Première réunion de l’Assemblée constituante tunisienne dominée par le parti Ennahda, mardi 22 novembre. Elections législatives anticipées au Maroc, vendredi 25 novembre, dont le Parti de la justice et du développement, « à référentiel islamique », est censé sortir vainqueur. Triomphe annoncé des Frères musulmans dans les urnes égyptiennes à partir du lundi 28 novembre…
L’agenda de l’islam électoral, chargé, a pris la suite de « l’agenda caché » islamiste. Mais, dès qu’on parle d’islam, les inquiétudes et les confusions demeurent sur les liens possibles entre religion, politique et Etat. Surtout quand on pense comprendre l’islam politique au seul prisme d’une séparation entre « modérés » et « radicaux ».
« La distinction entre islam modéré et islam radical est une distinction plus occidentale que musulmane, rappelle Baudouin Dupret, directeur du centre Jacques-Berque de Rabat. Même si de nombreux acteurs politiques et religieux s’attachent à se présenter ainsi, autant pour des besoins de consommation interne que par rapport à l’international. Mais ça ne veut pas dire grand-chose. Quelqu’un comme le très influent cheikh Youssef Al-Qardaoui se présente comme tenant d’un islam modéré. C’est certainement vrai, dès lors qu’on a toujours plus extrémiste que soi… »
A quel moment la définition de l’islam défendue par un mouvement politique dépasse-t-elle les critères flous de la « modération »… Pour Romain Bertrand, historien spécialiste de l’Indonésie, « la distinction entre radicaux et modérés n’est pas opérante. Pour un islamiste indonésien, pas forcément violent, lui dire qu’il est “modéré”, c’est comme lui dire qu’il n’est croyant qu’à demi. La différence se fait entre les mouvements islamiques légalistes et insurrectionnels. “Radical” et “modéré” sont des catégories idiotes, qui nous font considérer qu’on est dans le même continuum, alors qu’on est dans des mondes différents. Certains mouvements acceptent la loi et l’Etat, d’autres les refusent. Parmi les nationalistes corses, il y a peut-être des radicaux et des modérés, mais surtout des mouvements qui acceptent le cadre légal et d’autres qui le rejettent. »
A l’heure de la victoire d’Ennahda en Tunisie et du triomphe annoncé du Parti liberté et justice, issu des Frères musulmans en Egypte, un détour par l’Indonésie des années 1950 est utile. Il existait alors un grand et puissant parti social-démocrate musulman, le Masjiuni, mêlant préoccupations religieuses et sociales. « Quand ce parti, ouvert en termes de pensée économique et politique, est interdit en 1957 par un Soekarno, premier président de l’Indonésie indépendante, virant autoritaire, plusieurs membres du Masjiuni se tournent vers la dahwa, la prédication. Mais d’autres choisissent de continuer la politique par d’autres moyens et basculent dans la clandestinité. Ils fourniront la matrice des islamistes violents et armés des années 1980 », explique Romain Bertrand. C’est, comme dans d’autres pays, la fermeture de la voie démocratique par des autocrates qui a radicalisé une frange importante des musulmans impliqués en politique.
L’exemple du Maroc, où le paysage politique et religieux est fragmenté, rappelle qu’il n’existe aucun parallèle strict entre la manière de vivre sa religion et le positionnement politique. « Parmi les confréries religieuses d’inspiration soufie, décrypte Baudouin Dupret, certaines sont opposées à la monarchie et demandent l’instauration d’une république islamique, à l’instar de celle menée par le cheikh Abdessalam Yassine. Mais d’autres sont très proches du pouvoir, comme la confrérie Boutchichi, dont le ministre des affaires religieuses est membre… »
Plutôt que de chercher un label de « modération », le vrai critère serait de se demander, explique Stéphane Lacroix, professeur à Sciences-Po et spécialiste de l’Arabie saoudite et de l’Egypte, « si ces partis reconnaissent toute la légitimité du système démocratique et sont prêts à jouer le jeu politique sans avoir l’intention d’en changer les règles. En Tunisie, Ennahda me semble avoir été très clair, là-dessus, sauf à leur faire un procès d’intention. Les écrits de Ghannouchi à ce sujet remontent à de nombreuses années, il ne s’est pas converti à la démocratie après la révolution. Les Frères musulmans, en Egypte, sont plus tiraillés et ne disposent pas d’un tel travail idéologique. Mais ils s’opposent aux salafistes, pour qui la démocratie est une impiété, et affirment que le système démocratique est celui qui s’approche le plus de l’Islam. Par rapport à Ennahda, ils cultivent l’ambiguïté, peut-être pour ratisser plus large. Mais je pense qu’ils ne pourront échapper au mouvement de l’histoire ».
Même si on les range, par commodité, sous la bannière commune d’un « islam modéré », l’AKP en Turquie, les Frères musulmans en Egypte, Ennahda en Tunisie, ou le Parti de la justice et du développement au Maroc ne réclament pas le même système politique. Le PJD marocain, explique Baudouin Dupret, est ainsi « plutôt monarchiste, parce qu’il pense que le jeu politique au Maroc se fait avec la monarchie et non contre elle ». Comme le souligne Olivier Roy, professeur à l’Institut universitaire européen de Florence, « il n’y a pas d’homothétie entre la diversification du champ religieux et la diversification du champ politique. En Egypte, on a des fondamentalistes en religion qui peuvent être libéraux en politique, des laïcs qui sont pour un contrôle fort de l’armée afin de contrer les salafistes ou encore des disciples des prédicateurs télévisuels très conservateurs en religion, mais libéraux en économie et politique ».
Le débat sur la « modération » de l’islam a, en réalité, pris la place de l’autre débat portant sur « l’agenda caché » islamiste. « Au début, explique Jean Marcou, professeur à l’IEP de Grenoble et spécialiste de la Turquie, tout le monde disait ne pas croire à la sincérité politique d’Erdogan, alors que la sincérité politique est une notion à manier, de toute façon, avec des pincettes… Cette idée a, ensuite, été supplantée par celle “d’islam modéré”. Mais à force de s’intéresser à la modération uniquement sous l’angle de l’islam, on ne se soucie guère du risque de concentration des pouvoirs de l’AKP, qui a fait tomber successivement tous les bastions kémalistes : l’armée, la justice, la diplomatie, l’université… Concentration à laquelle il faut ajouter les arrestations de Büsra Ersanli, professeur de droit constitutionnel, de l’éditeur Ragip Zarakolu, la non-résolution de la question kurde et les entraves à la liberté de la presse… »
Si l’expression « d’islam modéré » est donc insatisfaisante, celle « d’islamistes modérés » n’a aucun sens pour Dominique Avon, professeur d’histoire à l’Université du Maine et spécialisé dans l’étude comparée des religions. « C’est un oxymore. Le suffixe “iste” désigne un extrémiste, si vous voulez dire “parti islamiste”, vous le dites, sinon vous dites “parti musulman modéré” ou “islamo-modéré”. »