Nos dirigeants politiques et militaires ont déjà rencontré la troisième, la quatrième et la cinquième personne. Toutes ont dit qu’ils devaient enquêter sur ce qui s’était produit au cours de l’opération “Plomb durci”.
Trois options se présentent à eux :
- Mener une véritable enquête.
- Ignorer la demande et faire comme si rien ne s’était produit.
- Mener une enquête bidon.
Il est facile d’éliminer la première option : elle n’a pas la moindre chance d’être retenue. À part les suspects habituels (dont je suis) qui exigeaient une enquête bien avant que personne en Israël n’ait entendu parler d’un juge nommé Goldstone, personne ne soutient cette option.
Parmi toutes nos autorités politiques, militaires ou médiatiques qui suggèrent maintenant une “enquête”, il n’en est pas une – vraiment pas une – qui entende par là une véritable investigation. L’objectif est de tromper les goys et de les faire taire.
En réalité, le droit israélien prévoit des modalités claires pour de telles investigations. Le gouvernement prend la décision de créer une commission d’enquête. Le président de la Cour Suprême désigne alors les membres de la commission. La commission peut sommer des témoins de déposer sous serment. Toute personne susceptible de subir un préjudice du fait de ses conclusions doit en être avertie et se voir offrir la possibilité de se défendre. Ses conclusions s’imposent.
Cette loi a une histoire intéressante. Quelque part dans les années 50, David Ben-Gourion exigea la désignation d’une “Commission judiciaire d’enquête” pour déterminer qui avait donné les ordres pour le “cafouillage de sécurité” de 1954 connu aussi sous le nom d’affaire Lavon. (Opération conduite sous une fausse bannière dans laquelle un réseau d’espionnage composé de Juifs locaux fut activé pour commettre un attentat à la bombe contre des bureaux américains et britanniques en Égypte, afin de créer des tensions entre l’Égypte et les puissances occidentales. Les exécutants se firent prendre.)
La demande de Ben Gourion fut rejetée, sous prétexte qu’aucune loi ne prévoyait cette procédure. Furieux, Ben-Gourion démissionna du gouvernement et quitta son parti. Au cours de l’une des sessions orageuses du parti, le ministre de la Justice, Yaakov Shimson Shapira traita Ben-Gourion de “fasciste”. Mais Shapira, un vieux Juif russe, regretta plus tard son emportement. Il rédigea le projet d’une loi spéciale pour la désignation de Commissions d’Enquête à l’avenir. Après des délibérations interminables à la Knesset (auxquelles je pris une part active) la loi fut adoptée et elle a été appliquée depuis, notamment dans le cas du massacre de Sabra et Chatila.
Maintenant, j’apporte de tout cœur mon soutien à la constitution d’une commission d’Enquête dans le cadre de cette loi.
LA SECONDE option est celle proposée par le chef d’état-major de l’armée et le ministre de la Défense. En Amérique on appelle cela “obstruction” (stonewalling). Ce qui veut dire : au diable cette affaire.
Les commandants de l’armée sont opposés à toute enquête ou investigation quelle qu’elle soit. Ils savent probablement pourquoi. Après tout, ils sont au courant des faits. Ils savent qu’une ombre épaisse recouvre la décision elle-même de déclencher la guerre, le planning des opérations, les instructions données aux troupes, et les dizaines de grandes et petites actions commises pendant l’opération.
Ils estiment que, même si leur refus a de sérieuses répercutions internationales, les conséquences de toute enquête, même bidon, seraient bien pires.
Tant que le chef d’état-major s’en tient à cette position, il n’y aura pas d’enquête hors de l’armée, quelle que soit la position des ministres. Le chef de l’armée qui est présent à toutes les réunions du conseil des ministres est la personnalité la plus importante en séance. Quand il déclare que la “position de l’armée” est ceci ou cela, aucun des simples politiciens présents n’oserait faire une objection.
Dans la “seule démocratie du Moyen Orient”, la loi (proposée à l’époque par Menahem Begin) stipule que le gouvernement en tant que tel est le commandant en chef des Forces de Défense d’Israël. Voilà pour la théorie. En pratique, aucune décision s’écartant de la “position de l’armée” n’a jamais été ou ne sera jamais adoptée.
L’armée prétend qu’elle enquête elle-même. Ehoud Barak représente – bon gré, mal gré – cette position. Le conseil des ministres a différé le traitement de cette question, et voilà où en sont les choses à ce jour.
À CETTE occasion, les projecteurs devraient être tournés vers la personne la moins visible en Israël : le chef de l’état-major général, le lieutenant général Gabi Ashkenazi, l’homme-téflon suprême. Rien ne s’attache à sa personne. Dans ce débat, comme dans tous les autres, il n’est tout simplement pas là.
Chacun sait qu’Ashkenazi est un homme timide et modeste. C’est à peine s’il parle, s’il écrit ou s’il prononce des discours. À la télévision, il se fond dans le paysage.
C’est ainsi qu’il apparaît au public : un soldat honnête, sans ruses ni stratagèmes, qui remplit son devoir tranquillement, reçoit ses ordres du gouvernement et les exécute loyalement. En cela il diffère de presque tous ses prédécesseurs qui étaient vantards, fous de publicité et bavards. Alors que la plupart d’entre eux venaient de fameuses unités d’élite ou de l’arrogante armée de l’air, c’est un homme de la terne infanterie. Le duc de Wellington, voyant le volume énorme de paperasse dans son armée, s’écria un jour : “Les soldats devraient combattre et non écrire !” Il aurait aimé Ashkenazi.
Mais la réalité ne correspond pas toujours aux apparences. Ashkenazi joue un rôle central dans le processus de décision. Il fut désigné après la démission de son prédécesseur, Dan Halutz, suite aux échecs de la seconde guerre du Liban. Sous la direction d’Ashkenazi, de nouvelles doctrines ont été formulées et mises en œuvre dans l’opération “plomb durci”. Je les ai définies (sous ma propre responsabilité) comme “zéro perte” et “il est préférable de tuer cent civils ennemis que de perdre un seul de nos propres soldats”. Puisque la guerre de Gaza n’a conduit aucun soldat à être traduit en justice, Ashkenazi doit porter la responsabilité de tout ce qui s’y est passé.
Si une mise en accusation était prononcée par la Cour internationale de La Haye, Ashkenazi se verrait probablement attribuer la place d’honneur d’“accusé N°1”. Il n’est pas surprenant qu’il s’oppose à toute enquête extérieure, comme le fait Ehoud Barak qui occuperait probablement la place de N°2.
LES POLITICIENS qui s’opposent (toujours de façon très calme) à la position du chef d’état-major pensent qu’il n’est pas possible de résister complètement à la pression internationale et qu’une certaine forme d’enquête devra être menée. Du fait qu’aucun d’entre eux n’a l’intention de réaliser une enquête réelle, ils proposent de suivre une méthode israélienne éprouvée qui a marché remarquablement des centaines de fois dans le passé : la méthode de l’imposture.
Une enquête bidon, des conclusions bidon, une adhésion bidon au droit international. Un contrôle civil bidon sur les militaires.
Rien de plus simple que cela. Un “Comité d’enquête” (mais pas une Commission d’Investigation conforme à la loi) sera constitué, présidé par un juge adéquatement patriote et composé d’honorables citoyens soigneusement choisis, qui soient tous “l’un d’entre nous”. Les témoignages seront entendus à huis clos (pour des raisons de sécurité, naturellement). Les juristes de l’armée prouveront que tout fut parfaitement légal, le Blanchisseur National, le professeur Asa Kasher, vantera l’éthique de l’Armée la plus Morale du Monde. Des généraux parleront de notre droit inaliénable à assurer notre défense. Au bout du compte, deux ou trois officiers subalternes ou simples soldats seront peut-être désignés coupables d’“irrégularités”.
Les amis d’Israël du monde entier s’écriraient en chœur, extasiés : quel Etat légaliste ! Quelle démocratie ! Quelle moralité ! Les gouvernements occidentaux déclareraient que la justice a été rendue et l’affaire serait classée. Le véto des États-Unis pourvoira au reste.
Alors, pourquoi les chefs de l’armée n’acceptent-ils pas cette proposition ? Parce qu’ils craignent que les choses risquent de ne pas se passer aussi facilement que cela. La communauté internationale exigera qu’au moins une partie des auditions se déroulent en séance publique. La présence d’observateurs internationaux sera exigée. Et, ce qui est le plus important : il n’y aura aucune possibilité de justifier l’exclusion des témoignages des Gazaouis eux-mêmes. Les choses vont se compliquer. Le monde n’acceptera pas des conclusions préfabriquées. A la fin, nous nous retrouverons exactement dans la même situation. Il est préférable de rester sur nos positions et de faire face à la situation quel qu’en soit le prix.
PENDANT CE temps, la pression internationale sur Israël est en train d’augmenter. Elle a même atteint maintenant des proportions sans précédent.
La Russie et la Chine ont voté en faveur de l’approbation du rapport Goldstone par les Nations Unies. Le Royaume Uni et la France “n’ont pas pris part au vote”, mais exigé qu’Israël mène une véritable enquête. Nous nous sommes querellés avec la Turquie, jusqu’à présent un allié militaire important. Nous avons des altercations avec la Suède, la Norvège et quantité d’autres pays amis. Le ministre français des Affaires Étrangères s’est vu interdire l’entrée dans la Bande de Gaza et il est furieux. La paix déjà froide avec l’Égypte et la Jordanie s’est refroidie de plusieurs degrés. Israël est boycotté dans de nombreux forums. Des officiers supérieurs de l’armée hésitent à voyager à l’étranger par peur de se faire arrêter.
Cela soulève une fois de plus la question : une pression extérieure peut-elle avoir un impact sur Israël ?
Elle le peut certainement. La question est : quelle sorte de pression, quelle sorte d’impact ?
La pression a vraiment convaincu plusieurs ministres qu’un comité d’enquête sur le rapport Goldstone doit être constitué. Mais personne dans les milieux dirigeants israéliens – vraiment personne ! – n’a soulevé la vraie question : peut-être Goldstone a-t-il raison ? Sauf les suspects habituels, personne dans les médias, à la Knesset ou au gouvernement n’a demandé : peut-être que des crimes de guerre ont effectivement été commis ? La pression extérieure n’a pas obligé à soulever de telles questions. Il faut qu’elles viennent de l’intérieur, de l’opinion publique elle-même.
Le type de pression doit également être pris en considération. Le rapport Goldstone a un impact sur le monde parce qu’il est précis et ciblé : une opération bien définie pour laquelle des personnes bien précises ont des responsabilités. Il implique une exigence précise : une enquête. Il vise une cible claire et bien définie : des crimes de guerre.
Si nous appliquons ceci au débat relatif au boycott d’Israël : le rapport Goldstone peut se comparer à un boycott des colonies et de ceux qui les aident, non pas un boycott absolu de l’État d’Israël. Un boycott ciblé peut avoir un impact positif. Un boycott complet, absolu obtiendrait – à mon avis – l’effet contraire. Il pousserait davantage l’opinion publique israélienne dans les bras de l’extrême droite
La bataille à propos du rapport Goldstone a atteint maintenant un sommet. À Jérusalem, on peut clairement ressentir l’énergie croissante des vagues. Est-ce l’annonce d’un tsunami ?
[Traduit de l’anglais “Where Have All the Friendships Gone…” pour l’AFPS : FLPHL]