C’est une idée futuriste aussi étonnante qu’improbable étant donné la situation actuelle. Un homme d’affaires palestinien en route pour une réunion au Caire, monte dans un train dans une station propre et moderne de la ville du Nord de la Cisjordanie, la ville de Jénine qui n’est plus ravagée par le conflit sanglant mais qui, tout au contraire, est florissante grâce à des entreprises de secteur privé et des constructions d’appartements.
L’homme d’affaires est emporté en moins de 90 minutes par le train rapide jusqu’à l’aéroport animée de Gaza, le dernier lieu d’intérêt au Moyen Orient. Sur le chemin il regarde par la fenêtre du train le paysage changeant : les montagnes de la Jordanie sur sa gauche, l’autoroute israélienne No 6 et la Méditerranée sur sa droite. Il note avec satisfaction l’aqueduc qui suit le tracé du train et dont la construction a résolu en moins de deux le déficit d’eau à laquelle son peuple avait dû faire face. Il voit des routards occidentaux avec leurs sacs à dos en train de faire du stop à travers une oliveraie sur l’une des pistes du nouveau parc national qui serpente à travers les terres agricoles et la forêt de la Cisjordanie.
En regardant sa montre, il rit tout bas en voyant qu’il ne faut que 10 minutes pour aller de Naplouse à Ramallah et se souvenant qu’un tel trajet en 2005, aurait pu prendre, grâce aux check-points israéliens et aux barrages de routes, une demi journée en supposant toutefois qu’il avait les documents nécessaires lui permettant de faire ce déplacement.
Sur le chemin du retour, il s’arrêtera à Jérusalem Est, aujourd’hui reconnue universellement en tant que capitale de l’état palestinien, pour l’une de ses fréquentes visites à sa mère vieillissante -un simple voyage probablement impossible il y a dix ans et qui a été facilité grâce au système urbain de bus rapide de style californien qui passe par toutes les stations sur la ligne. Alors que le train entre dans Hébron, le dernier arrêt avant d’atteindre le Sud de Gaza, il jette un regard expert (il dirige une entreprise de construction) sur les quartiers nouveaux planifiés avec imagination, chaque quartier avec son propre espace de loisirs où logent beaucoup de réfugiés revenus de Jordanie ou de Syrie, rassemblés le long de boulevards bordés d’arbres qui relient la station avec l’ancien centre de ville. Avec toutes ces constructions, pense-t-il, ce n’est pas étonnant qu’il ait été si facile d’embaucher des ouvriers du bâtiment qualifiés dans un marché du travail dont le taux de chômage, en 2005 dépassait les 60%.
C’est une idée aussi loin de la réalité actuelle que possible. Mais ce n’est pas un conte de fée. Car c’est presque exactement la vision de la nouvelle étude à 2 millions de dollars produite par une des cellules de réflexion la plus prestigieuse des Etats-Unis, la Rand Corporation. Les deux rapports complémentaires sont, dans les propres mots de Rand, « des recommandations les plus cohérentes qui n’aient jamais été faites en vue de la réussite d’un état palestinien indépendant ».
Cette semaine, Mahmoud Abbas part à Washington pour la première rencontre que Bush ait jamais eue avec un président de l’Autorité Palestinienne. Cette visite se produit à un moment où, malgré le recul de la violence depuis le sommet de Sharm al-Sheikh de février, violence qui est loin d’être arrêtée, toute possibilité d’un accord pour une paix négociée visant à mettre fin au conflit et à l’occupation une fois pour toutes et pour tous, semble presque plus éloignée que jamais.
Que les discussions de jeudi puissent ou non améliorer les perspectives, on peut être pratiquement sûr que le terme usé « d’état palestinien viable » sera maintes fois répété comme étant le but principal de la politique étrangère américaine - et de ce point de vue pour les Palestiniens et les Israéliens eux-mêmes.
L’étude du Rand Corporation ne peut pas à elle seule faire avancer cet objectif qui semble être encore si douloureusement éloigné. Mais elle peut au moins, comme jamais auparavant, dessiner quelques uns des contours de ce qui devrait ressembler à un état.
Au coeur des propositions de Rand se trouve l’Arc, un corridor de 210 kilomètres qui court dans le Sud à travers la Cisjordanie, en faisant une boucle dans le Sud de Gaza (où se trouve l’aéroport abandonné) puis retour dans la ville de Gaza et au Nord de la Bande de Gaza. Ce corridor devrait néanmoins inclure non seulement les liaisons du train rapide mais aussi un conduit d’eau, des câbles en fibre optique, des lignes à haute tension et, en reconnaissant que tous les trajets de fret et de passagers ne se feront pas par rail, une route à péage et un parc national. Selon la Rand, sa construction donnerait de l’emploi pendant 5 ans à entre 100.000 et 160.000 personnes qui ont désespérément besoin de travail.
Rand a embauché Doug Suisman, un architecte californien, qui est très intéressé par des projets publics utiles mais qui n’a pas d’expérience au Moyen Orient. Il doit réfléchir à partir des principes de base sur la future conception d’un état palestinien viable. Une partie de ses instructions proviennent du principal donateur pour l’étude de l’Arc, Guilford Glazier, un promoteur américain de 84 ans, qui se souvient du projet du grand ‘Tennessee Valley Authority’ commencé en 1933 par Franklin Delano Roosevelt (un énorme projet public qui a apporté une énergie hydro-électrique bon marché et l’irrigation à toute la vallée tout en créant dans le processus des emplois dont on avait désespérément besoin.
Glazier voulait qu’on s’attaque à un problème spécifique : comment la Cisjordanie pourra-t-elle accueillir le retour de peut-être des centaines de milliers de réfugiés qui avaient fui ou avaient été expulsés lors de la guerre de 1948 ? Une des réponses à cette question qui se trouve dans le projet de Suisman, sont les nouveaux quartiers qui bordent les boulevards qui relient les stations au cœur de chaque ville de la Cisjordanie. De tels logements ajouteraient plus de 2 billions $ aux coût de 6bn de l’Arc lui-même. Et cela représenterait une fraction des 33bn$ du coût total sur 10 ans de l’estimation de la régénération envisagée par Rand dans son autre rapport « Construire un Etat Palestinien qui Réussisse » (Building a Successful Palestinian State).
De sommes énormes. Bien sûr, on peut penser que la perspective durable de paix qui serait consolidée par un état palestinien qui réussisse n’a pas de prix. Mais dans tous les cas, Rand fait remarquer que le coût par tête de la population n’est que marginalement plus élevé que ce que la communauté internationale a alloué les deux premières années de la reconstruction post-guerre en Bosnie.
Quoique tempéré par précaution, les réactions de la direction de l’Autorité Palestinienne aux idées de Rand sont allées de positives à enthousiastes. Lors de la réunion du week-end du Forum Economique Mondial en Jordanie, (Davos dans le désert) des experts de Rand ont rencontré de hauts responsables de l’Autorité Palestinienne pour discuter de la façon de faire avancer le projet et une réunion a déjà été prévue à Ramallah dans les quinze prochains jours, réunion à laquelle des ministres palestiniens proposeront certaines de leurs propres modifications. Ghassan Khatib, le ministre de la planification de l’Autorité Palestinienne, a dit qu’il avait quelques inquiétudes étant donné que l’Arc a été tracé le long des principales villes orientales de la Cisjordanie mais qu’il a abandonné ce que la direction palestinienne considère être le principal triangle de développement potentiel formé par Naplouse et à l’Ouest, par Qalqilya et Tulkarem. Il a aussi dit que le plan ne parlait que peu de l’impact du développement collatéral à Gaza qui, à cause de son énorme densité de population (presque la plus importante du monde) ne pouvait, dans l’opinion des planificateurs de Rand, être capable d’absorber plus de réfugiés après tout accord de paix final. Mais M. Khatib a ajouté : « Nous considérons ceci comme une perspective et nous espérons qu’il pourra être incorporé dans notre propre planification nationale ». Il dit que son ministère avait quelques idées à apporter à Rand qu’il pensait ne « contrediront pas leurs idées de base ».
Les études de Rand se sont aussi penchées sur plusieurs questions épineuses. La supposition, au sujet des réfugiés, est clairement que les personnes reviendront dans l’état palestinien et non pas dans leurs foyers d’origine en Israël, selon la demande formelle de l’OLP. Ceci est contrebalancé par la supposition, vigoureusement contestée par la droite israélienne, qu’une partie de Jérusalem fera partie de l’état palestinien, soutenant, fermement, que sans « une présence souveraine crédible à Jérusalem, le nouvel état palestinien manquera d’une légitimité sérieuse au sein de son peuple ».
Etant donné que certains observateurs désintéressés estiment que tout accord futur sur deux états échangerait probablement le statut commun de Jérusalem contre l’abandon du droit au retour en Israël, l’approche du Rand n’est donc pas surprenante. Mais certains négociateurs palestiniens officiels s’inquiétaient aussi sur le silence de Rand concernant les colonies juives de Cisjordanie. M. Khatib a dit que néanmoins il supposait que puisque l’Arc passait à travers certaines sections de la Cisjordanie actuellement peuplées par des colons juifs, le projet signifiait qu’au moment où il serait avalisé, le territoire serait « dégagé de toute colonie ».
Tout l’intérêt de l’étude de Rand est dépasser les détails sur la question, quoique vitale, des frontières pour se pencher sur la question du maintien d’un état palestinien. Et cela semble avoir été un réel succès.
Quand M. Suisman a terminé sa présentation initiale de l’étude à Ramallah, il y a eu un long silence, brisé par Jihad al-Wazir, l’adjoint du ministre de la planification, qui a dit que « les larmes lui étaient venues aux yeux ». Il a dit cette semaine : « J’ai été très touché. Vous savez, on s’occupe tout le temps de la dure réalité du conflit et puis quelqu’un arrive de Los Angeles avec une vision, quelqu’un qui est prêt à faire quelque chose ».
M. Wazir a dit que le plan avait une certaine « naïveté américaine » qui, suggérait-il, pourrait être juste la chose nécessaire pour envisager un état palestinien futur. Cela signifierait des « améliorations de la cohésion sociale », des opportunités pour des investissements dont la Cisjordanie de Gaza ont désespérément besoin, « et une liaison de rails qui pourrait être le symbole du progrès national ». M. Wazir rajouta : « J’espère que nous ferons avancer ce projet et qu’il commencera à faire part de notre vision de la planification ».
Etant donné le progrès actuel (ou plutôt l’absence de progrès) dans les relations israélo-palestiniennes, le projet du Rand Corporation sur la forme que pourrait prendre un futur état palestinien, pourrait sembler être une fantaisie, plus utopique qu’enraciné dans les réalités sinistres de 37 années d’occupation. Mais justement, cela n’est peut être pas moins bien pour autant.
Alors que le rapport conclut : « Nos analyses sont motivées par la ferme opinion qu’une préparation réfléchie peut faciliter la paix. Quand la paix viendra, une telle préparation sera essentielle pour le succès du nouvel état, comme l’expérience récente des Etats-Unis en Irak et en Afghanistan a pu l’illustrer.
« La vision décrite dans ce livre devrait aider les Palestiniens, les Israéliens et la communauté internationale à préparer le moment où les parties seront prêtes à créer et à maintenir un état palestinien qui réussisse ».
Ceci ne pourrait n’être qu’un rêve mais un véritable progrès ne se réalise que rarement sans commencer par un rêve