Trois jeunes Arabes se sont assis dans le rang derrière moi et je me suis arrangé pour me présenter et engager la conversation avec eux. J’ai appris qu’ils étaient syriens. J’ai fait allusion à la rupture de la République Arabe Unie, l’union de l’Égypte et de la Syrie sous l’autorité panarabe de Gamal Abd-el-Nasser.
Mes trois voisins étaient très heureux de la rupture. L’un d’entre eux a sorti un passeport de son sac et me l’a tendu. C’était un document tout neuf émis par la République Arabe de Syrie.
On ne pouvait absolument pas se tromper sur l’immense fierté avec laquelle ce jeune Syrien me faisait voir – à moi un ennemi israélien – cette preuve de l’indépendance fraîchement retrouvée de la Syrie. J’étais devant un patriote syrien, pur et simple.
L’UN DES livres qui aient eu un profond impact sur moi dans ma jeunesse a été “Une histoire de la Syrie” de Phillip Hitti.
Hitti, un chrétien maronite de ce qui est aujourd’hui le Liban, avait été formé dans le Beyrouth ottoman avant d’émigrer aux États-Unis, où il devint le père des études arabes modernes.
Son livre révolutionnaire se fondait sur une Syrie constituée d’un seul pays depuis le désert du Sinaï jusqu’aux montagnes turques, de la Méditerranée aux frontières de l’Irak. Ce pays, appelé Sham en arabe, comprend les États actuels du Liban, d’Israël, de Palestine et de Jordanie.
Hitti racontait l’histoire de ce pays depuis les temps préhistoriques les plus reculés jusqu’à maintenant (le maintenant d’alors), strate sur strate, prenant en compte chaque période et chaque région, comme l’Israël biblique, la Pétra des Nabathéens. Tout cela participait de l’histoire merveilleusement riche de Sham.
Le livre modifia ma propre perception géographique et culturelle de notre place dans le monde. Même avant la création de l’État d’Israël, je soutenais que nos écoles devraient appliquer cette perception inclusive à l’histoire de la Palestine à travers les âges.
(Cela aurait fait enrager Hitti qui contestait l’existence d’un pays appelé Palestine. Au cours d’une longue controverse avec Albert Einstein, un sioniste convaincu, Hitti prétendait que cette entité nommée Palestine avait été inventée par les Britanniques pour faire entrer dans l’esprit des gens l’idée que les Juifs la revendiquaient.)
C’EST CHEZ HITTI que j’ai pour la première fois acquis des connaissances sur les nombreux groupes ethno-religieux de la Syrie et du Liban d’aujourd’hui. musulmans sunnites et chiites, druzes, maronites, melkites et beaucoup d’autres confessions chrétiennes anciennes et modernes du Liban ; sunnites, alaouites, Druzes, Kurdes, Assyriens et une douzaine de confessions chrétiennes en Syrie.
Les puissances impérialistes européennes, la Grande-Bretagne et la France, en démantelant après la Première guerre mondiale l’Empire Ottoman qui intégrait tout cela ne se sont guère préoccupées de la diversité de leurs nouvelles acquisitions. Cependant l’une et l’autre ont adopté le principe de “diviser pour régner”. Les Français y ont excellé.
Face à une violente opposition nationaliste et à un soulèvement armé conduit par les druzes, ils ont découpé la minuscule Syrie en micro-États ethnico-géographico-religieux. Ils jouaient des antagonismes entre Damas et Alep, musulmans et chrétiens, sunnites et alaouites, Kurdes et Arabes, druzes et sunnites.
Leur entreprise la plus lourde de conséquences, la séparation du “Grand Liban” à dominante chrétienne du reste de la Syrie a eu un effet durable. (On l’appela le Grand Liban parce que les Français y incorporèrent non seulement des régions purement chrétiennes, mais aussi des régions musulmanes – chiites dans le sud et sunnites dans les villes portuaires.)
LORSQUE LES Français furent finalement chassés de la région à la fin de la Seconde guerre mondiale, la question fut de savoir si et comment la Syrie et le Liban allaient pouvoir survivre comme États nationaux.
Dans les deux on trouvait une contradiction structurelle entre le nationalisme unificateur et la tendance séparatrice ethnico-religieuse. Ils ont adopté deux solutions différentes.
Au Liban, la réponse a été la délicate structure d’un État fondé sur un équilibre entre les communautés. Chaque personne “appartient” à une communauté. En pratique chacun est le citoyen de sa communauté, et l’État n’est qu’une fédération de communautés.
(Cela est partiellement un héritage des empires byzantin et ottoman, mais sans empereur ni sultan. On trouve cela en Israël, aussi – juifs, sunnites, druzes et chrétiens ont leurs propres tribunaux pour les questions de statut personnel et ne peuvent pas se marier entre eux.)
Le système libanais est la négation du principe démocratique “une personne – une voix”, mais il a survécu à une guerre civile violente, à plusieurs massacres, à un certain nombre d’invasions israéliennes et à un passage des chiites de la dernière place à la première. Il est beaucoup plus robuste qu’on aurait pu le supposer.
La solution syrienne a été très différente – une dictature. Des hommes forts se sont succédés jusqu’à ce que la dynastie al-Assad l’ait emporté. Sa surprenante longévité tient au fait que beaucoup de Syriens de toutes les communautés semblent avoir préféré un tyran, même brutal, à l’éclatement de l’État, au chaos et à la guerre civile.
RIEN DE PLUS, semble-t-il. Le Printemps syrien est un fruit du Printemps arabe, mais dans un contexte très différent.
L’Égypte est de loin très différente de la Syrie pour permettre une comparaison. L’unité de l’Égypte a été incontestable depuis des milliers d’années. L’orgueil national égyptien est presque palpable. La question soulevée par des commentateurs israéliens de savoir si le nouveau président est avant tout un Frère musulman ou avant tout un Égyptien n’évoque rien pour un Égyptien. Le Frère musulman égyptien est, bien entendu, égyptien avant tout. Il en va de même pour les coptes égyptiens, l’importante minorité chrétienne. (Leur nom, comme le mot Égypte lui-même, vient de l’ancien nom du pays.)
L’unité de l’Égypte, comme celle de la Tunisie et même de la Libye, après le renversement des dictateurs, témoignent de la conscience nationale de ces peuples. Ce n’est pas une donnée en Syrie.
Si le Monstre de Damas finit par être renversé, la Syrie va-t-elle survivre ?
Dans l’ensemble du monde occidental, et aussi en Israël, des experts annoncent avec jubilation que le pays va se démembrer, plus ou moins selon les lignes du précédent colonial français. C’est tout à fait possible. L’une d’entre le petit nombre d’options qui restent à Bashar al-Assad consiste à rassembler les alaouites de son armée pour se replier dans le réduit alaouite du nord-ouest du pays, le coupant du reste du pays.
Cela entraînerait beaucoup d’effusion de sang. Les alaouites chasseraient certainement tous les sunnites de leur région, et les sunnites expulseraient les alaouites de toutes les autres régions. Cela pourrait ressembler aux événements horribles en Inde lors de la partition du sous-continent et de la création du Pakistan, même si ce serait à une échelle bien moindre.
Les druzes du sud de la Syrie créeraient alors leur propre État (un vieux rêve en Israël). Les kurdes du nord-est feraient de même, peut-être pour rejoindre le semi-État kurde voisin en Irak, un cauchemar turc. Resteraient alors à la Syrie les villes éternellement concurrentes de Damas et d’Alep. C’est possible, mais certainement pas inévitable. Ce serait le test suprême d’un nationalisme syrien. Existe-t-il ? Est-il suffisamment fort pour surmonter le séparatisme des communautés ?
Je ne me risquerais pas à prophétiser. Je peux seulement espérer. J’espère que les divers éléments de l’opposition syrienne s’unissent suffisamment pour gagner la guerre civile brutale actuelle et créer une nouvelle Syrie.
À la différence de la plupart des commentateurs israéliens je ne crains pas l’“islamisation” de la Syrie. C’est vrai, les Frères musulmans syriens ont toujours été plus violents que l’organisation égyptienne parente. Par leurs actions à l’époque où ils ont contribué à provoquer le terrible massacre perpétré par Hafez al-Assad à Hama. Mais le pouvoir politique exerce un effet modérateur, comme nous le voyons au Caire.
POUR MOI, il reste un mystère. Je vois sur internet que beaucoup de gens bien intentionnés dans le monde, spécialement à gauche, soutiennent Bashar.
C’est un phénomène qui se répète. Il semble qu’on se trouve en face d’une sorte de ‘monstrophilie’ de gauche. Les mêmes gens qui étaient solidaires de Slobodan Milosevic, de Hosni Moubarak et de Mouamar Kadafi font maintenant cause commune avec Bashar al-Assad, condamnant une nouvelle fois bruyamment les projets impérialistes américains contre ce bienfaiteur public.
Franchement, cela me semble un peu fou. C’est vrai, la politique des grandes puissances exerce une influence sur ce qui se passe en Syrie, comme par ailleurs pour tout ce qui se passe dans le monde. Mais le caractère et les actions de Bashar al-Assad, à la suite de celles de son père, ne laissent aucune place au doute. C’est un monstre qui massacre son peuple et qu’il faut écarter aussi rapidement que possible, de préférence sous l’autorité de l’ONU. Si c’est impossible, en raison du veto russe et chinois – pourquoi, pour l’amour du ciel ?! – eh bien les rebelles syriens doivent recevoir tout le soutien possible.
J’ESPÈRE de tout mon cœur qu’une Syrie libre, unifiée, démocratique va émerger de cette tourmente, une autre fille du Printemps arabe.
Inch Allah, si Dieu le veut, comme le diraient nos voisins.