J’arrive à l’aéroport de Tel Aviv jeudi 9 février à 7h.
Première barrière de sécurité : une jeune femme me demande mon passeport, pourquoi je suis là et combien de temps je reste. Ce premier passage se solde par un « Bon séjour. » Si ce n’est que ça…
Premier interrogatoire : le contrôle officiel des passeports.
– Pourquoi êtes-vous ici ? Tourisme.
– Combien de temps restez-vous ? 5 semaines.
– Seule ? Oui.
– Qu’est-ce que vous allez visiter ? Bethléem, Jérusalem, Nazareth, Tel Aviv, Jaffa, la mer morte, le lac de Tibériade…
– Avez-vous votre billet retour ? Oui.
– Montrez-le moi.
Je m’exécute.
– Vous travaillez ? Pour l’instant, je ne travaille pas. Mais j’aurai un job à mon retour le 1er avril (ça, c’est pas vrai…).
– Ce travail vous attend ? Non, il commencera le 1er avril. Je viens de te le dire mais je garde le sourire…
– Quelle est votre profession ? Communication.
– Vous avez une carte de visite professionnelle ? Non.
– Vous vivez seule ou avec quelqu’un ? Avec quelqu’un.
– Vous avez des enfants ? Non.
Tout au long de l’interrogatoire, l’agent de sécurité tape sur son clavier et regarde son écran.
Derrière moi, la file des voyageurs commence à s’allonger. L’agent leur fait signe de passer à l’autre guichet.
– Vous avez une réservation à l’hôtel ? Non. Il est tôt et j’ai toute la journée pour trouver un hôtel.
– Vous êtes habituée à voyager seule ? Non, c’est la première fois et c’est très important pour moi. Grosse erreur…
– Comment allez-vous vous déplacer sur place ? En bus.
– Vous n’avez aucun contact en Israël ? Non.
Tous mes contacts sont en Palestine et je crains d’avoir plus de soucis si je lui donne.
– Bon. Vous voyez la salle d’attente là-bas ? Vous allez vous y asseoir et je vous amènerai votre passeport.
Aïe. Si les femmes devant moi sont passées sans encombre, ça ne sera pas mon cas.
Je vais m’asseoir. Je savais que ça ne serait pas facile, mais quand même…
La salle est ouverte sur le hall. Il n’y a pratiquement plus personne à passer au contrôle. Je suis la seule dans cette salle. Des agents passent de temps en temps boire un café ou regarder le match de foot diffusé sur la télé en hauteur.
Je n’ai pas à attendre très longtemps. Une femme vient me chercher. « Alice ? » Oui. « Venez avec moi. »
Deuxième interrogatoire : ça se corse.
– Pourquoi êtes-vous là ? Tourisme.
– Combien de temps ? 5 semaines.
– Seule ? Oui.
– Vous êtes habituée à voyager seule ? Non, c’est la première fois et c’est très important pour moi.
– Vous travaillez ? Non, pas pour l’instant. C’est pour cela que j’en profite pour faire ce voyage.
– Quelle est votre profession ? Je travaille dans la communication. A trop vouloir être honnête (!), je lui détaille mes derniers mois : démission, travail de serveuse, voyage puis nouveau boulot le 1er avril (toujours aussi faux). Encore une grossière erreur. En dire le moins possible. On me l’avait dit mais je veux absolument la convaincre, d’autant que tout est vrai.
– Vous n’avez aucun contact ici ? Non.
– Avez-vous réservé un hôtel ? Non. Je ne voulais pas payer de réservation par internet (ça, c’est vrai) et j’ai toute la journée pour en trouver un.
– Qu’est-ce que vous allez visiter ? Jérusalem, Bethléem, Nazareth, la Galilée, la mer morte… La prochaine fois, je m’enregistrerai, ça m’économisera de la salive.
Chose très rare, je sens ma bouche extrêmement sèche. J’ai beau ne pas avoir peur de mon interlocutrice, mon corps me trahit. J’ai seulement peur que mon projet tombe à l’eau et que je ne puisse pas voir la Palestine. Elle le voit. Elle me regarde droit dans les yeux.
– Pourquoi êtes-vous si nerveuse avec moi ? Parce que toutes les autres personnes sont passées et pas moi. C’est mon premier voyage seule et ça ne va pas (allez, apitoie-toi un peu sur mon sort !!). Je ne comprends pas pourquoi.
– Elle sourit. Comprenez qu’une femme qui voyage seule 5 semaines, ça nous semble étrange… C’est donc ça… Comment ? Mais je connais plusieurs femmes qui voyagent seules : en Colombie, en Inde. Et j’en suis très admirative. Alors, je veux faire comme elles. Je lui sors mon couplet sur mon changement de vie, le fait que je veux faire des choses nouvelles, êtes fière de moi, et blablabla, et blablabla. Je lui dit qu’Israël est un pays sûr pour une femme seule. Bêtement, j’ai l’impression que je la convaincs.
– Vous avez un mail ? Oui.
– Ecrivez-le. Là, je commence à flipper. J’ai vidé ma boîte de ce qui pourrait trahir ma présence ici mais si j’en ai oublié un… Si de nouveaux mails sont arrivés…
– Vous avez un téléphone mobile ? Oui.
– Donnez-moi votre numéro.
Elle note tout sur son ordinateur. Ils ne vont quand même pas me mettre sur écoute ?? Tant pis, si je passe, j’achèterai une carte sim locale, alors ils ne pourront pas me pister.
– OK. Allez vous rasseoir.
Je retourne dans la salle d’attente. Je commence à me dire qu’il y a des chances que je ne voie pas la terre palestinienne. J’ai peur de ne pas passer. Les choses s’accélèrent dans ma tête. Et s’ils fouillent ma boîte mail ? S’ils trouvent des trucs. Je laisse mon téléphone éteint de façon à ce que personne ne m’appelle ou ne m’envoie un SMS compromettant.
J’attends 5 minutes. « Alice ? » Cette fois, c’est un homme (jeune). « Venez avec moi. »
Troisième interrogatoire : la chute.
– Pourquoi êtes-vous là ? Tourisme.
Là, je commence à en avoir marre. Je ne fais plus d’effort pour cacher ma lassitude. J’ai cessé de sourire.
– Vous travaillez ? Non, pas en ce moment, c’est pour ça que j’ai décidé de faire ce voyage. J’ai démissionné et blablabla, et puis serveuse et blablabla et puis maintenant un voyage toute seule dans un pays sûr et blablabla…
– Quelle est votre profession ? Communication.
– Communication, c’est pas un métier. Quel est votre métier ? Là, coco, tu me fais vraiment c…. Et bien, dans un service communication, il y a plusieurs euh services… je ne sais pas comment le traduire en anglais.
– Votre anglais est très bon (ah ? Merci…), faites un effort. Bon, et bien j’écris pour Internet.
– Vous êtes animatrice de forum ? Non, pas vraiment.
– Webmaster ? Oui, c’est ça mais pas technique. Je dois être stressée parce que ce n’est pas compliqué à trouver « webmaster » en anglais…. J’écris des articles pour l’entreprise pour laquelle je travaille.
– Quel est le nom de votre entreprise ?
Il semble taper ma réponse sur son clavier. Croyant qu’il cherche le site sur Internet, j’essaye de lui dire que je n’écrivais pas pour le site de l’entreprise principale, mais pour une des branches, mais je m’embrouille. De toute façon, il s’en fout. Il bluffe derrière son ordinateur. Mais sur le coup, je ne m’en rends pas compte. Trop préoccupée à dire le plus de vérité possible. Ou le moins de mensonge, au choix…
– Que fait votre entreprise ? Protection sociale. Retraite. Santé. Je cherche dans mon dictionnaire. Mais il s’en fout toujours autant.
– Combien de temps restez-vous ? 5 semaines.
– Seule ? Oui.
– Pourquoi être venue en Israël ? Parce que, quand j’étais petite, je faisais du catéchisme et j’ai beaucoup entendu parler de Bethléem, Jérusalem, Nazareth… Alors, je voulais voir tous ces lieux. Tiens, je suis tellement convaincue que je m’anime en lui disant ça. Et puis j’ai une amie dont la sœur habite à Tel Aviv et qui m’a dit qu’Israël est un très beau pays et sûr.
– Comment s’appelle votre amie ? Et merde. Désolée, V., je n’ai pas le choix…
– Ecrivez-le. Lui, il commence à me saoûler à faire le méchant avec ses grands yeux noirs. Tu parles, il doit être plus jeune que moi… Je lui écris le prénom et le nom en prenant soin de lui dire que je ne connais pas sa sœur et qu’il est probable qu’elle ait un autre nom (en fait, la sœur de V. a le même nom qu’elle mais il n’est pas question qu’elle soit mêlée à ça…).
– Quand est-elle venue en Israël ? Au printemps.
Il cherche son nom sur son ordinateur.
– Je ne la trouve pas. Vous êtes sûre ? Et comment ! C’était en juin, avec sa mère !
– Je n’ai rien à ce nom.
Là, les bras m’en tombent. Je ne bluffe pas : V. était en Israël en juin. Par contre, lui, il bluffe. Pour me déstabiliser. Mais ça, encore une fois, je ne le comprends pas tout de suite. Je suis trop concentrée sur mes réponses.
– Israël est un petit pays. C’est long 5 semaines… Oui, mais je veux prendre du temps pour moi. Et blablabla nouvelle vie…
– Qu’est-ce que vous êtes venue visiter ? Oh, t’es sourd ou quoi ?? Les lieux saints.
– OK. Quoi, précisément ? Là, coco, tu ne m’auras pas. J’ai révisé avant de venir. L’église de la Nativité à Bethléem, le mont du Temple à Jérusalem…
Il me coupe la parole et se fait menaçant.
– OK. Comment allez-vous organiser votre voyage ?
– Et bien, une semaine ou deux à Jérusalem. Une semaine à Tel Aviv…
– Pourquoi voulez-vous aller à Tel Aviv ? Il se fout de moi ou quoi ? Toute la presse française en parle. C’est THE place to be en ce moment. Parce qu’il y a beaucoup d’articles dans la presse qui disent que c’est une super ville.
– Qu’est-ce qui est super à Tel Aviv ? Les cafés, la plage, enfin bon, ce n’est pas l’époque, mais…
– Les cafés sont mieux à Paris ! Je le regarde, navrée. Il n’y a rien à en tirer. Il a vraiment décidé de m’emmerder.
– Sinon, où voulez-vous aller ? Je vais passer quelques jours à Jéricho sur les bords de la mer noire et à Nazareth…
– Vous savez à quelle distance se trouve Nazareth de Jérusalem ? 1 heure ! Il s’énerve. Alors vous n’avez pas besoin de rester plusieurs jours là-bas. Je le regarde encore navrée. Lui, il n’a jamais dû faire de tourisme au long cours.
– Sinon ? Je vais essayer d’aller dans le désert si je peux, mais pas seule, hein, avec un guide…
– Vous n’avez pas de guide !! Il s’énerve encore. Non, mais j’ai 5 semaines pour en trouver un…
– Qu’est-ce que vous allez faire dans le désert ? Il n’y a rien ! C’est le désert ! Bah, marcher. Faire de la randonnée.
– Marcher ! Mais il n’y a rien à voir ! Mais j’aime marcher, j’aime la nature ! Et puis merde, il me saoûle. C’est sûr que ce n’est pas avec lui que l’office du tourisme israélien va faire son beurre…
– Quel budget avez-vous pour ces 5 semaines ? J’y vais fort. 4 000 €.
– Comment avez-vous eu cet argent puisque vous ne travaillez pas ? Il me regarde, ironique. Vous avez joué au loto, au bingo ??
Calmement, je lui explique les notions de solde de tout compte, de congés payés en fin de contrat… Il a l’air de se calmer. Ouf. C’est crédible. Et c’est surtout vrai, même si j’ai considérablement exagéré le budget réel dont je dispose.
– Vous avez un téléphone mobile ? Oui. C’est reparti…
– Donnez-le moi. Gloups…
– Allumez-le et posez-le sur la table. Re-gloups… Là, sa technique est efficace : je flippe. Et si S., mon contact à Bethléem, m’appelle… En fait, elle n’a pas mon numéro de portable, mais ça, je ne le sais plus. Et puis, ma bouche est vraiment sèche, je panique.
En l’allumant, mon téléphone bip deux fois. Deux SMS. Gloups…
Il me regarde de ces yeux les plus noirs :
– Quelqu’un vous attend ? Non.
Je regarde : c’est Orange qui m’informe sur les tarifs et l’opérateur relai en Israël. Ouf. Je lui dis. Il se calme.
– Vous n’avez vraiment aucun contact ici ? Ca va vite dans ma tête : mon téléphone est posé sur le bureau, si S. m’appelle, je suis grillée. Euh, si, j’ai quelqu’un dont on m’a donné le contact à Bethléem. Erreur fatale. C’est le début de la dégringolade.
– Notez-le.
Je m’exécute.
– Comment l’avez-vous eu ? Euh, par Internet, euh non, par quelqu’un, euh… Je ne sais plus… Je ne veux lâcher aucun nom en France, au cas où il irait vérifier. Pas question de griller qui que ce soit.
– Vous ne savez plus comment vous avez eu ce contact ? Arrêtez de me mentir. Dites-moi la vérité !! Comment, mais je ne comprends pas…
– Si, vous comprenez très bien !! Euh oui, en fait je comprends… Je comprends que je suis dans de sales draps…
Je reste interdite. Je n’ai rien à dire.
– Il me crie à la figure : Vous êtes une volontaire ! Je le regarde calmement. Oui. Et jusqu’à preuve du contraire, ce n’est pas un crime. Comment j’ai pu mentir pour ça ? Ca me semble absurde tout à coup. Mentir pour cacher que je suis une bénévole en partance pour la Palestine… C’est délirant.
– Vous m’avez fait perdre mon temps ! Je suis un homme très occupé ! Tu parles, Charles. Je vous vois dans vos bureaux, vous n’avez rien à faire jusqu’au prochain pigeon. Je suis désolée. Je préfère faire amende honorable, des fois que la partie ne serait pas encore perdue.
Reste que mon interlocuteur est très énervé (ou feint de l’être). Il me demande mon adresse mail, mon téléphone, mon adresse en France et me prie de dégager le plancher non sans me préciser, menaçant : « Vous avez menti et vous m’avez fait perdre 40 minutes, alors maintenant, je peux décider si vous restez ou si vous repartez en France. Je vais prévenir le ministère de l’immigration. » Ah ? Quand même…
Dans la salle d’attente, j’appelle Anto et S. pour leur expliquer la situation. Tous deux n’arrivent pas à y croire. S. me dit de leur donner son numéro de téléphone, de bien préciser que l’association est apolitique et qu’elle n’a qu’un but culturel. Encore une fois, ça me semble tellement absurde d’avoir dû mentir pour ça. Mais c’est trop tard. Et pendant les prochaines 24 heures, je vais avoir tout mon temps pour ressasser.
L’homme revient me chercher. Je me rassois face à lui.
– Vous m’avez fait perdre 40 minutes ! Vous avez gâché mon café ! Je crois déceler un léger sourire aux coins de ses lèvres lorsqu’il me dit ça. Il doit plaisanter. C’est bon, je suis pardonnée…
Je m’excuse platement.
A ses nouvelles questions, je balance tout : l’asso, Hébron, le besoin d’être utile. Tout à coup, je suis détendue. Je n’ai rien à cacher. Je suis juste une bénévole. C’est tout. Et ce n’est pas un crime. En revanche, mentir en est un. Et il est impardonnable en Israël.
L’agent note tout et me renvoie dans la salle d’attente.
Quatrième interrogatoire : bureau de l’immigration.
Une jeune femme m’emmène dans la salle d’attente du bureau de l’immigration. Je me sens étonnamment calme. Je ne sais pas si mon sort est scellé. Je crois que j’ai encore de l’espoir.
Cette fois, c’est une femme qui m’appelle. Elle comprend et parle assez mal l’anglais alors elle appelle un agent de sécurité pour faire la traduction.
Question rituelle : Pourquoi êtes-vous là ?
Cette fois, ça va plus vite : je viens travailler bénévolement dans une association à Hébron.
Elle ne connaît pas l’association. Je lui en explique le but et le caractère apolitique. Ils sont maintenant 3 face à moi : la femme de l’immigration qui me regarde à peine quand elle m’interroge, le traducteur et mon interrogateur précédent. J’y crois encore. Je crois, naïvement, qu’ils peuvent me pardonner mon mensonge étant donné le caractère inoffensif de l’association. C’est oublier que les frontières sont de plus en plus hermétiques. Est-ce qu’un tel mensonge serait pardonné à la frontière française ? J’essaye de me persuader que oui. Mais rien n’est moins sûr.
Ils se parlent entre eux. Je ne comprends rien mais, de toute façon, je suis ailleurs. A essayer de refaire le film.
Et puis, tout à coup, d’une seule voix, ils m’hurlent à la figure : « Pourquoi avez-vous menti ? »
Bien sûr qu’ils le savent. Tout le monde ment pour atteindre la Palestine. Ils passent leur temps à traquer les bénévoles d’ISM qui se font passer pour des touristes. La différence, c’est que mon association est beaucoup plus inoffensive qu’ISM, alors avais-je vraiment besoin de mentir ? Je suis tellement vidée que c’est ce que je leur réponds : « Parce que j’avais peur étant donné que j’allais en Cisjordanie. Parce que tout le monde m’a dit de mentir. » Ce n’est pas très valeureux comme réponse mais je me sens traquée et je veux passer. Et puis je n’arrive plus à rien calculer. J’espère les amadouer. Je leur dit d’appeler S. ou l’association. Leur réponse est tranchante : « Le problème, ce n’est pas l’association, c’est vous. Vous avez menti. » Sauf que je sais par S. qu’une stagiaire, qui avait dit clairement qu’elle venait à l’association à Hébron, est restée 6 heures à l’aéroport avant d’obtenir son visa. Ces cas-là sont fréquents. C’est pour éviter ça qu’on m’a conseillé l’option « Tourisme ». A y réfléchir, il aurait mieux valu être honnête. Mais j’aurais pu tomber pour autre chose.
Là, l’homme qui m’avait interrogée fait du zèle : il veut des noms. Il veut savoir si l’association m’a encouragée à mentir. Je m’en offusque… Alors, il veut des noms en France. Il en veut quatre. L’idée que donner ces noms pourra me faire passer me traverse l’esprit. Je suis abattue. Je veux passer, mais il est hors de question de lâcher quoi que ce soit. Je ne grillerai personne. Je bredouille que, non, je ne lui donnerai aucun nom. J’espère juste qu’il ne va pas insister… En fait, une fois encore, il bluffe. La femme chargée de l’immigration ne me demande rien, d’ailleurs. Pour elle, mon sort est scellé depuis le début. Elle a tout noté calmement sur sa feuille de papier. Elle doit faire ça tous les jours. Elle a le beau rôle : elle récolte le fruit des interrogatoires de ses collègues. Il ne lui reste plus qu’à donner l’ordre d’expulsion.
Je récupère mes affaires et sort du bureau. Puis c’est le passage par les empreintes et la photo. Etant donné que la femme est presque sympathique, j’y crois toujours. C’est absurde.
Mais la traversée du hall est définitive : « Vous avez menti donc vous ne pouvez pas entrer en Israël. » Maintenant, c’est clair. Pourtant, je me dis qu’elle peut bluffer pour me faire peur. S., avec qui je suis en contact par téléphone, y croit encore. Elle me dit de m’accrocher même si le consul de France à Tel Aviv est pessimiste.
Je suis prise en charge par la jeune femme qui m’avait amenée jusqu’à l’immigration. Elle est toute fluette dans son uniforme d’agent de sécurité. Elle ne doit pas avoir 20 ans. Elle ne joue pas l’autorité avec moi. Elle exécute les ordres, c’est tout. Je ne peux m’empêcher de penser au film de Dalia Hager « Une jeunesse pas comme les autres » sur les jeunes Israéliennes qui font leur service militaire. Je suis certaine que la majorité des jeunes gens autour de moi sont dans ce cas. J’évite leur regard mais je sais qu’ils m’observent et qu’ils parlent de moi. Tous occupés à plaisanter et à tapoter sur leurs smartphones, qu’est-ce qu’ils en pensent, eux, de tout ça ?
Je passe de l’autre côté pour récupérer ma valise. A peine 50 m de la salle d’attente où j’ai été expédiée dès mon arrivée. Comme j’aurais aimé passer libre ici. Ce n’était pas grand-chose. Passer le contrôle des passeports et arriver dans ce hall. Récupérer ma valise. Sortir et trouver un taxi collectif pour Bethléem. Ce ne sera pas pour cette fois. Sous l’immense panneau « Bienvenue en Israël », un groupe de touristes pose pour la photo de groupe avant le début des vacances. Je ne les envie pas. Comment peut-on faire du tourisme dans ce pays quand un peuple est opprimé sur la moitié du territoire ?
Je suis « gardée » par 3 jeunes gens. L’un deux m’interroge encore. Pourquoi je suis là ? Combien de temps ? Bêtement, je me dis que s’il m’interroge, tout n’est pas perdu. Je lui réponds honnêtement. Il me regarde : « Pourquoi êtes-vous nerveuse. Pourquoi vos lèvres sont sèches ? » Il se fout de moi, tout simplement. Il sait tout. Je n’ai pas l’énergie de répondre par l’humour et puis mon niveau d’anglais ne me le permet pas, il faut l’avouer. Je lui réponds platement : la peur, et puis vous savez…
J’attends encore de ce côté-ci. Je les entends parler de la compagnie israélienne El Al. C’est tout ce que je comprends. Je m’imagine que je vais repartir avec El Al dans la demi-journée et que c’est pour ça qu’ils me laissent attendre ici.
En fait, deux jeunes femmes viennent chercher ma valise et mes deux sacs. Ok, c’est parti pour une fouille en règle de mes affaires. Je ne me tracasse pas : je n’ai rien pris de compromettant. J’avais soigneusement choisi chaque livre de façon à ne pas trahir mes idées politiques et j’avais pris soin de laisser tous les documents sur la Palestine en France. Mes bagages sont ceux d’une touriste lambda.
Mais je vais suivre le mouvement très vite, accompagnée par la jeune femme fluette. Je vais donc y avoir droit moi aussi. Après tout, c’est la moindre des choses… En tant que dangereuse criminelle menteuse devenue un danger majeur pour la sécurité intérieure du pays, il est normal qu’on me fouille. Des fois que j’aurais caché des micros ou des documents secrets dans mes poches…
Le jeune homme chargé de fouiller mes bagages est également très jeune. 19 ou 20 ans. A mes gestes maladroits et nerveux lorsqu’il me demande d’ouvrir mes sacs, il me rassure : « Ne vous en faites pas, il n’y a pas de problème… » Comme la jeune femme qui m’accompagne, il m’inspire de la sympathie. J’ai l’impression que c’est réciproque. Tous deux font leur boulot, parce que c’est comme ça.
Deux autres jeunes femmes m’emmènent dans une cabine. J’ai de la chance, je n’ai pas à enlever mon pantalon ni mes t-shirts. Je suis étonnamment calme. Je crois que je me suis mise en mode automatique. Les sentiments sont désactivés. J’obéis. De toute façon, je n’ai pas le choix. Je me suis plantée. Fin de la partie.
Une fois rhabillée, j’assiste à la fouille méthodique de mes affaires. Je suis un peu inquiète de voir mon ordinateur et mon matériel photo passer aux rayons X. S’ils pouvaient éviter de me flinguer tout ça, ça m’arrangerait…
Voilà, c’est terminé. Manteau, écharpe, bagages… Tout est marqué d’un code barre jaune et les fermetures des bagages sont entourées d’un collant orange. J’ai l’impression d’avoir des scellés entre les mains !
La jeune femme fluette me raccompagne dans la salle d’attente initiale. Elle attend avec moi. Elle me sourit timidement. C’est gentil, mais je n’arrive pas à lui rendre son sourire. Je lui demande un verre d’eau. Elle me propose quelque chose de chaud. Elle est attentive. Non, ça ira, merci. J’ai juste besoin de me réhydrater la bouche… Je pourrais boire des litres d’eau. Elle reste assise en face de moi avec une jeune collègue. Smartphones sortis, elles discutent comme si je n’étais pas là. Comme si elles étaient à la cafétéria de la fac.