La science progresse par le libre échange des idées. Les nouvelles sont mises en avant et confrontées à celles existantes, et des combats sont livrés avec des arguments rationnels. Les scientifiques ont tendances à considérer cette liberté comme acquise, et la transposent dans d’autres domaines, tels que la politique, où la contestation de l’opinion dominante se fait sous le nom de dissidence, et peut être beaucoup moins accueillie.
Les scientifiques font de rudes dissidents pour les pouvoirs en place. Ils ne peuvent pas être considérés comme incompétents, et ils apportent au débat des normes professionnelles difficiles à égaler. Ils ne peuvent pas être mis à l’écart discrètement pour leurs opinions, car ils appartiennent à une communauté internationale qui les soutiendra. Ils doivent donc être discrédités d’une manière ou d’une autre.
À l’époque de l’Union soviétique, l’accusation privilégiée était la folie. Des scientifiques dissidents, tels qu’Alexander Esenin-Volpin et Leonid Plyushch, étaient régulièrement envoyés dans des hôpitaux psychiatriques. Aujourd’hui, l’accusation privilégiée est le soutien au terrorisme. Voici trois exemples, parmi beaucoup d’autres :
Le mathématicien turc Tuna Altınel a habité et travaillé à Lyon, en France, à partir de 1996. En 2019 il a participé à une réunion publique sur le thème de massacres présumés dans le Sud-Est de la Turquie. Le consul turc de l’endroit a fait un rapport sur la réunion aux autorités turques à Ankara, en mentionnant que Altınel avait été observateur lors d’élections. Il s’en est suivi une accusation d’appartenance à un groupe terroriste armé.
Lors d’un voyage en Turquie en avril, le passeport d’Altınel a été confisqué. Il a ensuite été arrêté et placé en détention préventive pendant 81 jours. Les accusations ont ultérieurement été ramenées à celle de propagande pour un groupe terrorisme. Altınel a été acquitté de cette dernière accusation en janvier 2020. Son passeport n’a pas été restitué, et le gouvernement lui a récemment envoyé une lettre disant qu’il ne le sera pas ; il demeure donc dans l’incapacité de quitter la Turquie. Les sanctions administratives non soumises au contrôle public ont été largement appliquées en Turquie en réponse à l’expression politique.
En référence aux lois invoquées, la Cour Européenne des Droits de l’Homme a condamné l’utilisation de procédures pénales telles que la détention préventive pour punir et décourager l’exercice de la liberté d’expression.
Pour plus de renseignements consulter http://math.univ-lyon1.fr/SoutienTunaAltinel/?lang=en.
Le cas de Azat Miftakhov, étudiant de troisième cycle en mathématiques à l’Université d’Etat de Moscou, est quelque chose de particulier. Miftakhov n’était ni un opposant déclaré au régime de Poutine, ni encore un scientifique professionnel. Sa carrière universitaire ne faisait que commencer (avec une seule publication dans le domaine des stochastiques). C’est pourquoi on peut difficilement s’attendre à ce que les organisations professionnelles se mobilisent pour lui. Cependant, la figure de Miftakhov est devenue une sorte de test décisif pour la société universitaire russe, divisant les gens entre ceux qui font confiance au système et ceux qui remettent en question sa justice. Miftakhov est originaire du Tatarstan, dans la Fédération de Russie. Alors qu’il était encore à l’école, il a gagné des prix dans plusieurs concours de mathématiques et a reçu un soutien du ministère de l’éducation et des sciences pour les jeunes talents.
Alors qu’il était étudiant à Moscou, il s’est engagé dans le mouvement anarchiste. En juin 2018 et janvier 2019, Miftakhov a été harcelé par une chaîne de télégrammes prétendument liée aux forces de l’ordre russes. En février 2019, juste après son retour d’une conférence à Nijni Novgorod où Miftakhov a donné son premier exposé en anglais, il a été arrêté par les autorités de l’État et accusé de fabriquer des explosifs. Miftakhov aurait été torturé par la police. Après trois jours, il a été libéré car le tribunal n’a trouvé aucune preuve justifiant son arrestation . En moins de deux jours, le 9 février 2019, Miftakhov a de nouveau été arrêté et accusé de la destruction de la fenêtre du bureau du parti politique au pouvoir, Russie Unie, qui a eu lieu il y a plus d’un an.
Miftakhov a plaidé non coupable. Malgré le manque évident de preuves, il est maintenu en prison depuis lors. Le centre russe des droits de l’homme Memorial reconnaît Miftakhov comme un prisonnier politique. Une lettre condamnant la torture contre Miftakhov et demandant sa libération immédiate a été signée par de nombreux scientifiques éminents de Russie et du monde entier. Pour plus d’informations sur Miftakhov et Altınel, voir http://www.ams.org/about-us/governance/committees/humanrights
Le jeudi 16 juillet 2020, l’astrophysicien palestinien, Imad Barghouthi, professeur à l’Université Al-Quds à Jérusalem-Est, a été arrêté par les forces militaires israéliennes pendant un arrêt de routine à un point de contrôle militaire hors de Anata. Après plus de deux semaines sans être informé de la raison de son arrestation, le 2 août Barghouthi a été inculpé par un procureur militaire israélien « de provocation et de soutien à une organisation hostile » sur la base de ses messages sur Facebook.
Après qu’un juge israélien a par deux fois accepté la demande de son avocat de le libérer sous caution, le commandant militaire en Cisjordanie a ordonné qu’il soit placé en détention administrative jusqu’au 15 novembre. La détention administrative est une mesure illégale au regard du droit international, couramment utilisée par les forces militaires israéliennes pour maintenir les Palestiniens en prison sans inculpation ni jugement.
Ce n’est pas la première fois que les forces militaires israéliennes ont arrêté Barghouthi, un des plus éminents scientifiques de Palestine. En 2014 il a été placé en détention administrative pendant deux mois, et en 2016 il a encore été détenu pendant six mois. Dans les deux cas, son arrestation a déclenché une importante indignation de la part de la communauté scientifique internationale.
Les procédures peuvent être différentes, mais le résultat est le même : par un harcèlement administratif et judiciaire, civil ou militaire, nos collègues sont privés de leurs droits fondamentaux, y compris de la liberté universitaire. Il appartient aux scientifiques d’alerter leur associations professionnelles et de se mobiliser, comme ils l’ont fait à l’époque de L’union Soviétique, pour exiger que Altınel, Miftakhov, et Barghouthi recouvrent leur liberté et leurs droits, immédiatement et sans conditions.
Les opinions exprimées par les auteurs sont les leurs et ne représentent pas celles de leurs institutions, qui sont incluses à des fins d’identification uniquement.
Ahmed Abbes
directeur de recherche au CNRS, Paris, France
Michel Broué
professeur émérite en mathématiques, Université de Paris
Chandler Davis
professeur émérite en mathématiques, Université de Toronto
Adrien Deloro
maître de conférences en mathématiques, Sorbonne Université
Ivar Ekeland
ancien président de l’université Paris-Dauphine
Michael Harris
professeur en mathématiques, Columbia University
Masha Vlasenko
chercheuse, Institut de mathématiques de l’Académie polonaise des sciences
Traduit de l’anglais par Yves Jardin, membre du GT de l’AFPS sur les prisonniers