SI LA vie de Shimon Peres était une pièce de théâtre, il serait difficile de la faire entrer dans un genre. Une tragédie ? Une comédie ? Une tragicomédie ?
Pendant soixante ans elle apparut comme frappée d’une malédiction des dieux, un peu comme le sort de Sisyphe condamné à rouler un énorme rocher au sommet d’une colline ; à chaque fois qu’il approchait du but, le rocher roulait de nouveau jusqu’en bas.
Je peux révéler que nos vies se sont déroulées d’une certaine façon en parallèle. Il a un mois de plus que moi. Nous étions l’un et l’autre des enfants quand nous sommes venus en Palestine. Nous avons l’un et l’autre été engagés en politique dès l’adolescence. Mais les similitudes s’arrêtent là.
Nous nous sommes rencontrés pour la première fois il y a 60 ans, alors que nous avions 30 ans. Il était le Directeur général du ministère le plus important d’Israël, j’étais l’éditeur et le directeur du magazine d’information le plus contestataire d’Israël. Nous ne pouvions pas nous supporter.
Il était le principal collaborateur de David Ben Gourion, j’étais le principal ennemi de Ben Gourion (présenté comme tel par son chef de la sécurité.) Depuis lors nos chemins se sont croisés à de nombreuses reprises, mais nous ne sommes pas pour autant devenus des amis intimes.
DÉJÀ DANS SA prime enfance en Pologne, Peres (encore Persky) se plaignait de ce que ses camarades d’école (juive) le battaient sans raison. Son jeune frère devait prendre sa défense.
À sa venue en Palestine avec sa famille, il fut envoyé au village d’enfants légendaire de Ben Shemen, et il rejoignit un kibboutz. Mais déjà à l’adolescence, son sens aigu de la politique était évident. Il était moniteur d’un mouvement socialiste de jeunes. Il y eut une scission et la plupart de ses camarades rejoignirent la branche de gauche qui apparaissait plus jeune et plus dynamique. Peres était du petit nombre de ceux qui restèrent avec l’élément dominant, le Mapai, et il attira de ce fait l’attention des dirigeants.
Il lui fallut faire un choix plus important lors de la guerre de 1948, une guerre que nous considérions tous comme un combat à mort. Ce fut l’événement décisif de la vie de notre génération. Presque tous les jeunes se hâtèrent de rejoindre les unités combattantes. Pas Peres. Ben-Gourion l’envoya à l’étranger acheter des armes – une tâche très importante, mais qui aurait pu être remplie par une personne plus âgée. Peres fut considéré comme un tire-au-flanc lors de l’épreuve suprême et ceux de 1948 ne le lui ont jamais pardonné. Leur mépris l’a poursuivi pendant des décennies.
Ben Gourion l’a nommé, dès l’âge de 30 ans, directeur au ministère de la Défense – promotion considérable qui lui a assuré un accès rapide au sommet. Et en effet, il joua un rôle majeur en poussant Ben-Gourion à la guerre de Suez de 1956, avec la France et la Grande Bretagne.
Les Français étaient engagés dans la guerre d’indépendance algérienne et pensaient que leur véritable ennemi était le dirigeant égyptien Gamal Abd-el-Nasser. Ils ont convaincu Israël de déclencher une attaque pour le faire tomber. Ce fut un échec total.
À mon avis, la guerre a été un désastre politique pour Israël. Il creusa l’abîme séparant notre nouvel Etat du monde arabe. Mais les Français témoignèrent leur gratitude – il donnèrent en contrepartie à Peres le réacteur atomique de Dimona.
Pendant toute cette période, Peres fut le plus grand faucon, et un membre clef d’un groupe que mon magazine, Haolam Hazeh, qualifiait de “clique de jeunes de Ben Gourion” – un groupe que nous soupçonnions de chercher à prendre le pouvoir par des voies non démocratiques. Mais avant que cela ne puisse se produire, Ben-Gourion fut mis dehors par les vétérans du vieux parti, ne laissant à Peres d’autre choix que de l’accompagner dans son exil politique. Ils formèrent un nouveau parti, Rafi, Peres se dépensa comme un fou, mais ils n’obtinrent à la fin que 10 sièges à la Knesset. Peres et son rocher se retrouvaient de nouveau en bas de la colline.
La rédemption vint avec la guerre des six jours. À la veille de cette guerre, Rafi fut convié à rejoindre un gouvernement d’unité nationale. Mais c’est Moshe Dayan qui arracha le grand prix en devenant le ministre de la Défense et une idole mondiale. Peres restait dans l’ombre.
L’occasion suivante se présenta après la guerre du Kippour de 1973. Golda Meir et Dayan furent poussés dehors par une opinion publique révoltée. Peres était le candidat évident au poste de Premier ministre. Mais c’est alors qu’à la dernière minute Yitzhak Rabin sortit de nulle part pour arracher la couronne. Peres n’obtint que le ministère de la Défense.
Les trois années suivantes furent une histoire ininterrompue de manœuvres de subversion, avec Peres tentant par tous les moyens possibles de déstabiliser Rabin. Dans le cadre de cette action, il autorisa des extrémistes de droite à établir la première colonie au cœur de la Cisjordanie – Kedumim. C’est à juste titre qu’on l’a qualifié de père du mouvement de colonisation, comme on l’avait précédemment qualifié de père de la bombe atomique.
Rabin formula une expression qui lui a collé à la peau : “Hypocrite impénitent”.
Ce chapitre s’est clos avec le “compte en dollars”. Au moment de quitter son poste précédent d’ambassadeur à Washington, Rabin avait gardé un compte ouvert dans une banque américaine. À l’époque, c’était un délit puni en général d’une amende, mais Rabin démissionna pour protéger sa femme.
Il ne fut jamais prouvé que Peres avait joué un rôle dans la révélation, bien que beaucoup l’en ait soupçonné.
ENFIN, la voie était libre. Peres prit la direction du parti et se présenta aux élections. Le parti travailliste devait l’emporter comme il l’avait toujours fait jusque là.
Mais les dieux n’ont fait qu’en rire. Après 44 ans de domination ininterrompue du parti travailliste, du Yishouv et de l’Etat, Peres réussit à réaliser l’impensable : il perdit.
Menachem Begin a fait la paix avec l’Égypte, avec à ses côtés Moshe Dayan, le concurrent de Peres. Peu de temps après, Begin a envahi le Liban. À la veille de cette guerre, Peres et Rabin lui avaient rendu visite pour l’inciter à attaquer. Après que la guerre ait mal tourné, Peres se montra un grand partisan de la paix et condamna la guerre.
Lors de l’élection qui avait précédé ces évènements, Peres avait connu une épreuve accablante. Le soir, après la fermeture des urnes, il apparaissait comme le futur Premier ministre. Le lendemain, Israël se réveillait avec à nouveau Menachem Begin comme Premier ministre.
Les élections qui suivirent se conclurent par un match nul. Pour la première fois Peres devint Premier ministre, mais seulement par application d’un accord de rotation. Alors que Shamir exerçait le pouvoir, Peres essaya de le déstabiliser dans une intrigue politique douteuse. Celle-ci échoua. Rabin, caustique comme toujours, la nomma “la sale manœuvre”.
L’impopularité de Peres atteignit de nouveaux sommets. Lors de réunions électorales, des gens l’invectivaient et lui lançaient des tomates. Lorsqu’à une manifestation du parti il posa la question : “Suis-je un perdant ?” l’auditoire cria l’unisson : “Oui !”
Afin de faire tourner sa chance, il se soumit à une opération de chirurgie esthétique pour modifier son air de chien battu. Mais ce n’est pas un chirurgien qui pouvait remédier à son manque de charme. Ni ses talents oratoires – cet homme qui a prononcé des dizaines de milliers de discours, n’eut jamais une idée vraiment originale. Ses discours sont entièrement faits de platitudes politiques, soutenues par une voix profonde, le rêve de tout politicien.
(Ceci, soit dit en passant, réfute à mes yeux sa prétention d’avoir lu des milliers de livres. Vous ne pouvez pas avoir réellement lu tant de livres sans qu’il en apparaisse une trace dans vos écrits et dans vos discours. L’un de ses collaborateurs m’a confié un jour qu’il lui préparait des résumés de livres en vogue, pour lui épargner la peine de les lire réellement avant de les citer.)
PENDANT CE temps, Peres le faucon s’était transformé en Peres le pacifique. Il eut sa part dans la réalisation des accords d’Oslo, mais ce fut Rabin qui en recueillit la gloire. La même chose, d’ailleurs, s’était produite précédemment avec l’audacieux raid d’Entebbe, lorsque Peres était ministre de la Défense et Rabin Premier ministre.
Après Oslo, le comité Nobel était sur le point d’attribuer le prix de la paix à Rabin et Arafat. Cependant une immense pression mondiale fut exercée sur le comité pour qu’il y adjoigne Peres. Du fait que le prix ne peut être partagé entre plus de trois personnes, Mahmoud Abbas qui avait signé les accords avec Peres fut laissé sur la touche.
L’assassinat de Rabin fut un tournant pour Peres. Il s’était tenu près de Rabin quand l’“hymne à la paix” fut chanté. Il descendit les marches alors qu’Ygal Amir attendait en bas, le pistolet chargé à la main. Le meurtrier laissa Peres passer et attendit Rabin – encore une insulte suprême.
Mais, enfin, Peres avait atteint son but. Il était Premier ministre. La chose évidente à faire était d’appeler à des élections immédiates, en se présentant comme l’héritier du chef martyr. Il aurait remporté une victoire écrasante. Mais Peres voulait se faire élire sur ses propres mérites. Il différa les élections.
Les résultats furent désastreux. Peres donna l’ordre d’assassiner Yahya Ayyash, le “technicien” qui avait préparé les bombes du Hamas. En représailles tout le pays explosa dans un tsunami d’attentats suicides. Puis Peres envahit le Sud Liban, un moyen sûr de gagner en popularité. Mais quelque chose se passa mal, un tir d’artillerie provoqua un massacre de civils dans un camp des Nations unies, et l’opération connut une fin sans gloire. Peres perdit les élections, Nétanyahou arriva au pouvoir.
Plus tard, lorsque le redoutable Ariel Sharon fut élu, Peres lui offrit ses services. Il réussit à réhabiliter l’image sanglante de Sharon dans le monde.
DANS TOUTE sa longue vie politique, Peres n’a jamais gagné une élection. C’est pourquoi il a décidé de renoncer à la politique de parti pour se présenter à la présidentielle. Sa victoire était assurée, de façon certaine face à un fonctionnaire insignifiant du Likoud comme Moshe Katsav. Le résultat fut encore un affront magistral : le petit Katsav l’emporta face au grand Peres. (Amenant certains à dire : “Si une élection ne peut être perdue, Peres la perdra de toute façon !”)
Mais cette fois les dieux semblent avoir décidé que cela suffisait. Katzav fut accusé du viol de ses secrétaires, la voie était libre pour Peres. Il fut élu.
Depuis lors il est à la fête. Les dieux pleins de remords le couvrent de faveurs. L’opinion publique, qui le détesta pendant des décennies, l’enveloppa de son amour. Les célébrités internationales le consacrèrent comme l’un des grands de ce monde.
Il ne pouvait s’en satisfaire. Avide d’amour toute sa vie, il avalait les flatteries comme un tonneau sans fond. Il parlait sans fin de “paix” et du “nouveau Moyen-Orient” sans absolument rien faire dans ce sens. Même les annonceurs de la télévision souriaient lorsqu’ils citaient ses paroles édifiantes. En réalité il servait de feuille de vigne aux activités ininterrompues d’expansion et de sabotage de la paix de Nétanyahou.
Le summum a été atteint ce mardi. Assis aux côtés de Nétanyahou, Peres a fêté ses 90 ans (deux mois avant la date effective), entouré d’une pléthore de célébrités nationales et internationales, jouissant de leur prestige comme un adolescent. Cela a coûté cher – Bill Clinton à lui seul a reçu un million de dollars pour y assister. Après toutes les cruautés qu’ils lui ont fait subir pendant toute sa vie, les dieux ont ri avec bienveillance.