sans doute, si les circonstances l’avaient permis, Ben-Gurion se serait exprimé encore plus chaleureusement au sujet du premier ministre syrien.
Meir Zamir est professeur émérite, de l’Université Ben-Gurion dans le Néguev. Son livre sur la guerre secrète entre Anglais et Français au Moyen-Orient et sur la création d’Israël sera publié en 2021.
Traduit de l’anglais par Yves Jardin, membre du GT prisonniers de l’AFPS